Le concept de Dieu après Auschwitz. Exposé et brève évaluation

« On demande souvent aujourd’hui comment, après Auschwitz, on peut encore parler de Dieu et faire encore de la théologie. Je dirais que la croix résume presque à l’avance l’horreur d’Auschwitz. Dieu est crucifié et nous dit que ce Dieu apparemment si faible est le Dieu qui pardonne de manière incompréhensible, et dans Son apparente absence, le plus fort [1] ».

 

Le concept de Dieu après Auschwitz est le titre d’une conférence très fameuse prononcée par le philosophe juif allemand Hans Jonas à l’université de Tübingen, en 1984.

1) Présupposé. Le philosophe peut parler de Dieu

Partant de la position kantienne, Jonas estime que « s’accommoder de l’échec dans l’ordre du savoir ou, qui plus est, renoncer d’emblée à pareil but, n’empêche pas de réfléchir à de telles choses sous l’angle du sens et de la signification ». Aussi, estime-t-il que « travailler sur le concept de Dieu est donc possible, même s’il n’y a pas de preuve de Dieu ; et ce genre de travail est philosophique, pourvu qu’il s’en tienne à la rigueur du concept, c’est-à-dire aussi à la solidarité de celui-ci avec la totalité des concepts [2] ».

Et la question que nous allons poser est celle, éternelle, de Job. La question que pose Jonas est la suivante : « Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire [3] ? »

2) Réponses insuffisantes à la question du concept de Dieu après Auschwitz

La réponse qui invoque le péché, l’infidélité de l’homme, le témoignage des enfants d’Israël ne vaut pas pour Auschwitz qui a dévoré même les enfants. « Ce n’est pas pour l’amour de leur foi que moururent ceux de là-bas […] ; ce n’est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu’ils furent assassinés [4] ». Cette seconde assertion est moins certaine.

Par ailleurs, Jonas estime que la réponse du Juif est plus difficile que celle du chrétien, parce que celui-ci cherche son salut dans l’au-delà d’un monde qui « relève amplement du diable, et demeure toujours un objet de méfiance », notamment à cause du péché originel. En revanche, « pour le juif, qui voit dans l’immanence le lieu de la création, de la justice et de la rédemption divines, Dieu est éminemment le seigneur de l’Histoire [5] ». Il n’est pas bien certain que les théologiens juifs et chrétiens seraient en accord avec cette distinction : c’est oublier que, tout à l’inverse, la foi chrétienne est foi en Dieu incarné, alors que la foi juive vise d’abord à sauver l’absolue transcendance de Dieu.

3) Une nouvelle réponse

a) Présupposé la conception que Jonas propose de Dieu

Il fait appel à un mythe déjà développé ailleurs, dans Entre le néant et l’éternité, un de ses ouvrages non traduits [6] : « Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l’Etre décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement ». Dieu joue le risque absolu : il ne subsiste dans la divinité « aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l’au-delà l’oblique formation de son destin au sein de la création [7] ».

Mais comprenons bien cette immanence absolue : elle n’est en rien l’immanence panthéiste. En effet, dans l’identification panthéiste de Dieu et du monde, « Dieu ne peut plus ni perdre ni gagner [8] ». Or, nous avons dit que la divinité, en s’engageant dans l’espace-temps, s’y risquait totalement, y engloutissait son être divin, se dépouillait en faveur du monde.

Mais Dieu n’a renoncé à son être propre, ne s’est dépouillé de sa divinité, qu’ »afin d’obtenir celle-ci en retour, de l’odyssée des temps, donc chargée de la récolte fortuite d’une imprévisible expérience temporelle, lui-même, Dieu, étant alors transfiguré, ou peut-être aussi défiguré par elle [9] ». Partant de là, Jonas parcourt les différents degrés de la création : inerte, vivante (la vie introduisant la mort), humaine. A chaque pas, « la divinité accède à l’expérience d’elle-même [10]« , et les « créatures, en s’accomplissant elles-mêmes conformément à leur seul instinct, justifient l’audace divine [11] ». Mais avec l’homme, donc avec la connaissance et la liberté, disparaît l’innocence.

b) Application aux « attributs » de Dieu

1’) Dieu est souffrant

Précisément, « la relation de Dieu au monde implique une souffrance du côté de Dieu dès l’instant de la création, et sûrement dès l’instant de la création de l’homme [12] ». En effet, la Bible montre bien que Dieu est méprise, rejeté par l’homme et qu’il s’en afflige. Chez Osée, Dieu se plaint de son épouse infidèle.

2’) Dieu est en devenir

S’opposant à la conception grecque de Dieu, Jonas estime que Dieu surgit dans le temps, que son être n’est pas identique à lui-même tout au long de l’éternité. Pour cela, outre l’argument de la création, Jonas fait appel à la connaissance : « sa relation permanente au créé, à partir du moment où celui-ci existe et disparaît dans le flux du devenir, veut justement dire que Dieu reçoit du monde une expérience ; que son être propre, par conséquent, est influencé par ce qui s’y déroule. C’est déjà vrai de la relation de connaissance conçue comme simple accompagnement, ce l’est à plus forte raison de la relation d’intérêt. Si donc Dieu se trouve dans un quelconque rapport au monde – et telle est bien l’hypothèse cardinalice de la religion -, alors l’Eternel se «temporalise» de ce seul fait, et il devient progressivement autre à travers les réalisations du processus mondain [13] ».

Jonas inverse l’affirmation par exemple thomasienne de la relation asymétrique de raison (dont la connaissance est justement un exemple).

3’) Dieu est soucieux

Dieu n’est pas « éloigné, détaché, en lui-même enfermé, mais au contraire impliqué dans ce dont il a le souci [14] ». Une conséquence en est que Dieu est « un dieu en péril, un dieu qui encourt son risque propre [15] ».

4’) Dieu n’est pas tout-puissant

Voilà la dernière et plus importante conséquence que Jonas entend tirer : « ce Dieu -là n’est pas un dieu tout-puissant [16]! » Ici, l’argumentation de Jonas va s’amplifier et devenir plus rigoureuse.

La notion d’une tout-puissance divine absolue et sans limite est d’abord une notion contradictoire. En effet, qui dit puissance dit relation à un autre : « la «puissance» est un concept relationnel [17]« , s’exerce à l’égard d’un autre pôle. Or, dès lors que l’autre objet existe, il limite la puissance de celui qui veut exercer sa puissance, quand bien même il ne résiste en rien à son action : car il faut du moins être là, à titre de condition. En conséquence, la puissance est toujours intrinsèquement limitée par l’objet sur lequel elle s’exerce : « il ne peut se faire que toute la puissance se trouve du côté d’un seul sujet agissant. Il faut que la puissance soit partagée pour qu’il y ait en soi puissance [18] ». Il en est de la métaphysique comme de la puissance : la force appelle une réaction, la puissance une contre-puissance. Voilà pourquoi « dans le simple fait d’admettre la liberté humaine réside un renoncement de la puissance [19] ». Et, plus généralement, « la création était l’acte de la souveraineté absolue, par lequel celle-ci consentait, pour la finitude déterminée de l’existence, à ne pas demeurer plus longtemps absolue – donc un acte d’auto-dépouillement divin [20] ». En effet, Dieu étant infini, doit comme laisser un vide en lui pour donner la place, l’espace à un autre que lui : seule sa retenue réserve et préserve les choses finies dans leur être même.

Jonas ajoute une autre raison, plus religieuse. Pour lui, les trois attributs : bonté, compréhensibilité (ou connaissabilité) et puissance de Dieu ne peuvent pas coexister : « toute union entre deux d’entre eux exclut le troisième [21] ». Or, le Dieu juif est bon, infiniment, il veut faire le bien (Jonas n’argumente pas) et il ne peut être totalement absconditus, car il s’est révélé : « un dieu totalement caché, inintelligible, est un concept inacceptable selon la norme juive [22] ». En conséquence, Dieu n’est pas tout-puissant : c’est l’omnipotence qui doit maintenant céder la place.

c) Application à la question d’Auschwitz

L’on pourrait être tenté d’interpréter cet effacement de la toute-puissance « comme une concession venant de Dieu, révocable à son gré, c’est-à-dire donc comme une retenue de puissance qu’il détient sans réserve, mais n’utilise qu’avec réserve par respect pour le droit propre de la création [23] ».

Mais Auschwitz interdit une telle interprétation : l’horreur sans nom fait que l’on doit « s’attendre que le bon Dieu brise de temps en temps sa propre règle, l’extrême retenue de sa puissance, et qu’il intervienne par un miracle salvateur ». Or, rien de tel ne s’est produit à Auschwitz : les seuls miracles salvateurs vinrent d’êtres humains, qui ne reculèrent pas devant le sacrifice ultime. Aussi, Jonas conclut-il formellement au vu d’Auschwitz : si Dieu « n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas [24] ». Pour lui, assurément, « pour un temps », Dieu « s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde [25] ».

4) Évaluation critique

On sait que Jonas a consacré sa thèse de doctorat aux mouvements gnostiques des premiers siècles chrétiens. N’a-t-il pas été influencé par elle ? Il dit lui-même que sa conception radicalise celle du Tsimtsoum chère la Kaballe lurianique : en effet, « Tsimtsoum veut dire contraction, retrait, autolimitation ». Or, il va plus loin que la Cabale, puisqu’il estime que la rétraction de Dieu est totale. Aussi, « Dieu, après s’être entièrement donné dans le monde en devenir, n’a plus rien à offrir : c’est maintenant à l’homme de lui donner [26] ». Et le drame d’Auschwitz est d’être l’absolu contraire du don. Dieu ne peut qu’espérer de ne pas avoir à regretter d’avori créé le monde.

Certes, pour Jonas, nous n’avons le choix qu’entre un dualisme initial, théologique ou ontologique, et le Dieu unique qui doit s’autolimiter par la création à partir du néant. Mais la gnose ne prend pas que la figure du dualisme.

D’ailleurs, Jonas lui-même avoue que sa conception s’oppose à la réponse que donne le livre de Job. En effet, celui-ci invoque une surplénitude de puissance divine, alors que notre auteur plaide pour un « renoncement à la puissance [27] ».

Il faudrait reprendre chaque affirmation, notamment métaphysique, pour montrer que Jonas ignore l’articulation des modes de cause, première et seconde. L’explication par le retrait (Tsimtsoum) est assurément une métaphore très éloquente. Peut-elle s’élever jusqu’au concept ?

Ces questions que je posais voici plus d’une vingtaine d’années, je les reposerais aujourd’hui à frais nouveaux et y répondrais positivement dans le cadre d’une métaphysique de l’amour : le donateur aimant se retire du don pour laisser au receveur tout l’espace dont il a besoin pour l’accueillir et se l’approprier.

Pascal Ide

[1] Cardinal Joseph Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du troisième millénaire. Entretiens avec Peter Seewald, trad. Nicole Casanova, Paris, Flammarion/Le Cerf, 1997, p. 27.

[2] Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel, suivi de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », coll. « Petite Bibliothèque », Paris, Payot et Rivages-poche, 1994, p. 9.

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., p. 11 et 12.

[5] Ibid., p. 13.

[6] Hans Jonas, Zwischen Nichts und Ewigkeit. Zur Lehre vom Menschen, Göttingen, Vandenhoeck Ruprecht, 1963, p. 55 s.

[7] Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, p. 14.

[8] Ibid., p. 15.

[9] Ibid., p. 15.

[10] Ibid., p. 17.

[11] Ibid., p. 19.

[12] Ibid., p. 22. Souligné dans le texte.

[13] Ibid., p. 24 et 25. Une conséquence en est le refus de la doctrine nietzschéenne du retour du même (p. 25 et 26).

[14] Ibid., p. 26.

[15] Ibid., p. 27.

[16] Ibid., p. 27.

[17] Ibid., p. 29.

[18] Ibid., p. 30.

[19] Ibid., p. 36.

[20] Ibid., p. 37.

[21] Ibid., p. 31.

[22] Ibid., p. 32.

[23] Ibid., p. 33.

[24] Ibid., p. 34.

[25] Ibid., p. 34 et 35.

[26] Ibid., p. 38.

[27] Ibid., p. 39.

30.11.2021
 

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