Théologie du corps dans l’état de nature innocente
« Le bonheur originel, l’‘origine’ béatifique de l’être humain que Dieu a créé ‘homme et femme’ (Gn 1,27), la signification sponsale du corps dans sa nudité originelle, tout cela exprime l’enracinement dans l’Amour ». (16, 1 ; p. 190)
A) Introduction générale (TDC 1)
La première catéchèse (TDC 1) joue un rôle apéritif. Jean-Paul II y expose l’intention générale présidant aux 135 catéchèses constituant la théologie du corps.
La réflexion du pape part du Christ, « alpha et oméga » (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13), en particulier de ce qu’il dit sur le corps dans un des textes les plus décisifs, celui de Mt 19,3-8 : Jean-Paul II le cite in extenso (id., 2 ; p. 139), et nous aurons l’occasion de l’étudier en détail plus loin. Les pharisiens l’y interrogent sur l’indissolubilité du mariage. Or, Jésus-Christ fait deux fois mention de « l’origine ». Ce terme doit donc receler une importance particulière.
1) Qu’est-ce que « l’origine » ? (id., 3 et 4 ; p. 140)
Jean-Paul II commence donc par se demander : « que signifie cette expression [du Christ] : ‘l’origine’ » ? (id., 1 ; p. 139) Le sens est double et même triple.
Le sens le plus immédiat et celui auquel on s’arrête en général, est le sens normatif, et même juridique : le Christ répond à la question juridique de ses interlocuteurs en faisant référence à la norme donnée à l’origine. Citant Gn 2,24, « le Christ donne un sens normatif encore plus explicite » et « énonce le principe de l’unité et de l’indissolubilité du mariage comme le contenu même de la parole de Dieu ». Ainsi le Maître se réfère à « la loi primordiale du Créateur » ; il se fonde sur la création même et sur « l’autorité du premier législateur ».
Il serait un peu court de s’arrêter là. Pourquoi le Christ répète-t-il deux fois l’expression « à l’origine » ? Pourquoi cite-t-il in extenso deux versets de la Genèse avec un tel luxe de détail ? L’expression doit donc receler un sens bien plus profond auquel Jésus veut conduire ses auditeurs, un sens anthropologique et, plus encore, selon une expression que Jean-Paul II affectionne et qu’il ne va pas tarder à utiliser, à une « théologie du corps » (2, 5 ; p. 144). Cette quête des origines, à laquelle il va se livrer pendant tout le premier cycle de catéchèses, est une découverte de ce qu’est l’homme en son corps et en sa sexualité dans le plan de Dieu. Dès lors, « l’origine, en ce cas, est ce dont il est question dans l’une des premières pages du Livre de la Genèse ». (id., 1, p. 141)
On peut encore et enfin préciser le sens d’origine. Ce terme ne se réfère pas d’abord à une origine temporelle, à une source, mais à un fondement, et de ce point de vue, l’origine est aussi proche de l’homme d’aujourd’hui que du pharisien contemporain de Jésus : « En parlant des premières expériences humaines, nous pensons non pas tant à leur éloignement dans le temps qu’à leur signification fondamentale ». (11, 1 ; p. 172) Or, le propre de ce qui est fondement et présupposé est d’être caché et non perceptible, comme la racine de la plante ou les fondations de la maison. Voilà pourquoi « l’homme » ne « perçoit pas dans sa vie quotidienne » ces expériences qui font « partie du processus de formation de sa propre image », cette « base ontologique d’une telle profondeur » : il oublie « ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’ordinaire ». (id., 1 ; p. 172 et 173) La pensée de Jean-Paul II prend ici des accents phénoménologiques.
2) Pourquoi s’intéresser à l’origine ?
Jean-Paul II en donne deux raisons. La première, décisive, est que le Christ lui-même nous y invite en Mt 19 et en Mc 10 : il relie et relit l’expérience actuelle de l’homme à (la lumière de) l’origine. (Gn 1 et 2) Nous l’avons vu.
Par ailleurs, les premiers chapitres de la Genèse s’adressent au premier couple ; or, celui-ci est la source de l’humanité ; aussi, tout ce qui l’intéresse nous intéresse : « Dans le mystère de la création, l’homme et la femme ont été « donnés » l’un à l’autre par le Créateur d’une manière particulière, non seulement dans la dimension de ce premier couple humain et de cette première communion de personnes, mais dans toute la perspective de l’existence du genre humain et de la famille humaine ». (18, 4 ; p. 199) De plus, dans le péché, la nature n’est pas substantiellement changée, sinon l’homme actuel, pécheur, ne serait même plus un homme, tandis qu’il conserve ses notes essentielles : « Dieu ‘l’a créé homme et femme’. En effet, c’est toujours ainsi qu’il les crée et c’est toujours ainsi qu’ils sont ». (id.. C’est nous qui soulignons) Il faudra longuement détailler et manifester ce point.
3) Comment connaître cet état originel ?
Cette « origine » nous est accessible de deux manières : d’une part, par la considération objective de ce qui est dit dans les premiers chapitres de la Genèse et dans la Tradition de l’Église ; d’autre part, et c’est là un apport original de Jean-Paul II, par notre expérience, par notre subjectivité.
En effet, nous venons de dire qu’il serait erroné d’établir une solution de continuité totale, une déchirure absolue entre notre état actuel et l’état d’innocence originelle ; il doit donc demeurer maintenant, mais à l’état de trace et latent, quelque chose du premier état. Comme le dit un texte déjà cité dans l’introduction : « Pour saisir la signification de cette innocence [originelle qui est d’avant l’histoire que nous connaissons et qu’en ce sens, on peut qualifier de « préhistorique »] nous nous basons, d’une certaine manière, sur l’expérience de l’homme ‘historique’, sur le témoignage de son cœur, de sa conscience ». (17, 1 ; p. 194) Fort de cette conclusion, Jean-Paul II part à la quête du témoignage porté par le cœur de l’homme, ce qui nous vaut d’admirables et profonds développements sur le vécu (subjectif) de l’état d’innocence originelle.
On peut préciser. L’homme peut « comprendre le mystère de l’innocence originelle comme à travers un contraste [c’est nous qui soulignons], c’est-à-dire en remontant également à l’expérience de sa propre faute et de son propre état de pécheur ». (16, 4 ; p. 193) Et le pape de longuement citer en note le fameux passage où saint Paul expose l’état divisé, blessé caractéristique de l’homme pécheur (« je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » : Rm 7, 14-24 ; ici v. 15) que confirme l’étonnante et non moins célèbre intuition du poète latin Ovide : « Je vois ce qui est meilleur et je l’approuve, mais je suis ce qui est pire ». (cf. encadré) C’est donc par contraste que l’on peut remonter à ce qu’est l’expérience unique des origines. L’étude de l’expérience de la nudité et de son opposé qu’est la pudeur le manifestera particulièrement.
O vide du cœur avide…
Le contexte du célèbre vers, si souvent cité est la description de l’amour passionné qui embrase brusquement Médée pour Jason. Or, elle n’a pas le droit d’aimer Jason, ainsi que l’explique son monologue : « …voici que la fille d’Ætès [Médée] sent en elle s’allumer un feu violent. Après une longue lutte, quand elle vit qu’elle ne pouvait par la raison vaincre ses transports : ‘C’est en vain, Médée, que tu résistes : je ne sais quel dieu s’oppose à tes efforts, se dit-elle ; il serait étonnant que ce ne fût pas cela, ou du moins quelque chose qui ressemble à cela, qu’on appelle l’amour. Car pourquoi les ordres de mon père me semblent-ils trop durs ? C’est qu’aussi ils sont trop durs ! Pourquoi cette crainte de voir périr un homme que je viens de voir pour la première fois ? D’où peut venir une si grande crainte ? Eteins dans ton cœur virginal la flamme qui s’y est allumé, si tu le peux, malheureuse. Si je le pouvais, je serais plus sensée. Mais, malgré moi, je succombe sous le poids d’une force nouvelle. La passion me conseille une chose la raison une autre ». Et voilà le cœur du dilemme qui est déchirement de l’être intérieur : « Je vois le bien et je l’approuve, et c’est au mal que je me laisse entraîner ».
Suivent les raisons du conflit, et d’abord de cette interdiction d’aimer : « Pourquoi est-ce pour un étranger, fille de roi, que tu brûles, et rêves-tu d’une union dans un monde autre que le tien ? Cette terre aussi que tu habites peut offrir un aliment à ton amour. La vie, la mort de cet homme sont dans les mains des dieux ». Puis les raisons d’aimer : « Qui donc, s’il n’est foncièrement cruel, ne serait sensible à la jeunesse de Jason, à sa naissance, à sa valeur ? Est-il un homme que, tout le reste lui manquât-il, il ne puisse toucher par sa beauté ? Il a du moins touché mon cœur, à moi. […] Le plus puissant des dieux est en moi [1] ».
B) Situation exégétique de Genèse 1 à 4
1) Intention générale (2, 1 et 2 ; p. 141 et 142)
De même que le plus souvent Jean-Paul II termine l’audience en annonçant ce dont il traitera dans les catéchèses suivantes, de même, – constatons-le et disons-le une fois pour toutes – au début de la catéchèse suivante, il résume ce qu’il a dit dans la ou les audiences précédentes et situe son propos à venir : précieux sommaires qui permettent parfois de mieux cerner l’intention et le sens de la parole très dense du Saint-Père.
Nous sommes partis de la réponse du Christ aux pharisiens qui renvoie à l’origine. Cette réponse sera étudiée pour elle-même plus tard ; ici, elle ne sert que de point de départ. Or, le Christ cite explicitement deux paroles des premiers chapitres de la Genèse : la première tirée du chapitre 1 (1,27) et la seconde du chapitre 2 (2,24).
Jean-Paul II propose alors une présentation globale et survolée des premiers chapitres de la Genèse (ch. 1 à 4). Il ne rentre pas dans les détails et ainsi ne s’inféode pas à une doctrine exégétique de préférence à une autre ; il se contente d’entériner les résultats communément acquis depuis Wellhausen (1) ???, distinguant deux récits de la création : le premier qui est de facture sacerdotale (Gn 1-2,4) et le second, yahviste (Gn 2,4 à 4). La distinction des noms, rappelle Jean-Paul II, est tirée de la manière de dénommer Dieu, « Yahvé » ou « Elohim ».
2) Analyse des deux récits
a) Le premier récit (id., 3 à 5 ; p. 142 à 144)
Jean-Paul II caractérise notamment par trois notes générales le récit élohiste [éventuelle note sur l’exégèse actuelle] : il est « cosmologique » (id., 3 ; p. 142), « théologique » (id., 4 ; p. 143) et « métaphysique » (id., 5, p. 143). Cosmologique, car la création de l’être humain « est insérée dans le rythme des sept jours de la création du monde », cette création ayant lieu avec « une progression précise, pas à pas ». Théologique, car « la définition de l’homme » est « fondée sur sa relation avec Dieu ». Enfin, ce texte « renferme en soi une puissante charge métaphysique » (c’est moi qui souligne). Elucidons ce dernier point.
En effet, la métaphysique est, selon la définition classique d’Aristote, étude de l’être. Or, ici, « l’homme est défini avant tout dans les dimensions de l’être et de l’exister », et en fonction de son devenir et de sa contingence.
Cette remarque introduit à une éthique, remarque Jean-Paul II dans une incidente un peu dense. Il cite un adage métaphysique : « ens et bonum convertuntur », autrement dit être et bien ont même universalité (ce sont ce que l’on appelle des transcendantaux) : tout ce qui est, à partir du moment où il est, a valeur de bien (car mieux vaut être que ne pas être : « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort », dit l’Ecclésiaste). Or, l’éthique est recherche du bien de l’homme. Voilà pourquoi Gn 1 fonde une éthique de l’homme. Ainsi qu’une théologie du corps, comme cela sera abondamment développé.
Mais la note caractéristique la plus profonde de Gn 1 est peut-être d’être « dépourvu[e] de toute apparence de subjectivisme : il contient seulement le fait objectif et définit la réalité objective » (id., 4 ; p. 143). D’ailleurs, remarquera le pape, la lecture de Gn 1 est plus centrée sur l’ontologique, l’être et celle de Gn 2, sur l’axiologique, le bien (cf. 9, 1 ; p. 165)
b) Le second récit (3, 1 et 2 ; p. 144 à 146)
En regard, le second récit, quoique plus archaïque, est doué d’une « profondeur » qui « nous frappe » : « on peut dire que cette profondeur est de nature avant tout subjective et donc, en un certain sens, psychologique ». Plus encore, dans ce « premier témoignage de la conscience humaine » se trouve « ‘en germe’ presque tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne, et surtout contemporaine ». (3, 1 ; p. 144 à 146). Jean-Paul II ajoute plus loin une remarque de type méthodologique sur le récit yahviste [cf. note sur le récit élohiste à créer plus haut], c’est-à-dire Gn 2 (8, 2 ; p. 161-162). Chaque récit de création a un langage qui lui est propre (ainsi le style de Gn 2 est plus mythique que celui de Gn 1). Mais, loin de contredire le premier, le second (Gn 2) s’inscrit dans sa continuité (Gn 1) : Gn 2 ne nie pas que l’homme soit image de Dieu (Gn 1,26) ; plus encore, il permet de mieux comprendre que cette image reproduit la communion trinitaire des personnes (cf. 9, 3 ; p. 167).
c) Tableau comparatif
Un tableau résumera avantageusement les distinctions principales opérées par Jean-Paul II.
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Récit de la création en Gn 1 |
Récit yahviste de la création en Gn 2 |
Tradition selon la théorie documentaire |
Tradition sacerdotale |
Tradition yahviste |
Chronologie |
Rédigé en dernier. Plus mûr. |
Rédigé en premier. Plus archaïque. |
Contenu |
Ne traite que de la création. |
Traite de la création, et dans son prolongement (chap. 3 et 4), de la chute et de la promesse de rédemption. |
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Traite de la création de l’homme et de la femme sans distinction. |
Traite de la création de l’homme et de la femme séparément. |
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Récit objectif. |
Récit plus centré sur la subjectivité. |
Perspective |
Récit métaphysique, centré sur l’être. |
Récit axiologique, centré sur la valeur, le bien. |
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Récit cosmologique et théologique. |
Récit anthropologique. |
d) Remarque
Les deux abondantes notes (p. 145 et p. 147) sont d’intéressantes mises au point d’une part sur le symbole, d’autre part sur le mythe et leur application à l’exégèse biblique. Elles sont plus techniques et référencées. (notes 4 et 6)
Plus loin, à l’occasion de la création de la femme (Gn 2, 21-22) et dans le texte, Jean-Paul II définira le mythe non pas comme un récit à « contenu fabuleux, mais simplement [comme] une façon archaïque d’exprimer un contenu plus profond ». (8, 2 ; I, p. 162)
Plus loin encore, Jean-Paul II fera allusion à « la résistance » que ses développements pourront « rencontrer […] de la part des partisans de l’évolution (même chez les théologiens) ». Pourtant, remarque-t-il, « il serait difficile de ne pas se rendre compte que le texte analysé du Livre de la Genèse, spécialement de Genèse 2,23-25 démontre la dimension non seulement ‘originelle’, mais également ‘exemplaire’ de l’existence de l’homme » (15, note 25 ; p. 187). Les premiers chapitres de la Genèse présentent donc une double valeur : historique (originelle) et paradigmatique.
3) Relation entre Gn 1-2 et la suite du texte (3, 3 et 4 ; p. 146 à 148)
Jean-Paul II insiste beaucoup pour montrer qu’une lecture attentive des premiers chapitres de la Genèse à la fois oblige à opposer l’état d’innocence originaire (ou intègre) et l’état de péché, tout en interdisant de les séparer indûment. En effet, le Livre de la Genèse distingue une « première situation » qui « est celle de l’innocence originelle où l’homme (homme et femme) se trouve pour ainsi dire en dehors de la connaissance du bien et du mal » et une « seconde situation » où, « par contre, […] ayant transgressé le commandement du Créateur, […] l’homme se trouve d’une certaine manière à l’intérieur de la connaissance du bien et du mal ». (3, 3 ; p. 147). Ces premières ébauches de définition seront affinées par la suite.
Or, « la réponse du Christ » est « sans équivoque ». Elle « signifie que cet ordre [le commandement de Dieu rappelé par le Christ aux pharisiens, au-delà du commandement de Moïse] n’a rien perdu de sa force bien que l’homme ait perdu son innocence primitive ». (id., 4 ; p. 148) Jésus fait expressément allusion au commandement originel.
4) Conséquence (TDC 4)
La quatrième catéchèse invite à tirer « de telles conclusions » de ces analyses. (id., 1 ; p. 148).
a) Thèse (id., 1 ; p. 148 et 149)
Certes, il existe une « frontière qui […] passe entre l’état d’innocence originelle et l’état de péché qui a commencé avec la chute originelle ». Cette rupture est symbolisée par « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » qui est l’« expression […] de l’alliance avec Dieu » : en effet, d’un côté, l’alliance existe, de l’autre, elle est rompue, violée par le péché.
Toutefois, il faut dépasser la frontière tracée entre les deux états distingués ci-dessus : l’état de justice originelle et l’état historique qui commence avec le péché originel. Autrement dit, « les paroles du Christ qui se réclament de l’‘origine’ nous permettent de trouver dans l’homme une continuité essentielle et un lien » (id. 1 ; p. 148).
b) Preuve
« En tout homme, sans aucune exception, cet état – l’état ‘historique’ – plonge profondément ses racines dans sa ‘préhistoire’ théologique, qui est l’état d’innocence originelle ». (id. 1 ; p. 149). Précisons, car l’homme historique est à la fois pécheur et racheté. Aussi, double est la continuité de l’état originel : avec le péché, et, plus profondément encore, de manière plus « adéquate » (id., 3 ; p. 149), avec la rédemption.
1’) Continuité entre l’innocence et le péché (id., 2 ; p. 149)
En effet, le « péché signifie un état de grâce perdue », la « grâce de l’innocence originelle ». Aussi, l’état historique de péché « comporte une référence à cette grâce » : il y a continuité entre les deux états. Or « les lois de la connaissance répondent à celles de l’être ». On ne peut donc comprendre la « ‘peccabilité’ historique » sans « référence à l’innocence originelle ».
Analogiquement, on ne sait ce qu’est la cécité sans connaître la vue. Plus précisément, les Pères, par exemple un Saint Augustin, aimaient comparer l’état de l’homme actuel à celui d’un riche qui aurait tout perdu : son état de pauvreté, et la tristesse qui en résulte n’ont de sens qu’eu égard à la première richesse ; par contre, le pauvre qui a toujours été pauvre est dans un état différent et n’est pas triste de quelque chose qui ne lui a jamais manqué.
2’) Continuité entre l’innocence et la rédemption (id., 3 ; p. 149 et 150)
La continuité ne concerne pas que l’« horizon perdu » de l’innocence, ce qui serait désespérant. La parole du Christ en Mt 19 sur l’origine, veut aussi situer notre expérience actuelle en relation avec le « mystère de la Rédemption ».
En effet, en Gn 2 et 3, nous sommes témoins à la fois de l’état originel et de la rupture d’alliance qu’est le péché. Mais, dans le même passage, « l’homme […] reçoit la première promesse de rédemption » (Gn 3,15) : comme évangile signifie, étymologiquement, la bonne nouvelle du salut et que protos veut dire premier en grec, ce verset de l’Écriture porte le nom de « proto-évangile » : une longue note en rappelle l’origine (qui remonte notamment à Saint Irénée).
C’est ce que confirme une parole de S. Paul que Jean-Paul II commentera bien plus loin (cf. 86, 1 à 3 ; p. 431 et 432) : « Nous qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de nos corps ». (Rm 8, 23) Ce qui signifie donc que nos corps dans « l’état héréditaire du péché » sont destinés à la rédemption ; plus encore, si l’homme est « fermé […] à l’innocence originelle, […] il est aussi, en même temps, ouvert sur le mystère de la rédemption ». (Rm 8, 23)
Ainsi, on ne peut comprendre qui est l’homme actuel, dans sa condition historique d’homme pécheur, qu’en se référant d’une part à son origine préhistorique d’homme originel, innocent et d’autre part à la Rédemption proposée par le Christ à tout homme. Il y a comme une double polarité. Or, le salut fut promis dès Gn 3,15, donc dès l’origine. Ainsi, la référence à « l’origine » appelle l’homme à faire lecture de sa vie non seulement dans sa peccabilité (son état présent), mais aussi en rapport au passé, dans la mémoire de son état originel, et en relation au futur de la promesse de salut.
c) Conséquence de méthode (id., 4 et 5 ; p. 151 et 152)
Jean-Paul II en tire une conséquence méthodologique importante pour les analyses ultérieures : « notre expérience humaine est […] un moyen en quelque sorte légitime pour l’interprétation théologique ». En effet, « les lois de la connaissance correspondent à celles de l’être ». (id., 2 ; p. 149) Or, l’état historique est celui de l’expérience tandis que « notre expérience historique doit, d’une certaine manière, s’arrêter au seuil de l’innocence originelle de l’homme » : celle-ci est avant tout objet de révélation ; elle nous parle « avec la grande richesse de lumière qui provient de la Révélation ». Mais nous avons dit qu’il existe une sorte de continuité entre ces deux états. Aussi, il existe une connexion entre la révélation et l’expérience : celle-ci sert à éclairer celle-là. La note 8, p. 151 et 152 le développe.
Pascal Ide
[1] Ovide, Les métamorphoses, L. VII, v. 20, trad. Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 177 et 178.