Le Centre brûlant de l’univers (Vendredi Saint 15 avril 2022)

L’exégète protestant Oscar Culmann offre une profonde relecture de toute l’histoire religieuse de l’humanité rythmée par un double mouvement de systole et de diastole :

 

« L’histoire du salut se déroule ainsi jusqu’au Christ dans le sens d’une réduction progressive : Humanité – Peuple d’Israël – Reste d’Israël – Christ, l’Unique. Avec Jésus-Christ, l’histoire du salut a atteint son point central, mais elle n’est pas terminée. Il faut maintenant refaire en sens inverse le même chemin, en partant pour ainsi dire de ce point central : arriver à la multitude en partant de l’Unique, mais de telle sorte que cette multitude représente l’unique [1] ».

 

Et il résume son propos dans ces formules ramassées : « Cette histoire du salut se déroule donc en deux mouvements : l’un va de la multitude vers l’Unique – et c’est l’Ancienne Alliance. L’autre va de l’Unique vers la multitude – et c’est la Nouvelle Alliance. Entre les deux, juste au centre, le fait décisif de la mort du Christ ». Oui, Jésus est véritablement le centre, l’axe, le cœur de tout l’univers, celui vers qui tout converge, de qui tout part.

Je préciserai doublement cette loi historique de concentration et dilatation. D’un côté, la concentration est encore plus importante que ne le dit le théologien suisse. Non seulement, tout l’univers se rétrécit en un point, Jésus, mais ce point lui-même semble réduit à un néant. À ceux qui viennent l’arrêter, Jésus dit : « Mais c’est maintenant votre heure et le pouvoir des ténèbres » (Lc 22,53). Sur la Croix, le Verbe s’est fait silencieux, les disciples se sont tous enfuis et enfouis. Une fois mort, le Vendredi Saint, son œuvre semble ruinée. La victoire du démon paraît totale.

D’un autre côté, cette concentration se dédouble mystérieusement. Au centre se trouve non pas Jésus seul, mais Marie. Non pas Marie qui serait purement et simplement posée en face de Jésus comme son vis-à-vis, mais Marie, « fille de son Fils » (Dante), première sauvée, qui se reçoit totalement de lui, afin de lui être pleinement associée. Non pas Marie qui triompherait alors que Jésus est annihilé. Mais Marie qui, dans son âme, souffre de compassion, ce que Jésus, en son corps et en son âme, souffre dans sa Passion. Marie qui reproduit par « la kénose de la foi » (Jean-Paul II) ce que Jésus vit dans la kénose redoublée de l’Incarnation rédemptrice. « Stabat Mater dolorosa ».

Or, de cette double mort, physique et mystique, jaillit la plus féconde des vies. Jésus est l’Universel concret (Universale concretum) qui va recréer le monde. Les hommes s’imaginaient, le démon lui-même pensait que l’être de Jésus et, avec son être, toute sa mission, était réduite à néant. En fait, elle est réduite dans la forme infime en taille, mais sublime en fécondité, de la semence. C’est en Jésus (et dans le cœur de Marie) que la loi de germination trouve son sens le plus radical : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24). L’hiver prépare secrètement le printemps. Toute vie paraît s’être évanouie ; en fait, elle n’est qu’assoupie. Elle semble disparaître ; en réalité, elle est en train de naître. « La racine vit en hiver » (saint Augustin). Le Samedi Saint, plus rien ne semble subsister – hors Jésus qui, enfoui au plus profond des enfers , est en train d’en remonter victorieux ; hors Marie dont l’espérance indéfectible enfouie au plus intime de son cœur, qui est en train d’accoucher dans les douleurs de l’enfantement le Chris total qu’est l’Église.

Si, avec l’élan de l’espérance, nous regardions nos croix, les épreuves de nos vies, les crises que traverse actuellement l’humanité, à partir de cette loi de germination, tout changerait ! Si, avec les yeux de la foi, nous pouvions croire que, dans la décomposition de nos souffrances et de nos morts, se prépare la composition supérieure, inédite et imprévisible, d’une vie ressuscitée ! Si, avec l’élan de la charité, nous résistions à la tentation de la violence, contre l’autre et contre soi, et demeurions dans la puissance glorieuse du pardon, alors l’Esprit ferait véritablement toute chose nouvelle !

Pascal Ide

[1] La Royauté du Christ et l’Église dans le Nouveau Testament, Cahier biblique de Foi et vie, trad. Mme Latune, Paris, 1941, p. 36. Souligné dans le texte.

13.4.2022
 

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