Avec la grande finesse (« l’esprit de finesse ») psychologique et théologique qui le caractérise, Pascal a proposé une galerie de portraits qui n’ont rien à envier aux autres moralistes du Grand siècle et présentent une actualité notamment ecclésiologique. Que l’on songe au libertin ou au dévot – à qui l’on peut rajouter le jésuite, tel qu’il est présenté dans les Provinciales. Ce billet se limitera à la seule figure du dévot. Nous émettrons l’hypothèse qu’il est la forme dix-septièmiste de ce que l’on appelle aujourd’hui le spiritualiste (ou providentialiste ou surnaturaliste).
Le terme « dévot » ne doit pas tromper. Tout d’abord, si, aujourd’hui, il est une caractéristique seulement personnelle, au xviie siècle, il est une réalité politique, puisqu’il existe en France, un « parti dévot » [1] – ce qui est pour nous impensable.
Ensuite, si dévotion est un terme qui, de nos jours, sent la sacristie et même le formol, la dévotion était encore à l’époque un acte de la vertu de religion. Voilà pourquoi, dans son Tartuffe, Molière prend bien soin d’opposer les vrais dévots aux bigots, notamment dans une belle tirade où Cléante distingue « entre l’hypocrisie et la dévotion » et reproche à son beau-frère Orgon, de « confondre l’apparence avec la vérité [2] ». Plus encore, selon saint François de Sales, la dévotion est la forme achevée de la charité, ainsi qu’il le montre au tout début du livre presque éponyme Introduction à la vie dévote. Il y distingue trois amours de Dieu : la « grâce », qui est l’amour reçu ; la « charité », qui est l’amour exercé ou donné, en toute sa généralité ; et la « dévotion », qui est elle aussi l’amour exercé, mais « parvenu au degré de perfection [3] ».
Enfin, à partir de 1600, le dévot est aussi un certain profil sociologique, au sens où, dans cette société qu’est aussi l’Église, l’on rencontre différents idéaux-types (ce que la seule analyse théologique ne suffit pas à analyser) [4]. De fait, loin de se réduire aux jésuites, ce nouveau modèle de chrétien se rencontre chez les laïcs, à la ville comme à la campagne, chez les gens modestes comme chez les grands de la cour. D’un mot, le dévot cherche à vivre dans le monde quelque chose de la vie consacrée – l’on dirait aujourd’hui la radicalité de l’Évangile.
Mais est-ce le cas ? Sans être en rien un spécialiste de Pascal, j’observerai que, dans Les pensées et Les Provinciales, rares sont les occurrences des mots dévot (qualificatif ou adjectif substantivé) et dévotion [5]. De plus, notre auteur les emploie dans le sens courant qui est positif , voire proche de celui de François de Sales. C’est ainsi que, dans un fragment sur l’imagination, il décrit un magistrat qui apporte un « zèle tout dévot renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité [6] ».
Toutefois, avec Port-Royal, Pascal accorde au substantif dévot une acception partiellement péjorative dans un passage fameux. Il y propose une catégorisation graduelle des personnes à partir de leur regard sur les « grands », précisément à partir « des effets » qu’ils produisent : le peuple, les « demi‑habiles », les habiles, les dévots et les chrétiens parfaits. Pascal les présente de manière volontiers graduelle :
« Raison des effets.
« Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi‑habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
« Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière [7] ».
L’on peut éclairer cette typologie par un autre fragment de Pascal qui, lui aussi, offre une suggestive classification :
« Zèle, lumière. Quatre sortes de personnes : zèle sans science, science sans zèle, ni science ni zèle, et zèle et science.
« Les trois premiers le condamnent, les derniers l’absolvent et sont excommuniés de l’Église, et sauvent néanmoins l’Église [8] ».
Si ce fragment ne mentionne pas le mot « dévot », en parle indirectement. En effet, il part des catégories de « zèle » et de « lumière ». Or, le zèle est la juste dévotion (amour de Dieu) et la lumière, la juste science de Dieu. Donc, le zèle sans science correspond aux dévots, la science sans le zèle aux chrétiens tièdes, la science et le zèle, aux parfaits chrétiens. Enfin, « ni science ni zèle » correspondent aux libertins ou ce que les Provinciales appellent « les Idolâtres et les Athées [9] ».
De même, dans la première nomenclature, le dévot est une catégorie intermédiaire entre ceux que Pascal appelle « demi‑habiles » et « habiles » et ceux qu’il nomme « chrétien parfait ». Il mérite d’être valorisé en ce qu’il est zélé, c’est-à-dire animé par un sincère amour de Dieu ; mais il demande d’être critiqué en ce qu’il manque de lumière sur Dieu et notamment croit qu’il faut choisir, donc exclure, lorsqu’il s’agit d’inclure.
Au-delà de la querelle des mots, rejoignons la chose. C’est alors que nous allons rencontrer l’idéal-type du spiritualiste. Celui-ci se caractérise par une option exclusive pour Dieu. Entendons bien l’adjectif « exclusif » au sens de « excluant ». Alors que la forme catholique de pensée et de vie est celle du « et… et… », le spiritualisme pense et agit en termes de « ou… ou… ».
Par exemple, si le contexte politique du xviie siècle n’est plus le nôtre (le dévot s’inscrit dans le sillage des ligueurs), toutefois, comme l’ancien dévot, l’actuel spiritualiste accorde une loyauté seulement conditionnelle envers la sphère politique (indépendamment des lois iniques qu’elle promulgue et qui doivent être rejetées) tout en brouillant l’ordre politique et l’ordre religieux [10].
Cette identification entre dévot et spiritualiste trouve une première confirmation dans son exact contraire : le libertin. Autant le dévot réduit le réel (et sa pratique éthique) à Dieu et en exclut les créatures (à commencer par l’homme), autant le libertin le réduit à la seule créature pour en excepter son Créateur, ou réduire son action à la seule chiquenaude initiale.
Une deuxième confirmation ne se rencontre-t-elle pas, jusque dans la littéralité, chez l’un des grands lecteurs et admirateurs de Pascal, Péguy [11] ? Ce dernier appelle « dévot » ou « faux dévot » ce que son compatriote et collègue nomme « dévot ». Son jugement est même plus sévère – « Les dévots. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu » –, du moins pointe-t-il la même dérive : l’unilatéralisme.
Concluons en soulignant trois intérêts de l’approche pascalienne du dévot et son application à la sociologie ecclésiale du spiritualiste.
En approchant le dévot à partir d’une classification, Pascal nous invite peut-être à y voir une personnalité plus qu’une personne, et donc non pas tant classer et juger autrui (voire nous-même) qu’à mieux connaître tel trait (qui justement ne s’identifie pas à la totalité de la personne).
Ensuite, en plaçant le dévot en position intermédiaire, il nous ouvre à une interprétation nuancée et non pas binaire, donc réactive : le dévot spiritualiste voit juste en ce qu’il affirme l’existence de Dieu, plus, l’amour de Dieu par-dessus tout ; mais il s’aveugle en ce qu’il croit que cet amour du Ciel entre en concurrence avec l’amour (certes subordonné) de la Terre et des hommes.
Enfin, en offrant une vision synchroniquement graduelle, Pascal nous suggère une lecture diachronique qui permet de doubler la nuance dans le jugement d’une miséricorde dans l’accompagnement : celui qui a manqué de zèle et de science et se convertit, ne peut accéder d’un saut au zèle et à la science, mais passera presque toujours par un stade intermédiaire où, dans son enthousiasme, il préfère le premier à la seconde. Sa seule erreur, qui alors relèverait d’une paresse coupable, serait d’en demeurer à ce stade spiritualiste et de ne pas chercher à conquérir cet équilibre du zèle et de la science qui caractérise le « chrétien parfait » – harmonie qui est d’ailleurs toujours à reconquérir contre nos propensions unilatérales et nos oscillations interminables.
Cette intégration autant intellectuelle que vitale (la loi du « et… et… ») n’est-elle pas l’une des nombreuses méta-vérités perçues par Pascal qui a décidément tout compris ? « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux [12] ».
Pascal Ide
[1] Cf. Louis Chatellier, « Les jésuites et la naissance d’un type : le dévot », Demerson, Dompnier B., et Regond (éds.), Les Jésuites parmi les hommes aux xvie et xviie siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres, 1987, p. 260.
[2] Molière, Le Tartuffe ou l’imposteur, Acte I, scène 5, v. 331-332 et 336. Cf. site : « Le Tartuffe, un prédateur religieux avant la lettre ».
[3] Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, Première partie, chap. I, dans Œuvres, éd. André Ravier et Rover Devos, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 212, Paris, Gallimard, 1969, p. 31.
[4] Cf. l’étude détaillée de Louis Chatellier, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987.
[5] Cf., par exemple, les multiples occurrences du terme « dévotion » au début de la neuvième lettre des Provinciales.
[6] Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, n° 44 et 45 ; éd. Sellier, n° 78.
[7] Ibid., éd. Lafuma, n° 90 ; éd. Sellier, n° 124.
[8] Ibid., éd. Lafuma, n° 598 ; éd. Sellier, n° 495.
[9] Id., Les Provinciales, Lettre IV, § 14.
[10] Cf. Gérard Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique, Paris, p.u.f., 1984, p. 32.
[11] Péguy doit en partie à Pascal sa conversion au catholicisme (cf. Annie Barnes, « Le dialogue avec Pascal Proust – Péguy – Valéry », Courrier du Centre international Blaise Pascal, 15 [1993], p. 17-42, 3e paragraphe. Texte en ligne consulté le 24 juillet 2023).
[12] Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma, n° 681 ; éd. Sellier, n° 560.