Pourquoi la liturgie nous invite-t-elle à méditer sur la parabole du bon Pasteur en plein temps pascal ? Et d’abord, en quoi est-il Berger ?
- Jésus est notre Berger d’abord parce qu’il nous conduit vers le bien.
Mettons-nous à l’école du psaume, peut-être le plus populaire du psautier : « Le Seigneur est mon berger » (Ps 23 [22], 1a). La présentation allie l’objectif de la fonction au subjectif de la relation. En effet, le psalmiste utilise le possessif « mon » ; non pas « nous » ; or, la première personne du singulier signifie une intimité. Quand bien même le berger aurait des milliers de brebis, je suis sa brebis à titre unique – ce qui ne veut pas dire préférentiel et encore moins exclusif.
« Je ne manque de rien » (v. 1b). Dieu est mon berger, parce qu’il prend soin de son troupeau. Mais soyons plus précis. D’abord son souci est absolu puisqu’il couvre tous les besoins, en assurant que « rien ne manquera ». Comment ne pas songer à la parole de Jésus recevant ses disciples de retour de mission : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose ? – De rien, lui répondirent-ils » (Lc 22,35) ? Ensuite, la préoccupation divine est immédiate. En effet, le verbe est au présent. Dieu ne nous assure pas seulement de son soutien dans le futur, mais dès aujourd’hui. Enfin, là encore, observons la note personnelle du propos : c’est moi qui ne manque de rien. Le Berger ne se contente pas de pourvoir au bien en général. La doctrine de la Providence nous assure que le gouvernement de Dieu à l’égard des hommes est personnalisé. C’est ce qu’atteste la doctrine classique de l’ange gardien : vous vous imaginez, chacun, d’ailleurs croyant ou non, bénéficie de la protection d’un ange !
Je ne peux tout commenter. Mais j’ajouterai seulement ce verset : « Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (v. 4). Le Berger ne veille pas seulement à notre bien. Il est présent aux jours de détresse. Comment ne pas être bouleversé par le passage inattendu du « je » au « tu », par la brusque apparition de la deuxième personne du singulier ? Or, le « tu » dit une proximité, une familiarité ; il manifeste aussi une expérience ; il exprime enfin une interpellation, une prière. D’ailleurs, a contrario, si le psalmiste avait dit : « Je suis avec toi », le sens eût été semblable (la proximité identique), mais n’aurait pas souligné l’initiative du Berger de se rendre présent, avec la fidélité qui lui est propre. En 1941, année sombre pour le philosophe juif qui voit la sombre avancée du nazisme, année qui est aussi celle de sa mort et de sa plus grande proximité avec le christianisme, Henri Bergson confiera à son journal cet aveu : « Les centaines de livres que j’ai lus ne m’ont pas procuré autant de lumière et de réconfort que ces vers du psaume 23 : ‘Le Seigneur est mon Berger, je ne manque de rien ; passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi’ ».
- Jésus est notre Berger aussi parce qu’il nous conduit sur le chemin de la vérité. C’est ce qu’affirme un passage saisissant de l’évangile selon saint Marc : « En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de compassion envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les enseigner longuement » (Mc 6,34). Aujourd’hui, notre monde est véritablement perdu, incapable de savoir vers quelle direction avancer, parce qu’il ne sait plus la voir, parce qu’il ne sait plus les vérités élémentaires. Notamment, parce que cinq vérités fondamentales sur l’homme ont été perdues, cinq vérités qui sont autant de distinctions désormais brouillées : entre l’homme et la femme ; entre parents et enfants ; entre l’homme et l’animal (et maintenant la plante) ; entre l’homme et la machine (avec la prétendue intelligence artificielle) ; enfin, entre Dieu et l’homme (oubliée dans l’athéisme et effacée dans le panthéisme New Age).
Puisque nous sommes en vacances, prenons nos illustrations dans le cinéma. Actuellement passent sur les écrans Les trois mousquetaires qui met en scène un Porthos bisexuel, un Richelieu sociopathe et un Aramis sacrilège ou Beau is afraid qui, en nous assenant trois heures de la culpabilité phobique d’un homme en fusion œdipienne avec sa mère, n’a pas su tracer la distinction entre les générations.
Heureusement, nous avons droit à quelques beaux films qui, sans nier le drame actuel, proposent de véritables itinéraires de résurrection : Sur les chemins noirs montre comment un homme débauché et ivrogne qui, après s’être détruit non sans détériorer son entourage, se reconstruit dans un patient chemin, tout à la fois physique et intérieur, où il entre dans la tempérance envers lui-même, la persévérance envers la vie et la présence aux autres. The quiet girl décrit avec beaucoup de délicatesse et de justesse une autre évolution, celle d’une petite fille mal-aimée dans sa famille miséreuse qui, le temps d’un été, découvre l’amour chez un couple idéalement tendre pour revenir, mûrie, dans sa première famille, ayant appris que le visage de l’autre se peint avec des ombres et des lumières.
- Que Jésus soit notre Pasteur ne veut malheureusement pas dire que nous sommes ses brebis, c’est-à-dire que nous le suivions. Comment le devenir ?
Hier, nous fêtions sainte Catherine de Sienne, co-patronne de l’Europe. Cette tertiaire dominicaine illettrée et pourtant Docteur de l’Église est connue pour avoir ramené le pape d’Avignon à Rome et tutoyé les grands de ce monde. Mais elle n’a été femme d’action que parce que d’abord elle a été femme de contemplation toute unie à Jésus. Et, dans ses images dont elle a le secret (elle est, de tous les Docteurs de l’Église, celle qui emploie le plus des symboles), elle nous décrit le chemin vers cette union comme une échelle mystique inscrite dans le Corps même du Christ.
Première étape : les pieds de Jésus. Comme Marie-Madeleine, les embrasser en pleurant humblement nos fautes. Nul ne peut être la brebis du troupeau si d’abord il ne reconnaît ce qui l’en sépare : nos égoïsmes, nos jugements téméraires, nos compromissions, nos colères, nos impuretés, etc. Ce qui suppose de demander le pardon à celui seul qui peut nous le donner, Dieu par le ministère du prêtre.
Deuxième étape : le cœur de Jésus. Comme Jean l’Apôtre bien-aimé, reposer longuement sur la sainte Poitrine du Maître. Afin d’entendre battre son Amour pour nous et nous mettre à l’écoute de celui qui est « Parole » (cf. Jn 1,1) et « Vérité » (cf. Jn 14,6). La brebis est celle qui écoute la voix du Berger, lit les Saintes Écritures pour en scruter le sens spirituel, et relit sa vie pour y discerner la présence de Dieu.
Troisième étape : le visage de Jésus. Comme la Bien-Aimée du Cantique qui demande « le baiser d’un baiser de la bouche » de son Bien-imé, de même, la brebis aspire à contempler le Christ face à face et recevoir le saint baiser de la chaste union avec lui. Le pardon est pour le don et le don pour la communion. Après le pardon du Père riche en miséricorde et le don de sa Parole riche en vérité, notre ascension mystique s’achève dans la communion dans l’Esprit riche en amour.
Nous sommes maintenant à même de comprendre pourquoi la liturgie nous parle du Bon Berger. Celui que le Père a ressuscité peut conduire vers le bien, puisque, ressuscité, il a vaincu définitivement le double mal de la mort et du péché ; Celui qui est assis à la droite du Père dit la Vérité, puisqu’il voit ce qu’il nous dit : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Or, le « berger » doit s’entendre au sens fort et extensif de l’Orient ancien : il est à la fois le guide qui conduit et le maître qui enseigne, le Pasteur et le Docteur. De même que, en donnant sa vie, Jésus a résolument choisi de devenir notre Berger, choisissons résolument Jésus comme le Berger de nos vies.
Pascal Ide