Le déchirement de la société, miroir du déchirement de l’homme (Simone Weil)

Pour Simone Weil, la société est soumise à un déchirement, à savoir le conflit irréductible existant entre la force et la justice : « La contradiction essentielle de la condition humaine est que l’homme est soumis à la force, et désire la justice [1] ». En effet, la force « pétrifie différemment mais également les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient [2] ». Plus précisément, cette force est une sorte d’autonomisation du pouvoir qui devient sa propre fin [3]. En effet, le pouvoir n’est pas mauvais en lui-même, mais en tant qu’il devient une fin alors qu’il n’est qu’un moyen, donc mesuré :

 

« La recherche du pouvoir, du fait même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire [4] ».

 

Dès lors, le pouvoir devient un absolu et une idole.

Mais le pouvoir n’est adoré que parce que déjà le cœur de l’homme est divisé entre sa vraie fin qui est Dieu et la fausse fin qui est tout le reste, c’est-à-dire les idoles.

 

« On ne peut choisir qu’entre Dieu et l’idolâtrie. Il n’y a pas d’autre possibilité. Car la faculté d’adoration est en nous, et elle est dirigée quelque part dans ce monde ou dans l’autre. Si on affirme Dieu, ou on adore Dieu, ou des choses de ce monde déguisées sous cette étiquette. Si on nie Dieu, ou on adore Dieu à son propre insu, ou des choses de ce monde qu’on croit regarder seulement comme telles, mais où on imagine en fait, bien qu’à son propre insu, les attributs de la Divinité [5] ».

 

Et peu auparavant, dans les mêmes Cahiers de New York :

 

« Dieu seul vaut qu’on s’intéresse à lui, et absolument rien d’autre. Que faut-il en conclure concernant la multitude des choses intéressantes qui ne parlent pas de Dieu ? Faut-il conclure que ce sont des prestiges du démon ? Non, non, non. Il faut conclure qu’elles parlent de Dieu. Il est urgent aujourd’hui de le montrer [6] ».

 

D’où cette formule étonnante : « Tous les péchés sont des essais pour fuir le temps [7] ». C’est-à-dire pour absolutiser le relatif et se soustraire à la finitude. Le seul remède est « la justice [qui] est ineffaçable au cœur de l’homme [8] ».

Pascal Ide

[1] Simone Weil, Oppression et liberté, coll. « Espoir », Paris, Gallimard, 1955, p. 209.

[2] Simone Weil, « L’Iliade ou le poème de la force », 1940-1941, dans Œuvres, éd. Florence de Lussy, coll. « Quarto », Paris, Gallimard, 1999, p. 545.

[3] N’est-ce pas le sens de la formule si heureuse de Jésus : « les grands font sentir son pouvoir » (Mt 20,25) ?

[4] Simone Weil, « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », 1934, dans Œuvres, p. 302.

[5] Simone Weil, Cahiers de New York. Cahier III, automne 1942, dans Œuvres, p. 936.

[6] Ibid., p. 924.

[7] Simone Weil, La connaissance surnaturelle, coll. « Espoir », Paris, Gallimard, 1950, p. 47.

[8] Simone Weil, L’enracinement, dans Œuvres, p. 1180.

4.3.2023
 

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