L’amour et l’enfermement dans le présent. Délie de Maurice Scève

L’amour peut enfermer dans un présent aliénant. C’est ce qu’exprime de manière aussi dense qu’admirable Maurice Scève, un poète du xvie siècle, dans son œuvre majeure, Délie, qui, en 449 dizains, fait l’éloge de la plus haute vertu, l’amour d’une femme aimée d’un amour impossible. Voici le sixième :

 

« Libre vivais en l’Avril de mon âge,

De cure exempt sous celle adolescence

Ou l’œil, encore non expert de dommage,

Se vit surprise de la douce présence

Qui par sa haute et divine excellence

M’étonna l’Âme et le sens tellement

Que de ses yeux l’archer tout bellement

Ma liberté lui a toute asservie

Et dès ce jour continuellement

En sa beauté gît ma mort et ma vie [1] ».

 

Déjà au siècle de Ronsard et de Marot, la poésie de Scève passait pour singulière, archaïque et difficile ! Combien plus aujourd’hui ! Nous est conté un coup de foudre qui se transforme en drame. Le coup de foudre mobilise tous les topoï et les symboles déjà classiques (le regard, la flèche de l’amour qui blesse, la beauté, l’excellence divine, la servitude totale) et le drame est condensé dans l’équivalence finale entre la mort et la vie.

Ce qui m’intéresse ici est la temporalité mise en œuvre dans cet amour. Elle se déploie à travers les conjugaisons des différents verbes. Et elle ressort d’autant plus que le poème se déploie sur un fond spatial singulièrement homogène. En effet, il se présente comme un dizain (Délie en comporte pas moins de), donc comme un recueil de dix vers, chacun d’eux étant composé de dix syllabes, donc comme un quasi carré.

Une triple temporalité se succède, correspondant à trois moments, trois âges de la vie et trois saisons.

Le premier couvre les deux premiers vers et précède la naissance de l’amour. Il se caractérise par l’absence de souci (« de cure exempt ») et cette période qu’est « l’Avril de mon âge », c’est-à-dire le printemps, ou « adolescence ». Le verbe employé est l’imparfait (« vivais ») ; or, celui-ci caractérise le passé duratif ; donc, ce premier temps s’identifie à la paisible durée.

Le deuxième moment est celui de la rencontre amoureuse. Il occupe le centre du dizain et la plus grande place (six décasyllabes). Nous l’avons dit : il décrit le coup de foudre dont tout dit la soudaineté (« Se vit surprise », « M’étonna l’Âme et le sens »). Aussi les verbes sont-ils désormais conjugués au passé simple qui raconte l’événement passé. Et puisque le premier moment se présentait comme un printemps et une adolescence, on peut en déduire que le deuxième est un été et un passage à l’âge adulte.

Faisant en quelque sorte transition, le huitième vers est au passé composé (« a toute asservie »), Celui-ci introduit une réalité aussi momifiée que son effet (l’aliénation). Il n’est pas le passé simple qui décrit dynamiquement la rencontre. Il n’est pas non plus l’imparfait qui, duratif, ainsi que nous l’avons vu, est fondateur et nourrit la mémoire. Dans le passé composé, le passé est dé-passé, c’est-à-dire muséalisé et, coupé du présent, ne peut plus le vivifier. Mais Scève va le formuler encore autrement, et cette ingéniosité révèle tout son génie poétique.

Enfin, symétriquement au premier moment, le troisième et dernier raconte l’après-rencontre. Il occupe les deux derniers vers. Nous l’avons aussi dit : c’est le drame d’un amour qui n’est pas aimé en retour, un amour impossible. Et le poète l’exprime dans le présent (« gît ») qui est un présent cadavérique. Habitué à valoriser le présent, que l’on soit chrétien (l’abandon à l’instant présent), bouddhiste (le pouvoir du moment présent, The Power of Now) ou nietzschéen (l’éternel retour du même), l’on pourrait être choqué de cette identification du présent à la mort. Nous répondrons que, d’abord, le texte associe « ce jour » à « continuellement », comme si, étrangement, celui-ci s’étalait sans terme. Comme le remarquable film d’Harold Ramis, heureusement traduit par Un jour sans fin (1993), l’amoureux transi est voué à répéter le même jour, indéfiniment. Ensuite, alors que nous avons vu se succéder différents temps conjugués au passé puis le présent, nous ne voyons pas se lever un futur. Enfin, en continuité avec les deux premiers moments, on pourrait ajouter que ce troisième correspond à l’hiver et à la vieillesse. La raison en a été suggérée dans le vers qui convoque le passé composé : « Ma liberté lui a toute asservie ». L’aliénation qui fut l’effet de l’amour devient la cause de la mort. Ce passé composé décrit la liberté décomposée de celui qui n’est plus qu’un mort-vivant. Donc, ce présent n’a plus rien d’un kairos, comme le deuxième moment, ni de cet heureux chronos, presque signe d’un aïon, comme le premier moment : il est un temps qui ne passe plus ; prisonnier, piégé, sans vie, il est la négation même de ce que Bergson appelait durée.

 

Concluons. On pourra regretter l’absence de détails concrets, de chair, sinon d’émotion. Mais l’abstraction même du texte en permet l’universalisation. Poétique rime ici avec gnomique.

Pascal Ide

[1] Maurice Scève, Délie, objet de la plus haute vertu, dizain VI, coll. « Poésie », Paris, Gallimard, 1984, p. .

18.9.2024
 

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