L’amour, source de vulnérabilité

Un bénédictin irlandais, Mark Patrick Hederman, écrivait avec grande justesse : « L’amour est la seule force suffisamment impétueuse pour nous obliger à quitter l’abri confortable de notre individualisme bien retranché, à sortir de la coquille imprenable de notre autosuffisance, à nous glisser à visage découvert dans la zone de danger, ce creuset où un individualisme se purifie et devient une personnalité [1] ».

Clive Staples Lewis parle d’expérience, lui qui écrit ces quelques lignes. L’admirable film, les ombres du cœur, a mis en scène le lent chemin de l’essayiste britannique converti de la protection à la vulnérabilité, justement par l’amour :

 

« Le seul fait d’aimer rend vulnérable. Aimez quoi que ce soit, et votre cœur en sera déchiré, et peut-être brisé. Si vous voulez être sûr de le garder intact, ne donnez votre cœur à personne, pas même à un animal. Enveloppez-le soigneusement dans des bagatelles et des fanfreluches ; évitez tout engagement ; mettez-le bien en sûreté dans un coffret ou dans ce cercueil que fabrique votre égoïsme. Mais dans ce coffret sûr, sombre, immobile, étanche, il se transformera. Il ne se brisera pas ; il va devenir inflexible, impénétrable, intouchable. La seule possibilité, à votre choix, autre que la tragédie, ou au moins que le risque de tragédie, c’est la damnation. Le seul endroit, en dehors du Ciel, où vous serez parfaitement protégé de tous les dangers et de toutes les vicissitudes de l’amour, c’est l’enfer [2] ».

 

Voici quelques siècles, Shakespeare achevait ainsi son célèbre Sonnet 27 : « Et mes membres le jour et la nuit mon esprit, / De mon fait ou du tien, ne trouvent de répit [3] ».

Mais revenons au présent. Général des dominicains, Timothy Radcliffe cite une lettre qu’il qualifie de « splendide » de Bède Jarret, Provincial des dominicains d’Angleterre dans les années 1930 à un jeune bénédictin, Hubert van Zeller qui était tombé amoureux d’une personne évoquée sous son initiale P. Terrible épreuve où le moine voyait la fin de sa vocation. Or, contre toute attente, Bède y voir le commencement ! « Je suis heureux, écrit-il à propos du fait qu’il soit tombé amoureux, parce que je crois que la tentation à laquelle vous avez toujours été exposé était du puritanisme, une étroitesse, une certaine inhumanité. Votre tendance a toujours été le refus de respecter la matière. Vous aviez l’amour du Seigneur, mais vous n’aviez pas vraiment l’amour de l’Incarnation ». Suit le diagnostic qui est l’affect de fond régissant la formation réactionnelle, à savoir la crainte : « En réalité vous aviez peur. […] Vous aviez peur de la vie parce que vous vouliez être un saint et parce que vous saviez que vous êtes un artiste. L’artiste en vous voyait de la beauté partout ; le saint de désir disait ‘Mais ça c’est terriblement dangereux’ ; le novice en vous disait ‘Ferme bien les yeux’. Et le Claude [prénom de baptême de Hubert] a bien failli voler en éclats ». D’où le remède : « Si P n’était pas entrée dans votre vie, vous auriez pu voler en éclats. Je crois que P vous sauvera la vie. Je vais dire une messe d’action de grâces pour ce que P a été, et a fait, pour vous [4] ».

Général de la congrégation des frères précheurs comportant un fort pourcentage d’intellectuels parle lui aussi d’or et d’expérience. Aussi est-il précieux que ce grand saint intellectuel qu’était saint Thomas écrive dans son commentaire des Sentences : « Celui qui aime doit donc traverser cette frontière qui le confinait dans ses propres limitations. C’est pourquoi on dit de l’amour qu’il fait fondre le cœur : ce qui est fondu n’est plus restreint dans ses propres limites, tout au contraire de ce qu’est la dureté du cœur [5] ». Et la Somme de théologie médite aussi sur la blessure comme effet de l’amour.

 

Concluons avec l’un des poètes français qui a le mieux chanté la vulnérabilité : « Ce qui nous sauve ne nous protège de rien et pourtant cela nous sauve ». Traduction : « prends soin de toi, petite, prends soin de toi, amour [6] ». Et, là encore, cette blessure provient de l’amour : « C’est toujours l’amour en nous qui est blessé, c’est toujours de l’amour dont nous souffrons même quand nous ne croyons souffrir de rien [7] ».

Pascal Ide

[1] Mark Patrick Hederman, Manikon Eros. Crazy Love, Dublin, 2000, p. 66. Cité par Timothy Radcliffe, « Affectivité et Eucharistie », trad. Michel Taillé, La documentation catholique, 2 janvier 2005, n° 2327, p. 38-46.

[2] The Four Loves, Londres, 1960, p. 111.

[3] Poèmes, trad. Jean Fuzier, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, tome 1, p. 92.

[4] Letters of Bede Jarrett, éd. de Downside Abbey, 1989, p. 180.

[5] III Sent., d. 25, a. 1, a. 1, ad 4um.

[6] Christian Bobin, L’inespéré, Paris, Gallimard, 1994, p. 108 et 109.

[7] Ibid., p. 134.

14.2.2024
 

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