Le biais rétrospectif, une blessure de l’intelligence

Le biais rétrospectif est le biais cognitif par lequel nous tendons à surestimer, une fois un événement survenu, combien nous le jugions prévisible. Et donc, combien, avant, nous le jugions improbable. Par exemple, une fois une partie gagnée, nous pensons souvent que l’équipe gagnante était plus forte que l’équipe perdante. Pourtant, auparavant et même pendant le match, notre certitude était bien moindre. Ce biais est donc qualifié de rétrospectif au nom de son objet ou de son effets, et pas de son mécanisme. Il s’agit d’une blessure de l’intelligence et non pas de la mémoire : même si elle porte sur un souvenir, elle a plus précisément pour objet le jugement de ce souvenir ; or, l’évaluation est un acte de l’intelligence.

1) Quelques signes

Ce biais cognitif se traduit par une parole : « Je le savais bien ». Par exemple, combien de personnes ont dit qu’elles savaient que la crise financière de 2008 était inévitable. Pourtant, avant la crise des subprimes, ces mêmes personnes auraient été totalement incapables d’en démontrer la survenue et donc de la prévoir. Certes, un certain nombre se sont dits qu’une crise était possible. Mais personne n’a prédit celle-ci et ne s’est avancé à le faire. De même, quand un couple divorce, certains affirment qu’ils en ont eu la prémonition ou l’intuition. Pourtant, auparavant, ils ne se sont jamais risqués à en faire la prophétie.

Or, savoir se distingue de croire en ce que le premier porte sur ce qui est certain et le second sur ce qui est probable ou certain. La formule adéquate devrait donc être : « Je le croyais » ou « Je le pensais », mais non pas : « Je le savais bien ».

2) Quelques preuves

Ces constatations quotidiennes ont été validées scientifiquement. Les psychologues israéliens Baruch Fischhoff et Ruth Beyth, alors étudiants de Daniel Kahnemann, ont réalisé une enquête avant que le président Nixon ne se rende en Chine et en Russie en 1972 [1]. Ils ont demandé aux personnes interrogées d’attribuer une probabilité à quinze résultats possibles de cette démarche diplomatique. Par exemple : Mao Tsé-Toung accepterait de rencontrer Nixon ; les États-Unis reconnaîtraient officiellement la Chine communiste ; ils s’entendraient sur une question importante avec l’Union soviétique. Dans un second temps, les deux chercheurs ont invité les mêmes participants à se souvenir de la probabilité qu’elles avaient attribué aux quinze résultats possibles.

Les résultats sont très éloquents : les événements qui s’étaient réellement produits disposaient d’un coefficient largement exagéré, alors que ceux qui n’avaient pas eu lieu étaient considérés comme ayant toujours été vus comme improbables. Nous reconstruisons donc largement notre mémoire pour que les souvenirs s’inscrivent en continuité avec le présent.

3) Quelques mécanismes

La psychologie s’est passionnée pour les changements d’avis. L’étude suivante a été réalisée.

a) L’occultation de la mémoire

Dans un premier temps, l’expérimentateur choisit un sujet sur lequel l’opinion des participants n’est pas totalement arrêtée (par exemple la peine de mort) et mesure méticuleusement leurs attitudes. Dans un deuxième temps, il présente aux personnes un message persuasif pour ou contre le sujet. Dans un troisième temps, le psychologue mesure derechef leur attitude. Dans un dernier temps, les personnes décrivent quelles étaient leur opinion de départ.

Les résultats sont les suivants. Dans le troisième temps, le discours des participants se rapproche du message persuasif qui a été exposé. Dans le quatrième temps, l’on fait trois constats. Primo, les sujets peinent beaucoup à se souvenir de leur prime opinion. Secundo, ils lui substituent souvent l’opinion actuelle. Tertio, beaucoup sont impuissants à croire qu’ils ont pensé autrement [2].

b) Le besoin d’ordre

Comme d’habitude, Kahnemann interprète ce biais comme le dysfonctionnement du Système 1 : « La machine à produire du sens du Système 1 nous fait voir le monde comme plus ordonné, simple, prévisible et cohérent qu’il ne l’est en réalité [3] ».

Si nous adhérons totalement au diagnostic du prix Nobel, à savoir que ce biais blesse notre intelligence adéquate du réel, de sorte que celle-ci se dérobe à la complexité contingente du monde, en revanche, nous y voyons non pas un dérèglement de la faculté elle-même, mais simplement l’application d’une mauvaise raison, c’est-à-dire un dysfonctionnement de l’acte. Or, l’acte est l’expression de la puissance. Donc, la blessure est moins profonde que ce que Kahnemann en dit.

4) Le pronostic

Les conséquences du biais rétrospectif sont pernicieuses, importantes et étendues en matière de décision [4]. Pernicieuses, car elles semblent difficiles à guérir ou prévenir. Importantes, car elles concernent les décisions dont les enjeux sont vitaux pour autrui. Étendues et variées en ses applications, ainsi que différents exemples vont permettre d’en prendre conscience. D’un mot, à chaque fois, une action qui est posée en prudence a priori, paraît irresponsable lorsqu’elle est analysée a posteriori. Or, le hiatus entre les deux jugements relèvent non pas d’une faute morale, mais du susdit biais.

a) L’exemple médical

Prenons l’exemple d’un chirurgien qui est jugé pour une intervention peu risquée au cours de laquelle un incident imprévisible entraîne la mort du patient. Or, nous avons vu que le biais rétrospectif occulte la mémoire de la probabilité antérieure et la remplace par la probabilité postérieure. Le faible risque va donc être transformé en une haute probabilité (le médecin aurait dû savoir), et le chirurgien menacé d’être condamné.

Si l’on ajoute la blessure émotionnelle engendrée par le décès d’un proche, l’on comprend qu’il est difficile pour le jury de conserver un regard objectif sur l’incident.

b) L’exemple d’un accident

Des psychologues ont élaboré une étude en s’inspirant d’une affaire juridique réelle [5]. Ils ont posé à des étudiants de Californie la question suivante : la ville de Duluth, dans le Minnesota, aurait-elle dû accepter de payer un surveillant de pont à plein temps afin d’éviter que des débris ne se coincent sous le pont et ne bloquent le cours d’eau ? Pour répondre à cette question prudentielle (prospective), un premier groupe d’étudiants a disposé des seules informations que possédait la municipalité lorsqu’elle-même a fait son choix. Un deuxième groupe, lui, a bénéficié de l’information selon laquelle les débris s’amoncelleraient, bloqueraient la rivière et provoqueraient d’importants dégâts. Les expérimentateurs a aussi demandé aux étudiants de ne pas se laisser influencer par le biais rétrospectif.

Résultats. 24 % des participants du premier groupe a été favorable à l’embauche d’un surveillant plein temps par la municipalité, et 56 % de ceux du second groupe. L’on voit donc que, quoi que l’on fasse, même en interdisant la transformation induite par le biais, les étudiants ont considérablement modifié leur jugement.

c) L’exemple d’un accident d’avion

C’est ce scénario que met en scène le biopic coproduit et réalisé par Clint Eastwood, Sully. Adapté du livre Highest Duty (2009) écrit par le pilote avec l’auteur Jeffrey Zaslow, il raconte l’histoire vraie de l’amerrissage forcé du vol US Airways 1549 sur le fleuve Hudson, réussi par le pilote Chesley « Sully » Sullenberger le 15 janvier 2009. En effet, après que la presse et le public ont salué le pilote comme un héros, le Conseil national de la sécurité des transports assure que, si l’on en croit plusieurs simulations informatiques confidentielles, l’avion aurait pu atterrir sans moteur en toute sécurité à l’un ou l’autre de ces aéroports. Peu importe ici le détail des péripéties et du dénouement. Notons seulement que les prétendus experts sont victimes d’un biais rétrospectif : ils créditent le pilote d’une certitude au cours de l’accident qui est une reconstruction après-coup [6].

d) L’exemple du 11-septembre

Ce dernier exemple illustre la loi selon laquelle le biais cognitif qu’est le biais rétrospectif est d’autant plus présent que l’enjeu vital est prégnant. Or, la catastrophe du 11 septembre 2001 est d’une gravité particulière non seulement pour les États-Unis, mais pour le monde. On ne s’étonnera donc pas de ce qu’il ait suscité de nombreux biais rétrospectifs, c’est-à-dire que l’on ait pu si fortement accuser le gouvernement américain d’irresponsabilité et de cécité.

Mais où se situe véritablement la blessure de l’intelligence : chez l’accusateur ou chez l’accusé ? Cela vaut en particulier pour l’information suivante qui fut rendue publique. Le 10 juillet 2001, la CIA a appris qu’Al-Qaïda préparait une attaque de grande envergure contre les États-Unis. George Tenet, directeur de la CIA, transmit l’information non pas au président George W. Bush, mais à Condoleezza Rice, qui est sa conseillère à la sécurité nationale. Quand ce fait fut révélé, Tenet ne manqua pas d’être accusé d’avoir été gravement imprévoyant [7]. Mais qui, le 10 juillet, pouvait savoir de manière sûre que (et comment) l’attentat aurait lieu deux mois plus tard [8] ?

Nous reviendrons en détail sur le « 11-09 » dans notre développement sur le complotisme. Pour l’instant, relevons l’un des biais cognitifs le plus actifs dans cette blessure complexe de l’intelligence.

e) Conséquences

L’on pourrait continuer la liste. Cette lucidité rétrospective pourrait par exemple être source de culpabilité. Découvrant que l’auteur de la dernière lettre de Christian était Cyrano, Roxane s’exclame en se reprochant son manque de discernement : « J’aurais dû deviner quand il disait mon nom [9] ! ».

En plus d’accusations injustes dont nous venons de donner des exemples, l’illusion rétrospective engendre une rétroaction négative sur les accusateurs eux-mêmes, y compris les accusateurs potentiels. En effet, les décideurs ont tiré les leçons de ces reproches injustes : aujourd’hui, ils multiplient les protections et se refusent à prendre des risques [10]. Or, de telles attitudes conduisent à maximiser la bureaucratie et miminiser les procédures plus risquées, mais aussi novatrices. Par exemple, les médecins multiplient les examens complémentaires, même s’ils sont pénibles pour le patient et coûteux pour la sécurité sociale ; ils appliquent des traitements conventionnels, même s’ils sont peu efficaces. Qui est gagnant dans cette attitude ?

5) Quelques remèdes

Nous sommes pris entre deux attitudes opposées : juger moralement cette rectification qu’est l’illusion rétrospective comme un mensonge ; l’excuser psychologiquement au nom du fatalisme prétendu du biais.

La juste attitude (qui est médiatrice plus que médiane) est d’abord anthropologique : elle consiste à ne pas céder au quasi-déterminisme et au pessimisme du biais cognitif, mais à le comprendre comme un défaut d’attention à l’égard du passé et un besoin de continuité ou de fidélité dans son histoire.

Elle est aussi éthique. Il est en effet narcissiquement éprouvant de constater la sinuosité de son parcours, voire l’incohérence de ses convictions et de ses prises de position successives. Seule l’humilité (qui est la vérité, disait sainte Thérèse d’Avila) nous rendra notre mémoire et la confiance nous assurera que nous sommes infiniment plus aimés que nous ne sommes fautifs.

6) Conclusion

Le besoin positif qui s’exprime derrière ce biais rétrospectif est avant tout celui de la cohérence ici diachronique : il est très difficile de consentir à un passé en ligne brisée, voire en rupture. Ce besoin de cohérence ou d’unité s’enracine dans notre besoin de continuité qui n’est pas seulement ontologique ou entitatif – persévérance dans l’être (conatus essendi) –, mais aussi éthique et opératif – persévérance dans notre liberté et notre mémoire, donc dans notre esprit et notre cœur. Se trouve ainsi récusée l’idée selon laquelle notre vie ou notre « je » est une succession d’identité.

Ainsi, la difficulté à accueillir l’altérité ne vaut pas seulement à l’égard de l’autre personne, mais à l’égard de l’autre que ma propre personne a été. La tendance parménidienne (à l’autoconservation) semble parfois prédominer et donc dominer notre tendance héraclitéenne (au changement).

Pascal Ide

[1] Cf. Baruch Fischhoff & Ruth Beyth, « I knew it would happen. Remembered probabilities of once future things », Organizational Behavior and Human Performance, 13 (1975) n° 1, p. 1-16

[2] Cf. Richard E. Nisbett & Timothy D. Wilson, « Telling more than we can know. Verbal reports on mental processes », Psychological Review, 84 (1977) n° 3, p. 231-259.

[3] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 314.

[4] Cf. Jonathan Baron & John C. Hershey, « Outcome bias in decision evaluation », Journal of Personality and Social Psychology, 54 (1988) n° 4, p. 569-579.

[5] Cf. Kim A. Kamin & Jeffrey Rachlinski, « Ex PostEx Ante. Determining liability in hindsight », Law and Human Behavior, 19 (1995) n° 1, p. 89-104 ; Jeffrey Rachlinski, « A positive psychological theory of judging in hindsight », University of Chicago Law Review, 65 (1998) n° 2, p. 571-625.

[6] Pour le détail, on peut se référer au résumé de l’histoire du film sur le site de l’encyclopédie Wikipédia.

[7] Telle fut l’accusation portée par Ben Bradlee, le directeur exécutif du Washington Post.

[8] Cf. Jeffrey Goldberg, « Letter from Washington. Woodward vs. Tenet », New Yorker, 21 mai 2007, p. 35-38. Cf. aussi Tim Weiner, Legacy of Ashes. The History of the CIA, New York, Doubleday, 2007.

[9] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte V, scène 5.

[10] Cf. Philip E. Tetlock, « Accountability. The Neglected social context of judgment and choice », Barry M. Staw & Larry L. Cummings (éds.), Research in Organizational Behavior, Connecticut, JAI Press, vol. 7, 1985, p. 297-332.

1.12.2023
 

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