Depuis plus de trois siècles, précisément depuis 1639, 210 congrégations religieuses d’origine française, soit des dizaines de milliers de sœurs sont parties évangéliser d’autres parties du monde. Or, en essaimant dans tous les continents autres qu’européens, elles partent souvent au péril de leur vie et s’affrontent aux pires difficultés. L’histoire des missions françaises, en clé féminine, est donc une épopée, au point qu’un gros ouvrage bien informé sur cette histoire encore trop peu explorée, s’intitule Les Aventurières de Dieu [1]. L’aventure n’est donc pas proprement masculine.
Assurément, ces femmes vont vivre des aventures incroyablement risquées et poursuivre le trésor des trésors : le don de la foi dans le cœur de ce que, à l’époque, on appelle les « sauvages ». Mais différents indices semblent attester que ces femmes vivent ces aventures selon une modalité féminine. Tout d’abord, il ne me semble pas qu’aucune missionnaire ne décrive dans ses lettres son goût pour les pays étrangers, sa propension pour l’aventure. Elle est plutôt mue, et parfois avec une énergie hors du commun, par un zèle compatissant pour ces populations défavorisées, par le désir de transmettre l’amour du Christ qui les brûle. Ainsi Marie de l’Incarnation (1599-1672), des ursulines de Tours, et madame de Peltrie – qui finance l’expédition – se sont retrouvées, le 4 mai 1639, sur le vaisseau amiral Saint-Joseph, de Dieppe vers les forêts du Canada. Or, toutes deux sont animées par un « extrême désir [2] », un « instinct violent [3] », selon les mots de la première qui parle ainsi dans ses lettres à son directeur de conscience depuis maintenant déjà quatre ans : « Un désir comme le mien ne peut garder longtemps le silence. Il se fortifie sans cesse et fait que j’ai toujours de nouvelles choses à dire […]. Il n’y a d’heure dans le jour à laquelle je ne sente de nouveaux attraits à aimer ces pauvres sauvages [4] ».
Ensuite, elles ne partent jamais en mission sans l’homme, sans le soutien du masculin. D’abord, elles sont envoyées par un évêque ou du moins pas sans le soutien de celui-ci. Ensuite, elles demeurent en lien avec un confesseur.
Questions qu’il faudrait poser à des spécialistes et qui pourrait confirmer cette interprétation : y a-t-il des congrégations religieuses féminines qui aient précédé des congrégations religieuses masculines ou attendent-elles le plus souvent que l’homme soit en quelque sorte en tête de pont, ne serait-ce que parce que les religieuses ont besoin de vivre des sacrements ? Les sœurs vivent-elles le munus docendi sous le mode de la catéchèse et non pas sous celui du kérygme ? Les récits de martyre féminine en pays de mission semblent très rares : est-ce parce que les autochtones ne cherchent qu’à éprouver la vaillance de ces étrangers missionnaires et méprisent les faibles femmes ? Ou bien parce qu’elles ne s’exposent pas à la première évangélisation, mais visent plutôt à montrer l’évangile par les œuvres de miséricorde, à commencer par le soin et par l’éducation ?
Pascal Ide
[1] Élisabeth Dufourcq, Les Aventurières de Dieu. Trois siècles d’histoire missionnaire française, coll. « Les traversées de l’histoire », Paris, Jean-Claude Lattès, 1993.
[2] Marie de l’Incarnation, Lettre XI, à Dom Raymond de saint-Bernard, Feuillant, 20 mars 1635, dans Correspondance, Dom Guy Oury (éd.), Solesmes, éd. Saint-Pierre de Solesme, 1971, p. 24.
[3] Lettre XII, 26 avril 1635, p. 26.
[4] Lettre XII, 26 avril 1635, p. 26.