Le combat contre le Balrog ou le courage héroïque de Gandalf

Si les amis de Tolkien critiquent volontiers le film, pourtant bien fait et bienfaisant de Peter Jackson, sur Le Seigneur des Anneaux, il y a au moins une scène sur laquelle ils tombent d’accord et qu’ils saluent non seulement pour sa fidélité au propos du romancier britannique, mais pour son intensité dramatique : le combat contre le Balrog, au pont de Khazad-Dûm [1]. Si cette scène mythique autorise bien des analyses – y compris théologique, sur le sens tout spirituel des injonctions de l’Istari : « feu Secret », « flamme d’Anor », « flamme d’Udûn » –, nous nous limiterons à une relecture éthique : l’exercice par Gandalf d’un acte particulièrement héroïque de bravoure.

Rappelons brièvement le contexte. Dans la première partie de la trilogie, la Compagnie de l’Anneau doit porter l’Anneau de puissance vers le Mordor pour qu’il soit détruit. Mais elle a dû rebrousser chemin prévu vers le haut, dans les montagnes du Caradhras pour passer par l’itinéraire beaucoup plus imprévu et périlleux des mines de la Moria. De fait, dans ses sombres profondeurs, ils vont devoir s’affronter à un cauchemar pire encore que ce qu’ils avaient imaginé : un Balrog [2].

 

Déjà dans le roman, j’avais été saisi par la puissance dramatique de cette scène. Peter Jackson l’a magnifiquement rendue. Je la complèterai par des éléments pris du roman [3]. Tout atteste une illustration exemplaire de courage.

  1. Le danger est objectivement l’un des plus périlleux – sinon le plus grand – auquel la communauté de l’Anneau se trouve confrontée. D’abord, en soi, parce qu’il s’agit d’une des pires créatures ténébreuses de la mythologie de Tolkien. Sa présentation allie la ténèbre (« grande ombre », « masse sombre »), la puissance (d’une taille « plus grande » que l’homme et redoutablement armée du Fléau de Durin), l’absence de configuration précise et, pire que tout, la capacité à éteindre toute lumière. Ensuite, dans le contexte, car les héros ont déjà dû combattre des orques supérieurs en nombre, lutter contre un gigantesque troll des montagnes, et sont éreintés. Mais, plus encore, le roman précise que le Maia est épuisé (« Quelle mauvaise fortune ! Et je suis déjà fatigué »), notamment parce qu’il a déjà dû lutter, quelques instants auparavant, toujours dans les mines de la Moria, contre le Balrog, mais sans le voir, par porte interposée : Gandald a lancé un sort pour l’empêcher de s’ouvrir ; « jamais je n’ai senti pareil défi. Le contre-sort [du Balrog] était terrible. Il faillit me briser [It nearly broke me] [4]».
  2. Le courageux ne s’affronte pas à un danger, mais à la crainte de ce danger. Or, Gandalf n’est en rien indifférent au monstre. Ce n’est pas un héros bouddhiste, vivant dans l’ataraxie. Son visage crispé, la coiffure échevelée, sa voix tendue (admirable doublage du grand comédien Jean Piat), attestent le combat qui est le sien. De plus, il n’est en rien assuré de gagner. Enfin, ce qui demeure discret chez le grand magicien, nous le voyons au maximum dans la sidération des autres membres du groupe : la panique totale. Le roman présente d’ailleurs le monstre à partir de l’effroi qu’il suscite chez le plus impavide membre de la Communauté : Legolas. En affrontant le Balrog, Gandalf affronte donc d’abord sa peur – intérieure – du Balrog.
  3. Le courage s’atteste dans le corps : symboliquement, il avance d’un pas, alors que sa peur lui commande d’en faire un en arrière. Or, Gandalf s’avance seul sur le pont de Khazâd-Dum – armé de son bâton de lumière de la main gauche et, de la main droite, de son épée qui, chez Tolkien, est presque un personnage, car elle porte un nom, Glamdring. L’on comprend, en le voyant, pourquoi on parle parfois du courage comme de la firmitas animæ, la fermeté d’âme. Impressionnant face à face entre, d’un côté, la gigantesque entité qui est ténèbre, feu et fumée – donc apparemment invulnérable – et cette créature humaine, chétive et fragile que pas même une armure ou un bouclier ne protège.
  4. Le courageux ne se contente pas de demeurer ferme dans l’adversité ; il ne se contente pas non plus de défendre le pont, en l’interdisant et en arrêtant l’épée de feu du Balrog dans un éclair blanc. Mais il combat le danger : avec son bâton, il brise le pont en deux juste au pied du Balrog, afin qu’il soit entraîné dans le gouffre insondable : « Retournez à l’Ombre ».
  5. Pour combattre, l’homme fort (de la fortitudo) mobilise son énergie – et parfois, toute son énergie –, en l’occurrence son affectivité irascible, sa colère qui est la passion permettant d’affronter le mal présent. Or, Gandalf est en posture de combat : il se redresse, présent – intensément – et il hurle avec une impressionnante autorité : « Vous ne pouvez passer [You cannot pass] ! ».
  6. Le courage est la vertu qui permet de demeurer ferme dans le bien. Ce qui suppose la connaissance de ce bien. De fait, jamais Gandalf ne le perd de vue, à savoir, la sauvegarde de la Communauté. Aussi lorsque le fléau du Balrog le prend par traîtrise, a-t-il encore la force de se tourner vers les autres et de leur intimer la seule attitude raisonnable, c’est-à-dire prudente : « Fuyez, fous que vous êtes [Fly, you fools] ! ». Pourtant, cette parole étonne. D’abord, le courage ne consiste-t-il pas à se refuser à la peur, donc la fuite qu’elle commande ? Or, les autres membres de la communauté ont plus d’une fois montré leur bravoure. Ensuite, Gandalf n’insulte jamais et montre toujours la mesure dans ses paroles. Mais le courage ne va jamais sans les autres vertus cardinales, en l’occurrence la prudence. Or, celle-ci requiert une évaluation du danger ; s’il est trop grand, la seule attitude prudente consiste à le fuir pour éviter des dommages disproportionnés à la mission. Voilà pourquoi le magicien gris commande – il est encore le chef – avec juste raison : « Fuyez », et les interpelle-t-il « fous », car la folie est le contraire de la sagesse et la prudence est sagesse pratique [5].
  7. Vertu humaine, le courage convoque non seulement la volonté du bien, mais aussi l’intelligence. Or, si Gandalf ose s’opposer, c’est pour une raison profonde : celui qui semble le maître de ses lieux, au point que les orques s’écartent craintivement, n’est en fait qu’un usurpateur. « Je suis un serviteur du feu Secret, qui détient la flamme d’Anor. Vous ne pouvez passer. Je feu sombre ne vous servira de rien, flamme d’Udûn ». Le commandement : « Retournez à l’Ombre » signifie en quelque sorte « retournez dans cet enfer » dont vous n’auriez jamais dû sortir.
  8. Le courage, comme toute vertu, est un juste milieu, entre deux extrêmes : d’un côté, la lâcheté qui fait fuir ; de l’autre, l’insensibilité qui le cérébralise. Or, Gandalf fait appel à toute l’énergie affective de la colère, mais de manière mesurée. A fortiori, son couroux ne sombre pas dans la haine. Face à un Balrog sifflant, qui le menace de son fouet avec mépris, il n’injurie pas. Avec justesse, le français garde le vouvoiement, noble et distancié.
  9. Enfin, en contrepoint, l’attitude de Boromir n’est pas ajustée, lorsqu’il propose de demeurer un bref temps pour que les hobbits, écrasés de chagrin, se reprennent. Aragorn objecte, faisant appel à son intelligence et anticipant le danger. Ce faisant, il exerce à son tour la prudence, apparaissant aussitôt comme le successeur légitime de Gandalf et le chef de la communauté de l’Anneau si cruellement amputée.

Et moi, à quel Balrog intérieur dirai-je aujourd’hui : « Non, vous ne passerez pas ! » ?

Pascal Ide

[1] Le Seigneur des Anneaux. 1. La communauté de l’anneau, fantastique néozélandais de Peter Jackson, 2003. La scène se déroule de 2 h. 01 mn. 50 sec. à 2 h. 05 mn. 46 sec.

[2] Sur le Balrog, cf. Anne Rochebouet, « Balrog », Vincent Ferré éd., Dictionnaire Tolkien, Paris, CNRS Éd., 2012, p. 75-76.

[3] John Ronald Reuen Tolkien, Le Seigneur des anneaux. 1. La communauté de l’anneau, trad. Francis Ledoux, coll. « Presses Pocket » n° 2657, Paris, Christian Bourgois, 1972, p. 437-439 : The Lord of the Rings, London, Unwin Paperbacks, 1990, p. 348-349.

[4] Ibid., p. 433 : p. 345.

[5] Le grec sophrosunè, qui désigne la « prudence », est aussi parfois traduit « sagesse ».

7.11.2022
 

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