Le bâton et l’arbre. L’essence du dialogue selon Martin Buber

Dans un très bref chapitre de ses Fragments autobiographiques, intitulé : « Le bâton et l’arbre », Martin Buber (1878-1965) raconte un épisode de sa vie qui semble avoir été pour lui décisif de toute sa philosophie dialogale :

 

« Après une promenade que j’avais effectuée pour profiter des dernières lueurs du jour, j’arrivai au bord d’une prairie. Sûr de mon chemin, je me laissai prendre par le crépuscule. N’ayant plus besoin d’un appui, et désireux cependant de garder pendant ma halte une liaison, j’appuyai ma canne contre le tronc d’un frêne. Je perçus alors un double contact. Ici où je tenais la canne, et là où ce bâton touchait l’écorce. En apparence renfermé en moi, je me retrouvais où je trouvais l’arbre.

« C’est ainsi que m’apparut l’essence du dialogue. Car le discours de l’homme lorsqu’il est authentique, c’est-à-dire un appel véritable à l’autre, est semblable à ce bâton. Ici, où je suis, où des neurones et des instruments du langage m’aident à formuler un mot et à l’adresser à mon interlocuteur, ici je me ‘représente’ celui auquel je m’adresse, j’ai un contact cérébral avec lui, cet être unique. Mais aussi là où il se tient, un peu de moi-même lui a été délégué qui n’a rien de matériel comme cette présence à moi, qui n’est que vibration, chose insaisissable. Cela flotte là-bas autour de lui, et participe à la réception de mes paroles. J’enveloppe celui vers qui je me tourne [1] ».

 

À qui sait lire, cette anecdote condense le cœur de sa philosophie, à savoir « l’essence du dialogue ». Résumons-en très brièvement les éléments :

  1. Le dialogue suppose d’abord la présence d’un « je ». Présence ne doit pas s’entendre au sens banal d’un « être-là », mais au sens profond, radical, d’un être pleinement présent à lui-même (« présence à moi »). C’est ainsi que Buber dit : je suis « sûr de mon chemin ».
  2. Lorsque le « je » est centré, alors il peut rencontrer véritablement le « tu ». Et ce « tu » se présente comme un « autre », totalement « unique » et donc irréductible à moi-même. Voilà pourquoi Buber parle d’un « double contact », le premier ne pouvant se substituer au second. Cette distinction se traduit d’abord par l’espace entre les deux êtres, le « je » étant « ici » et le « tu » étant là ». Et cette distance est telle qu’il affirme que ce frêne, qui pourtant est à portée de canne, est « là-bas ».
  3. Bien que distincts, « je » et « tu » ne sont pas séparés. En effet, il y a d’abord contact matériel. Mais, au-delà du contact matériel, il y a « un contact cérébral ». Le « je » se « représente » le « tu ». Voilà pourquoi Buber éprouve le besoin d’un lien : « N’ayant plus besoin d’un appui, et désireux cependant de garder pendant ma halte une liaison ». Autrement dit, sa relation à l’autre qui est ici la nature n’est pas seulement d’utilité (« besoin d’un appui »), ce qu’il appelle une relation «  je-ça », mais une « liaison », une relation « je-tu ».
  4. Pour autant, la relation n’est pas symétrique. Le « je » est ordonné au « tu » : « En apparence renfermé en moi, je me retrouvais où je trouvais l’arbre ». En effet, le « je » n’est centré sur lui (et, ultimement unifié, pacifié) que pour être mieux décentré de lui en vue de l’autre, pour l’autre. Sa relation à l’autre est plus qu’une relation de connaissance qui pourrait replier le « je » sur lui ; elle est une relation de responsabilité par laquelle « je m’adresse» au « tu ». Voilà pourquoi Buber parle d’« un appel véritable à l’autre ».
  5. Jusqu’à maintenant, nous avons parlé des deux pôles, le « je » et le « tu ». Mais un troisième terme s’invite : la parole. Pour Buber, la relation du « je » au « tu » opère par la médiation du discours. Pour qu’il y ait dia-logue, il faut qu’à la dyade, « dia », se joigne aussi la parole, « logos ». Et cette parole constitue véritablement un troisième terme médiateur, puisqu’elle est comparée à ce bâton (la « canne ») qui unit le promeneur à l’arbre. Toutefois, il ne s’agit que d’une comparaison, car double est cette médiation : matérielle, comme le bâton (les « neurones ») et culturelle, donc plus immatérielle (les « instruments du langage »).
  6. L’on pourrait s’étonner que le très religieux Martin Buber, celui qui a fait connaître à notre Occident la richesse du hassidisme, ne mentionne pas Dieu dans cette expérience fondatrice. En réalité, il est implicitement présent. En effet, dans la conférence prononcée à Bentveld aux Pays-Bas intitulée « Chemin vers l’homme » [2], il rappelle l’importance du « retour sur soi-même » (I), c’est-à-dire du « chemin particulier » (II), unique par lequel chacun unifie son âme pour réaliser une œuvre à son tour unifiée (III). Or, l’homme ne « commence par soi-même » (IV) que pour ne plus s’en « préoccuper » et enfin s’occuper du monde (V), afin d’être « là où l’on se trouve », pas ailleurs, c’est-à-dire là où Dieu est (VI). Tel est le sens de la question que Dieu pose à Adam : « Adam, où es-tu ? ». Cette parole n’est point une question informative – Dieu qui est omniscient sait bien où est Adam –, mais interpellative : « L’homme ne peut échapper à l’œil de Dieu, mais, en cherchant à se cacher de lui, il se cache de lui-même » : « Quelle que soit la grandeur du succès, de la jouissance d’un homme, quelle que soit l’importance de son pouvoir quelque colossale que soit son œuvre : sa vie demeure sans chemin aussi longtemps qu’il n’affronte pas la voix » qui demande à chaque homme : « Adam, où es-tu ? » [3]
  7. Enfin, l’on pourrait aussi s’étonner de ce que l’expérience fondatrice du dialogue mette en jeu non pas deux personnes, mais une personne humaine et une chose de la nature, en l’occurrence, un frêne. Peut-être nous est-il d’abord signifié que le cadre a favorisé cette expérience. En effet, aux « dernières lueurs du jour », la nature est silencieuse ; or, cet apaisement des sensations visuelles et auditives, celles qui mobilisent le plus l’attention, aide au recueillement, accroît « la réception » dont il parle au terme. De plus, au « crépuscule », l’esprit est lui-même proche de cet état de veille et d’éveil, c’est-à-dire de disponibilité à ce qui se donne. Ensuite, peut-être cette expérience s’adapte-t-elle à la forme d’esprit de Buber ? En effet, le hassidisme use volontiers de paraboles ; or, toute cette expérience sert de fondement à une analogie : le promeneur est au « je » ce que le frêne est au « tu » et ce que le bâton est au langage. Voire, dans sa douceur toute en retrait (voire, toute en négativité), l’expérience peut d’autant plus imprégner l’intelligence du philosophe.

 

Mais l’expérience décisive relatée plus haut dit plus. Elle contient encore deux autres « trésors » qui, s’ils sont effectivement nommés, n’ont pas retenu toute l’attention qu’ils méritent et sont pourtant aussi constitutifs d’une philosophie du dialogue que les trois pôles, le « je », le « tu » et le dialogue.

  1. Le premier est la représentation : « là où il [l’autre] se tient, un peu de moi-même lui a été délégué ». La parole n’est pas seulement autre chose que moi (sinon, comment pourrait-elle se détacher de moi pour aller à la rencontre de l’autre), mais quelque chose de moi qui me « représente » – non plus au sens réducteur de la philosophie de la connaissance, l’image ou le concept, mais au sens plénier de ce qui me rend présent à l’autre, donc me rapproche jusqu’à toucher celui qui est pourtant « là-bas ». Cette représentation est une re-présentation. Les mots par lesquels je m’adresse à l’autre ne contiennent pas seulement une information, mais le locuteur en personne. Or, je vais le redire, la représentation est ce que la métaphysique de l’amour appelle la symbolisation : l’aimant se symbolise dans le don qu’il fait à l’aimé.
  2. Le second est la vibration : cette délégation de moi « n’a rien de matériel comme cette présence à moi, qui n’est que vibration, chose insaisissable. Cela flotte là-bas autour de lui, et participe à la réception de mes paroles. J’enveloppe celui vers qui je me tourne ». Autant la représentation s’identifie aux paroles, autant cette vibration s’en distingue, puisque, explique Buber, elle « participe à la réception de mes paroles ». La multiplication des expressions est révélatrice de ce que le penseur cherche ses mots pour cerner l’identité tellement mystérieuse cette « chose insaisissable ». Or, je vais aussi le reformuler, ce que Buber chercher à nommer est que la métaphysique de l’amour appelle la pneumatisation, l’esprit-souffle qui porte le « je » au « tu ». D’ailleurs toutes ses caractéristiques l’évoquent: « rien de matériel », « vibration », « insaisissable », « flotte », « enveloppe ».

 

« C’est ainsi que m’apparut l’essence du dialogue. Car le discours de l’homme lorsqu’il est authentique, c’est-à-dire un appel véritable à l’autre, est semblable à ce bâton. Ici, où je suis, où des neurones et des instruments du langage m’aident à formuler un mot et à l’adresser à mon interlocuteur, ici je me ‘représente’ celui auquel je m’adresse, j’ai un contact cérébral avec lui, cet être unique. Mais aussi là où il se tient, un peu de moi-même lui a été délégué qui n’a rien de matériel comme cette présence à moi, qui n’est que vibration, chose insaisissable. Cela flotte là-bas autour de lui, et participe à la réception de mes paroles. J’enveloppe celui vers qui je me tourne [4] ».

 

Enfin, un troisième élément, lui, n’est qu’implicitement présent : la métaphysique de l’amour-don. C’est elle qui permet de nouer en gerbe toute cette si riche philosophie du dialogue. Buber en nomme expressément le deuxième moment, la « réception ». En revanche, il n’appelle pas le premier temps, en amont, qui est celui de la donation (le « je » qui s’adresse au « tu » et donc lui fait don d’une parole le symbolisant ; ou, mieux, le « tu » qui convoque le « je » et fait ainsi don de sa présence). Et il n’exprime pas, en aval, ses trois autres moments : a. ni le retour, tout aussi essentiel au dialogue – à savoir les deux moments successifs : la réponse du récepteur qu’est la donation en retour et la réponse du donateur qu’est la réception en retour – (Buber ne souligne que l’enveloppement du « tu » par le « je » et non l’enveloppement symétrique du « je » par le « tu »), b. ni le moment culminant, la communion qui unifie les deux personnes en dialogue par la médiation de la « vibration », c’est-à-dire du souffle.

Pascal Ide

[1] Martin Buber, Fragments autobiographiques, dans Le Chemin de l’homme, suivi de Le problème de l’homme et Fragments autobiographiques, trad. Robert Dumont, Wolfgang Heumann, Jean Loewenson-Lavi, coll. « Le Goût des idées » n° 52, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 261.

[2] Cf. Martin Buber, Le Chemin de l’homme. Nous plaçons entre parenthèses les numéros des 6 chapitres composant cette importante conférence dont le titre complet est : « Le Chemin de l’homme d’après la doctrine hassidique ».

[3] Ibid., I, p. 20.

[4] Martin Buber, Fragments autobiographiques, dans Le Chemin de l’homme, suivi de Le problème de l’homme et Fragments autobiographiques, trad. Robert Dumont, Wolfgang Heumann, Jean Loewenson-Lavi, coll. « Le Goût des idées » n° 52, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 261.

25.9.2021
 

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