La vie chrétienne à l’aune du don selon Carlo-Maria Martini

Le 1er octobre 1996, le Cardinal Carlo-Maria Martini, archevêque de Milan, a écrit une « Règle de vie du chrétien ambrosien » intitulée « Je parle à ton cœur » [1]. L’intention de cette Règle est simple : « En rappelant le baptême et l’activité catéchuménale d’Ambroise, elle voudrait donner une synthèse de ce que tout chrétien adulte devrait avoir à l’esprit et s’efforcer de vivre. ». Cette « sorte de testament » d’un évêque ayant déjà seize ans de ministère à Milan, s’adresse à tout baptisé, quel que soit la condition et l’âge. Son plan est quadripartite : interrogatio, traditio, receptio, reditio. Or, il est possible d’y lire la dynamique du don.

 

Le cardinal Martini expose lui-même la raison d’être de ces quatre moments :

 

« La Règle part des questions qui sont dans le cœur de chacun d’entre nous (interrogatio) et elle s’efforce d’indiquer un itinéraire crédible, que l’on peut vraiment parcourir, en réponse à l’appel de Jésus à marche à sa suite, et cela par l’intermédiaire du triple mouvement de la traditio (les dons qui nous ont été transmis dans l’Église ambrosienne), de la receptio (l’accueil et l’exploitation de ces dons) et de la reditio (redistribuer ces dons aux autres) [2] ».

 

La première partie est à part, comme le passage cité le dit expressément. Elle pose une question à laquelle les trois autres parties tentent d’apporter une réponse. Or, celles-ci sont structurées selon la rythmique du don. En effet, la traditio est le mouvement par lequel l’Église octroie les dons ; or, le don originaire est auto-communication, diffusion des dons. Ensuite, la receptio n’est pas seulement passive, elle est une « exploitation » ; or, c’est ce que signifie l’appropriation. Enfin, la reditio est une redistribution « des dons aux autres » ; or, qui dit « redistribution » dit don de soi.

Loin de juxtaposer ces trois parties, Carlo-Maria Martini en manifeste l’unité interne. En effet, le terme « dons » est commun aux trois moments. Plus encore, cette unité est dynamique : la reditio parle d’une redistribution, ce qui montre qu’elle s’inscrit dans la continuité dynamique des deux premiers, en particulier du premier.

Enfin, la relation entre les trois moments est de gratuité, donc de surabondance. C’est ce que montre avec une particulière clarté l’introduction de la quatrième partie :

 

« Ce que nous avons reçu gratuitement de Dieu par l’intermédiaire de la tradition vivante de nos Pères et assimilé par l’écoute de la Parole et la célébration des sacrements, nous devons à notre tour l’offrir gratuitement à ceux à qui le Seigneur nous envoie et, par leur intermédiaire, le lui restituer, à lui, le Père, de qui vient tout don, lui qui est le vrai but de notre chemin [3] ».

 

On notera d’abord que Martini explicite les deux premiers moments du don dans des termes précis : « reçu », « assimilé », « offrir ». Ensuite, le mouvement ici décrit est celui de la gratuité : « Ce que nous avons reçu gratuitement […], nous devons à notre tour l’offrir gratuitement ».

Le cardinal Martini confirme ce désintéressement par les deux phrases suivantes :

 

« Nous sommes tous appelés à ‘communiquer’, mus par l’amour communicatif de la Trinité. La joie que le Ressuscité nous fait éprouver en nous expliquant les Écritures et en rompant le pain, nous pousse à ‘partir d’Emmaüs’, pour redonner à beaucoup d’autres ce sens plénier de la vie qui nous a été donné [4] ».

 

Deux arguments établissent que la dynamique du don est de surabondance. Le premier est trinitaire : nous recevons de la Trinité (« mus ») ; or, la Trinité est « amour communicatif » ; par conséquent, « nous sommes appelés à «communiquer» ». Le second est christologique : à Emmaüs, le Christ « nous a donné » le « sens plénier de la vie », de deux manières : « en nous expliquant les Écritures et en rompant le pain » ; le signe du don qui nous a été offert ne trompe pas : c’est « la joie » ; or, le Christ « nous pousse à ‘partir d’Emmaüs»’ » ; ainsi, il nous invite à « redonner à beaucoup d’autres ce sens plénier de la vie ». Cette redamatio (cet amour en retour) est un redoublement du don premier. Ici, l’argument n’est plus seulement objectif, mais aussi affectif : n’est-ce pas « la joie » qui « nous pousse », cette joie du don originaire est motrice du don de soi.

L’auteur confirme une nouvelle fois cette logique du reditus comme profusion, comme répétition libre ou comme réponse généreuse, dans le numéro consacré à l’éducation car celle-ci est « une forme élevée de la restitution des biens reçus » : « Éduquer, cela veut dire donner gratuitement aux autres ce qui nous a été donné gratuitement ». Et cela vaut non pas seulement du côté des éducateurs mais aussi du côté des éduqués. Tel est le cœur de l’éducation : « Aux enfants et aux jeunes eux-mêmes, il est juste de demander d’être des protagonistes actifs du processus éducatif par un accueil et une réponse libres, créatifs et généreux, devant ce qui leur est offert [5] ». Or, Martini fait spontanément appel à différentes catégories significatives : gratuité ; reconnaissance (« l’Église reconnaît ») ; surtout, parlant de l’essence de l’éducation côté de l’éduqué, son raisonnement se fonde sur une logique de l’appel et de la réponse elle-même en relation avec le don intégrant les trois moments : don reçu (« accueil », « devant ce qui leur est offert ») ; approprié (« libres ») ; offert (en « réponse », et cela de manière créative et généreuse).

 

Parcourons rapidement les trois derniers moments en leur relation à la logique du don [6].

  1. La traditio se résume en un mot de saint Ambroise : « Le Christ est tout pour nous [7] ». Ou plutôt, ce don est trinitaire. Nous venons de nommer le Christ ; le Père : « Tant que je suis en chemin, je suis au Christ ; quand je serai arrivé, je serai au Père ; mais partout par le Christ et sous lui [8] » ; enfin l’Esprit comme maître intérieur : « Nous sommes marqués par Dieu dans l’Esprit. Comme, en effet, nous mourons dans le Christ pour renaître, de même, nous sommes marqués par l’Esprit pour pouvoir porter sa splendeur, son image et sa grâce [9] ».

Aux questions nombreuses posées dans la première partie, Interrogatio, il s’agit, non pas de répondre, mais d’entendre la réponse que Dieu nous donne (n. 12). Or, Martini ordonne ces réponses non selon un ordre ni totalement logique ni totalement chronologique, mais d’une chronologie idéale, suivant un ordre de fondation et de perfection (ontologique). Y alternent conditions du côté de l’objet et du sujet : l’événement du baptême (13) qui insère dans la tradition vivante (14) dans lesquels nous entrons par la profession du Symbole de la foi (15) ; une seconde vague se développe dans le trésor des Saintes Écritures (16), Parole qui est accueillie par le silence contemplatif (17) ; une troisième vague de don est constituée par les sacrements, ici l’Eucharistie (18). De ces dons découlent deux effets : la lumière sur le sens de la vie (19) et la gratitude joyeuse (20).

Il est à noter que le « silence contemplatif » anticipe l’appropriation, puisque Martini en dit qu’il est « la capacité de rentrer en soi-même, de retrouver notre surmonte, en surmontant l’anxiété et la hâte qui nous dévorent, en nous arrêtant pour écouter les véritables questions afin de recevoir sur celles-ci la lumière de Dieu qui parle » (17).

  1. L’homogénéité de la troisième partie, consacrée à la receptio, est moins patente. En fait, se fondant sur la pratique de l’Église milanaise inspirée par saint Ambroise, la réception se fonde sur quatre piliers : « prière, Parole, sacrements, exercice de la charité » (24), le dernier étant étudié dans la reditio. Ils ressemblent fort à ce que nous avons déjà vu, mais élargis, approfondis, appropriés.
  2. Dans sa quatrième partie, Martini détaille surtout un mode de reditio : le don à l’autre. Il ne traite pas du reditus à Dieu. Le plan suivi par Martini suit les différentes sphères d’altérité : l’accueil fraternel des croyants (40) et des plus pauvres (41) ; la présence à la société (42), au monde politique (43) et au monde du travail (44) ; au plan « économique », dans l’éducation (45) et la famille (46). Puis, Martini décrit quelques caractères généraux du type de vie : sobriété (47), en concorde (48) et missionnaire (49).

 

On pourra s’interroger sur le peu de place accordé à ce dernier point, la mission. Quoi qu’il en soit, dans le prolongement de son illustre prédécesseur, saint Ambroise, l’archevêque de Milan discerne dans la dynamique du don la clé herméneutique unifiant la totalité de la vie chrétienne. Redisons-le, sans nous lasser, avec le Christ dans son discours… missionnaire : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

Pascal Ide

[1] Cardinal Carlo-Maria Martini, « Je parle à ton cœur », La documentation catholique, 2150 (15 décembre 1996), p. 1067-1077.

[2] Ibid., p. 1068.

[3] Ibid., n. 39, p. 1074-1075.

[4] Ibid., n. 39, p. 1075.

[5] Ibid., n. 45, p. 1076.

[6] Nous placerons entre parenthèses le n° du texte de Carlo-Maria Martini auquel nous renvoyons.

[7] La virginité, 16, 99.

[8] La foi, L. V, 12, 150.

[9] L’Esprit-Saint, L. I, 6, 79. Ces trois citations sont faites dans le n. 12.

1.11.2021
 

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