Le désir chez sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus

Il est significatif que, s’inscrivant dans le sillage de la grande tradition carmélitaine, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face convoque souvent le désir qui l’habite. Son expérience l’a conduite à constater que Dieu fait précéder ses dons d’un désir de la personne. Elle l’exprime de manière constante à dix reprises [1]. Toutefois, il est intéressant de constater que les formulations principales de Thérèse évoluent légèrement mais significativement. La première mention – qui apparaît dans l’Offrande comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux – est générale : « plus vous voulez donner, plus vous faites désirer [2] ». Les trois mentions suivantes, tirées du Manuscrit A, s’approprient cette première formule, universelle, soit personnellement – « jamais il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le donner [3] » ; « il ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’il ne voulait les combler [4] » – soit à une personne à qui elle s’adresse – « le Bon Dieu ne vous donnerait pas le désir d’être possédée de Lui, de son amour Miséricordieux s’il ne vous réservait cette faveur… ou plutôt il vous l’a déjà faite [5] ». Puis, après une formule là encore neutre – « les plus petits événements de noter vie sont conduits par Dieu, c’est Lui qui nous fait désirer et qui comble nos désirs [6]… » –, Thérèse précise l’expression en notant que le désir, s’il demeure, vient de Dieu même : « toujours il m’a donné ce que j’ai désiré ou plutôt il m’a fait désirer ce qu’il voulait me donner [7] ». Il est absolument remarquable que Thérèse elle-même se corrige ou plutôt se précise, en quelque sorte devant son lecteur ; les deux formulations suivantes, rédigées le même jour, s’inscrivent dans le prolongement : « Il m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [8] » ; « Le bon Dieu m’a toujours fait désirer ce qu’il voulait me donner [9] ». Enfin les deux derniers énoncés qui datent là encore tous deux de la même journée, le 18 juillet 1897, appliquent la formulation à un objet particulier, en l’occurrence eschatologique : « Le bon Dieu ne me donnerait pas ce désir de faire du bien sur la terre après ma mort, s’il ne voulait pas le réaliser [10] » ; « Oh ! quand je serai au Ciel, je ferai beaucoup de choses, de grandes choses… il est impossible que ce ne soit pas le bon Dieu qui me donne lui-même ce désir, je suis sûre qu’il m’exaucera [11] !» On notera que la dernière formulation conjugue les deux thèmes ci-dessus : l’objet déterminé et la source divine du désir.

Il est possible d’observer un ordre, voire un progrès, entre les dix énoncés : du côté du sujet (de l’universel au « je » et au « vous » humain) ; du côté de la cause (d’indéterminée à la cause expressément divine) ; du côté de l’objet (d’indéterminé à l’objet eschatologique : « faire du bien sur la terre »).

Pour se concentrer sur la seule question de la relation, voire de la proportion entre don divin et désir, il apparaît que Thérèse évite une double interprétation : le don divin que ne prépare, que n’anticipe aucun désir et, tout à l’inverse, le désir précédant le don. La première, qui efface le moment humain au point de faire irruption avec violence, est contraire à l’expérience constante de Thérèse ; la seconde, en revanche, lui est congruente mais risquerait, sinon de glisser vers un semi-pélagianisme, du moins de mesurer le don de Dieu au désir humain, donc d’écrêter toute véritable nouveauté.

Comment Thérèse conjure-t-elle ces deux erreurs d’interprétation ? Puisque le premier schème est à un temps (le don divin sans le désir humain) et le second à deux temps (le désir humain avant le don divin), la seule solution est d’introduire un schéma à trois temps : le don de Dieu (qui fait désirer) ; le désir humain ; le don de Dieu. Le premier moment répond à l’accusation d’offusquer la nouveauté, le second d’irriter la nature humaine, le troisième correspond à l’intention, à la mission transcendante. Mais comment différencier le premier don du second (le troisième moment) ? Si la cause est chaque fois divine, la finalité diffère : le premier don permet à l’âme de se préparer à recevoir, donc se situe du côté de la réceptivité et donc de l’origine, le second don, lui se tient du côté de l’émissivité et de la finalité : le premier don est la condition de possibilité du second, alors que le second est la raison d’être du premier. Dès lors, alpha et oméga, principe et terme, Dieu divinise de part en part l’œuvre de l’homme tout en respectant, plus, en rehaussant, son autonomie. Et ici, la consistance humaine n’est pas d’abord celle de la liberté ou de la raison, mais celle de l’affectivité, en l’occurrence désirante. En « faisant désirer », Jésus divinise le désir lui-même, le sanctifie et ôte tout risque de réduction de la nouveauté. Pour autant, le désir s’étend, s’élargit jusqu’à l’irruption de la plus inouïe des nouveautés, celle concernant la vie éternelle – précisément, le « désir de faire du bien sur la terre après ma mort ».

Enfin, prévenant une objection qui réduirait cette théologie du désir à une thématique enfantine que la maturation effacerait, on constatera que les dix formules sont en fait d’apparition tardive : en effet, elles ont toutes été prononcées dans les vingt-huit derniers mois de sa vie, entre le 9 juin 1895 et le 18 juillet 1897.

 

Tirons une conséquence de ce bref exposé, ainsi que de notre brève présentation de la thèse de Loys de Saint Chamas, analysée sur le site. l’expérience thérésienne est d’une telle pureté et d’une telle universalité qu’elle peut se présenter comme une éclairante critique de la théologie balthasarienne [12]. Autrement dit, l’expérience mystique de sainte Thérèse de Lisieux ne permettrait-elle pas de rééquilibrer certaines affirmations extrêmes du grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar ?

Bien entendu, celui-ci a proposé une interprétation originale de la sainte carmélite [13]. Toutefois, suspectant le désir de continuité et donc de mesurer le don de Dieu, son interprétation même de Thérèse le conduit à minimiser ou nier cet aspect.

Si la théologie mystique de Thérèse partage bien des points avec la théologie spéculative de Balthasar, comme la centralité de l’amour, la place accordée à l’obéissance, la logique de surabondance ou l’identité de l’amour au don de soi, en revanche, elle propose une approche plus ajustée de nombreuses notions :

– elle honore beaucoup plus le don à soi de l’appropriation ; elle corrige ainsi la rythmique ternaire du don ;

– dans le même ordre d’idée, elle accorde toute sa place au désir ;

– de même, elle parle d’une intériorisation-inclusion en Jésus ;

– elle articule mieux amour de Dieu et amour de l’homme ;

– son expérience de la nuit ne s’accompagne pas d’une perte de la figure, de la présence (Thérèse de la Sainte Face) ;

– tout proche, elle ne fait pas rimer le renoncement avec l’anéantissement. La poésie intitulée « Une rose effeuillée » semble prôner la destruction totale de la créature : « Une rose effeuillée sans rechercher se donne / Pour n’être plus. / Au regard des mortels rose à jamais flétrie / Je dois mourir [14]!» L’histoire de la rédaction de la poésie confirme l’intention très radicale des paroles : le commanditaire (Mère Henriette, du Carmel de Paris) ne supportait pas ces vers et avait demandé à Thérèse de compléter ces strophes par une dernière où il était dit que le Seigneur reconstituera sa rose au Ciel, afin qu’elle brille désormais d’un éclat incomparable ; or, Thérèse ne se sentit pas inspirée pour rédiger la strophe demandée [15]. Mais le sens de cette attitude kénotique, notons-le bien, est intégralement finalisée par le désir que l’amour de Jésus devienne intégralement le sien, prenne possession de son cœur. Il ne s’agit donc pas ici d’une démarche quiétiste, passive et a fortiori destructrice : Thérèse souhaite seulement mettre le moins d’obstacles et même le moins de distance entre sa volonté et celle de Jésus.

– elle accorde une juste place à la pauvreté (donc à l’obéissance) : Thérèse a eu le souci de recevoir le plus possible : « Le culte qu’elle voue à la pauvreté, l’amour qu’elle développe à cet égard, comme celui qu’elle a pour la souffrance, sa préférence entretenue pour la petitesse s’expliquent par ce souci de tout recevoir personnellement de Dieu [16] ».

Terminons par un point décisif de convergence entre Balthasar et Thérèse. On sait combien le premier définit la personne à partir de la mission. Sans être aussi radicale, le docteur de la science de l’amour accorde aussi une place axiale à la mission. Il est même très impressionnant de constater combien Thérèse estime que sa vocation est universelle : « Puisque ‘le zèle d’une carmélite doit embrasser le monde’, j’espère avec la grâce du bon Dieu être utile à plus de deux missionnaires et je ne pourrais oublier de prier pour tous [17] ». Et l’audace de Thérèse la pousse à citer longuement, très longuement (c’est la plus longue citation de l’Écriture chez Thérèse, me semble-t-il) la prière sacerdotale [18]. Le fait est notable : elle qui n’est jamais à court de mots, emprunte totalement ceux du Christ. Non seulement parce qu’ils expriment très adéquatement sa pensée, mais parce que désormais elle fait siens, elle s’est totalement approprié les paroles, les désirs du Christ. L’identification ne concerne plus seulement le contenu de paroles mais touche l’être même. Voilà pourquoi elle reprend les paroles du « père de l’enfant prodigue parlant à son fils aîné » : « tout ce qui est à moi est à toi [19] ».

Pascal Ide

[1] Je fais ici appel aux seules expressions employant le terme « désir ». Bien évidemment, Thérèse en parle aussi indirectement à travers des mots voisins comme « attente ». Voici par exemple une occurrence qui corrèle étroitement les deux thématiques du don et de l’attente : « Une seule attente fait battre mon cœur, c’est l’amour que je recevrai et celui que je pourrai donner » (CJ, 13.7.17).

[2] Pr 6 (9 juin 1895).

[3] Ms A, 71 r° (approximativement octobre 1895).

[4] Ms A, 84 v° (approximativement décembre 1895).

[5] LT 197 (17 septembre 1896).

[6] LT 201 (1er novembre 1896).

[7] Ms C, 31 (juillet 1897).

[8] LT 253 (13 juillet 1897).

[9] CJ, 13.7.15 (13 juillet 1897).

[10] CJ, 18.7.1 (18 juillet 1897).

[11] DEVAR 18.7 (18 juillet 1897).

[12] Pour le détail, cf. la dernière partie de notre article : Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008) n° 1, p. 35-77.

[13] Cf. Hans Urs von Balthasar, Thérèse de Lisieux. Histoire d’une mission, trad. Robert Givord, Paris, Médiaspaul, 1972.

[14] Poésie 51 (19 mai 1897), strophes 3 et 4, v. 5-8.

[15] Cf. le récit des circonstances dans PN NEC, p. 227-228.

[16] Loys de Saint Chamas, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dieu à l’œuvre, Venasque, Éd. du Carmel, 1998, p. 414. Souligné dans le texte.

[17] Ms C, 33 v°.

[18] Ms C, 34.

[19] Ms C, 34 v°.

1.10.2025
 

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