Le philosophe français catholique Gabriel Marcel a profondément médité sur le don comme don de soi [1]. Certes, il ne part pas de l’aporie qui est au cœur de sa problématique, à savoir que celui qui aime ne peut se donner car le « soi » qu’il donnerait est aussi la condition de ce don ; autrement dit, la cause serait aussi l’effet, le sujet passif serait le sujet actif. Mais il part d’une difficulté proche, fondée sur l’opposition de la pauvreté et de la richesse : « ‘On ne donne que ce qu’on a’, dit la sagesse populaire ». Or, « mon dénuement est analogue, voire identique à celui de mon prochain ». Donc, « que puis-je bien lui donner [2] ? »
Pour répondre à cette objection, Marcel convoque la distinction princeps de son analyse de la personne et des relations interpersonnelles : la présence et l’objectivation, autrement dit l’être et l’avoir. L’objection convoque les catégories de pauvreté et de richesse. Or, celles-ci réduisent l’acte de don aux choses possédées et transférées, c’est-à-dire à l’avoir. « Mais jamais un don véritable ne peut être assimilé à un simple ‘transfert’ [3] ». En revanche, le don est d’abord communion intersubjective, donc relève du registre de l’être. En réduisant la relation à l’avoir, la difficulté nie donc l’être.
Dès lors la question se déplace, voire se retourne : que deviennent les biens, parfois matériels (cadeaux, services), qui sont échangés lors de la relation ? L’insistance sur la présence et la mise à l’écart du « simple transfert [4] », ne risquent-elles pas d’oublier la nécessaire médiation de l’avoir ? Bref, ne risque-t-on pas de passer d’un extrême à l’autre ? D’un avoir sans être, ne serions-nous pas passés d’un être sans avoir ?
La seule manière de résoudre cette redoutable aporie consiste à conjuguer le donateur et le don, autrement dit à montrer que le don présentifie le donateur, que celui-ci devient présence par la médiation de celui-là.
« Dans ce qui change de place [le bien matériel et transféré], j’ai incorporé quelque chose de moi. Même là où je donne une chose, je ne la donne absolument que si elle est en quelque façon de moi […]. Je ne donne vraiment que ce à quoi je tiens, que ce qui est de moi-même, c’est-à-dire moi-même [5] ».
Pour l’établir, Marcel multiplie les signes que Roger Troisfontaines détaille dans son étude. Résumons les arguments essentiels. Pour clarifier l’exposé, nous distinguerons ce qui n’est qu’implicite dans le propos. En effet, le mot don présente deux sens : celui passif de cadeau et celui actif de donation ou d’acte de donner. Le premier est au second ce que l’effet (le fruit, le résultat) est à la cause. Selon l’usage courant, nous garderons le terme don pour la signification passive et emploierons celui de donation pour la signification active. La lourdeur du mot sera compensée par la levée de l’ambiguïté.
En creux, dire à quelqu’un qui nous remercie d’un don que c’était un simple transfert fait « l’effet d’une douche froide. C’est que lui-même éprouve le présent comme quelque chose de plus [6] ». C’est là un fait premier, expérimental (« éprouve »). De même, « donner quelque chose à quoi je ne tiens plus du tout, ce n’est que m’en débarrasser [7] ».
En plein, avant d’être donné ou de participer au projet de donation, l’objet n’est qu’une chose ayant un prix, exposé dans un magazin. Une fois, qu’il entre dans le projet d’être donné et qu’il est donné, il n’est plus seulement posé hors de moi comme une chose (cette « objectivité » objectivante, que Marcel pourchasse sans cesse), il vient de moi, il est habité par mon intention et donc me révèle, plus encore, il effectue ce don : « L’objet, du fait que je le donne, contracte une qualité, un être-pour-l’autre » et « tel autre en particulier [8] ». De plus, dans le cadeau, le donataire est aussi présent : il établit un lien avec le récipiendaire, par exemple, en faisant « référence à un souvenir, à quelque chose qui est vraiment de la vie de l’autre [9] ». Un signe important en est la dissociation entre la valeur marchande, donc objective, du cadeau, et sa valeur comme cadeau : il peut ne pas coûter cher, mais pourtant présenter un grand prix, s’il exprime l’intention aimante de celui qui offre ou renvoie à un souvenir cher aux personnes. Ainsi, le don tire sa valeur de la présence, en lui, de celui qui aime et de l’être aimé. Toutefois, cette dissociation ne va jamais jusqu’à la disparition du cadeau qui demeure nécessaire pour médiatiser la donation de soi. Voilà pourquoi Marcel parle volontiers d’une « transmutation de la chose » : d’avoir, elle devient être, car elle « se prolonge en un accroissement d’être chez le bénéficiaire comme chez le donateur [10] ».
L’auteur du Journal métaphysique va plus loin. Non seulement, cette donation est bien un don de soi qui rend présent l’être [11], mais elle est totale : « Le don [au sens de donation], s’il est réel, m’engage tout entier », et pas seulement avec « une partie de soi-même [12] ». Le don (actif de son être) dans le don (passif du présent, dont on a vu qu’il ne peut plus se réduire à un objet) est une donation non seulement de soi, mais du soi. En effet, « le don vrai [au sens de donation] est inconditionnel » : il n’est par exemple pas effectué sous condition qu’il y ait retour. Or, « l’inconditionalité est liée à l’indice d’absolu [13] », de totalité. Ce faisant, Marcel écarte deux subtiles conceptions objectivantes du don (qui sont aussi des déviations existentielles) : le « finalisme » ou la « finalité » et le « mécanisme » [14]. Le premier refuse le don désintéressé : « on ne donne pas pour que… », par exemple « pour s’attacher le bénéficiaire par des liens de reconnaissance ». Ce faisant, Marcel ne refuse donc pas la finalité qu’est le bien de l’aimé, mais seulement celle qui est la recherche de retour. Le second refuse la conception selon laquelle « la générosité » serait « l’écoulement d’un trop-plein, l’épanchement d’une surabondance [15] ». Ce faisant, Marcel ne refuse pas la dynamique du don, mais « une interprétation matérialisante » qui nierait la liberté et la présence du « je » dans son présent.
Ayant écarté ces motivations intéressées, quelle raison d’être assignera-t-il au don ? La gratuité ou, dans le vocabulaire de Marcel, la générosité : « Donner, c’est répandre, c’est se répandre. L’âme du don, c’est la générosité [16] ». Pour l’expliciter, il fait appel à une métaphore qui lui est chère, la lumière : le don de soi ou plutôt la générosité qui en est l’âme est « une lumière qui serait joie d’être lumière [17] ». Et de préciser trois choses. Primo, cette générosité trouve sa motivation en elle-même (« comme la flamme, la générosité se nourrit d’elle-même »). Secundo, elle ne cesse de croître (la lumière ne peut que vouloir l’être toujours davantage », c’est-à-dire être « toujours plus éclairante [18] »). Tertio, elle se signale affectivement, non point par « la jouissance », mais par la joie. La première est « satisfaction » naissant de la recherche intéressée de soi dans la donation : elle est une « insularisation » qui se réduit toujours à un « jouissance de soi ». En revanche, la seconde est « exaltation », car « elle est fondamentalement liée à la conscience d’un tous ensemble [19] ». Sans surprise, la jouissance est à la joie ce que l’avoir est à l’être.
Il vaut la peine de noter l’option fondamentale opérée par Gabriel Marcel. Il adhère totalement à la définition de l’amour-don de soi et écarte l’amour-bienveillance. D’un côté, en effet, il définit la source de l’amour 1. comme pur épanchement, 2. dont la raison est de donner sans raison 3. et dont la mesure est de donner sans mesure. Si l’on ajoute la propension tendancielle à identifier le donateur au don (qui dès lors devient don du soi), à résorber tout l’avoir dans l’être, nous trouvons les différentes composantes de la loi d’autocommunication maximale. De l’autre, le philosophe refuse de considérer le bien de l’autre comme étant la raison première de l’amour. Assurément, le « tu » est bien présent, mais la joie de la générosité naît non pas de la « satisfaction » toujours suspecte (trop suspecte) d’avoir donné, mais du « tous ensemble », du nous.
Une telle vision de l’amour ne manquera pas de susciter une objection de taille. Certes, l’insularisation du soi que craint tant le philosophe de la communion intersubjective est conjurée au terme par la générosité du don de soi. Mais ne se réintroduit-elle pas subtilement du côté de la source du don : en devenant la raison sans raison de cette générosité, le « moi » ne devient-il pas « essentiellement prétentieux » ?
Marcel répond à cette objection, en convoquant la dynamique ternaire du don – confirmant, si besoin était, que sa vision de l’amour est essentiellement dative.
- La lumière de (qu’est) la générosité vient « d’ailleurs ». Et, pour le montrer, Marcel-Troisfontaines convoque la Révélation biblique (johannique) sur la charité qu’est Dieu (cf. 1 Jn 4,8.16) et la lumière qu’est Dieu (cf. 1 Jn 1,5). Toutefois, il la réinterprète philosophiquement comme « l’identité-limite (en une Personne) de la Vérité et de l’Amour ».
- N’étant pas la source de la lumière, l’homme qui doit la recevoir ne se trouve pourtant pas réduit à être « un reflet ou » un « lieu de passage ». Loin d’être seulement passif, l’homme est un réceptacle actif ; loin d’être un canal, il possède une consistance propre. Négativement, car « je suis en mesure de refuser le passage » ; positivement, car j’ai l’expérience que, « quand un homme s’est réellement donné, qu’il soit artiste, héros ou saint, […] c’est bien son être qu’il donne et qui éclaire », non celui d’un autre, même s’il est divin [20]. Par conséquent, en enracinant le don de soi dans l’origine supérieure, contre toute insularisation de soi, Marcel tient à la fois que « l’acte de charité émane de moi » et que « sa source n’est pas de moi ».
- Plus encore, c’est cet enracinement divin, autrement dit le don de soi divin, qui explique le jaillissement du don de soi humain – liant ainsi le premier et le troisième moment du don. Et ici, les catégories convoquées sont non pas celles, mécanistes de la surabondance ou du trop-plein, mais celles, anthropologiques et phénoménologiques de l’appel et de la réponse : « l’acte de charité […] ne jaillit qu’en réponse […] à un appel de l’amour infini [21]».
Pascal Ide
[1] Cf. Roger Troisfontaines, « Le don de soi », De l’existence à l’être. La philosophie de Gabriel Marcel, coll. « Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de Namur » n° 16, Louvain Nauwelaerts et Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1968, 2 vol., tome 2, p. 56-59. Toutes les références du paragraphe sont tirées de ce passage et tout ce qui est souligné l’est aussi dans l’original. Je me fonderai sur ce remarquable texte de synthèse. L’absence – étonnante – de notice bibliographique à son terme pourrait-elle s’interpréter par le fait que la thématique du don de soi convoque l’ensemble de la philosophie marcellienne, et plus encore son cœur ?
[2] Ibid., p. 56.
[3] Ibid., p. 57.
[4] Ibid., p. 57.
[5] Ibid., p. 57.
[6] Ibid., p. 57.
[7] Ibid., p. 57. Systématisons le raisonnement : je ne donne vraiment que ce à quoi je tiens ; or, je tiens à ce qui est de moi-même ; donc, je ne donne que moi-même.
[8] Ibid., p. 57.
[9] Ibid., p. 57.
[10] Ibid., p. 57.
[11] « Donner, c’est agir en être (en personne) à l’égard d’un autre être (d’une autre personne) » (p. 68. Souligné dans le texte).
[12] Ibid., p. 58.
[13] Ibid., p. 58.
[14] Comment ne pas songer au souci qu’a Bergson d’écarter deux conceptions causales symétriques de l’évolution, « le mécanisme radical » qui est centré sur la cause efficiente comprise de manière mécanique, donc déterministe, et « le finalisme radical » qui est centré sur la cause finale comprise de manière tout aussi déterministe (cf. L’évolution créatrice, dans Œuvres. Édition du Centenaire, éd. André Robinet, introduction Henri Gouhier, Paris, p.u.f., 1959, p. 515-540).
[15] Ibid., p. 58.
[16] Ibid., p. 58.
[17] Ibid., p. 58.
[18] Ibid., p. 58.
[19] Ibid., p. 58-59.
[20] La raison de fond vient de ce que « la grâce s’articule avec ma liberté » (Ibid., p. 59).
[21] Ibid., p. 59.