La vertu de courage 3/3

5) L’acte du courage

a) L’affrontement

L’acte du courage est l’affrontement. Redisons-le : le brave ne s’affronte pas d’abord à l’obstacle extérieur, mais à la crainte intérieure suscitée par la difficulté.

Symboliquement, être courageux, c’est faire un pas en avant. C’est ce qu’illustre un passage du film à succès Avatar.

Avatar, science-fiction américain de Jim Cameron, 2009.

La scène se déroule de 0 h. 25 mn. 40 sec. à 0 h. 28 mn. 15 sec.

Histoire

Dans le futur, en l’an 2154, Jake Sully, ancien marine, paraplégique, est envoyé sur Pandora, l’une des lunes de Polyphème, située dans le système stellaire d’Alpha Centauri, à 4,4 années-lumière du système solaire. La planète est habitée par les Na’vis, une espèce indigène humanoïde de trois mètres de haut, possédant une peau bleue et une queue, qui vivent en harmonie avec leur environnement.

Lorsque les humains arrivent sur la planète, ils découvrent un minerai jusqu’alors inconnu dans le système solaire, l’unobtanium, qui est la clé pour résoudre la crise énergétique sur Terre. Comme le plus gros gisement se situe sous les racines d’un arbre gigantesque qui abrite un clan Na’vi, les Omaticayas, les Terriens décident de créer le programme Avatar, un programme diplomatique, pour gagner la confiance des Na’vis et déplacer leur peuple, afin d’extraire le minerai. Un « avatar » est créé génétiquement à partir de l’ADN de Na’vi et de celui de son « pilote », de sorte que ce nouvel être possède un corps Na’vi et un cerveau humain, qui est contrôlable à distance par celui-ci grâce à des ordinateurs. Jake accepte de participer au programme Avatar, pour remplacer son défunt frère jumeau, biologiste destiné à travailler sur Pandora.

Pandora, recouverte d’une jungle luxuriante, est peuplée d’une faune et d’une flore aussi magnifiques que dangereuses (cet écosystème complet et fantasmagorique a été inventée de toutes pièces par Cameron). Nous retrouvons Jake Sully, lors d’une mission d’exploration qui aurait dû être de toute tranquillité, avec l’avatar du docteur Grace Augustine (Sigourney Weaver) qui est responsable scientifique.

Commentaire

Jake Sully, aussi curieux (vif d’esprit) que désobéissant, découvre une bête impressionnante, mais plutôt pacifique et herbivore, de Pandora, ou plutôt un troupeau de rhinocéros géants, avec des cornes semblables aux rostres des requins-marteaux, dont le nom n’est pas cité.

L’animal suscite la peur qui se lit sur le visage de Grace.

Jake, lui, va exercer la vertu de courage. Négativement, il évite les deux extrêmes contraires au courage. D’une part, aidé par Grace, il se refuse à l’agression de l’animal, ce qui serait témérité. D’autre part, impressionné par l’animal, donc par le danger qu’il représente, il ne fuit pas.

Positivement, au lieu de reculer, il avance, bravement. Ce faisant, il dépasse le conseil qui lui a été donné de rester sur place. Plus encore, il fait appel à son intelligence : puisque l’animal marque son territoire, il marque aussi le sien.

De plus, militaire dans l’âme, Jake Sully s’est peu à peu forgé une âme courageuse. Cela se verra plus tard, lorsque, seul dans la jongle de Pandora, il devra affronter sa redoutable faune – ce qui attirera l’admiration de celle qui deviendra sa femme.

Enfin, nous le reverrons, le courage utilise ici l’énergie de la peur.

On objectera que Jake n’est pas courageux, puisque, face au second animal, encore beaucoup plus impressionnant, le thanator – croisement de tigre et de loup, mais, possédant six pattes et beaucoup plus grand, même qu’un Na’vi, manifestement carnivore, de surcroît très rapide et très agressif –, il s’enfuit. En fait, la fuite peut devenir un acte de courage, lorsque l’adversaire. Pour le comprendre, il faut considérer que les vertus morales ne s’exercent jamais isolément. Ici, il est intégré par la prudence dans l’histoire de la personne. C’est la juste attitude face à la frénétique agressivité du thanator – qui mérite son nom, puisqu’il est construit sur le grec thanatos, « mort ».

Retenons cet acte symbolique et typique du courage : le pas en avant.

b) Le moteur de l’amour ou le courage comme vertu du cœur

« Rodrigue, as-tu du cœur ? – Tout autre que mon père, l’éprouverait sur l’heure ». Qui ignore ce splendide échange du Cid, célèbre et célébré pour la rime intérieure, à la césure ? Or, ici, il s’agit non pas du cœur amoureux de Rodrigue pour Chimène, mais du cœur courageux.

Nous avons perdu ce beau sens du terme biblique « cœur ». Avoir du cœur, c’est être courageux. C’est dire que le courage s’enracine dans le cœur. Dans l’anthropologie biblique, le souffle va dans le cœur. Avoir du cœur, c’est avoir du souffle, donc pouvoir se battre, et avec endurance (on en reparlera).

Joignons les deux sens : le courage est une forme de l’amour ; c’est la forme que l’amour prend lorsqu’il est confronté à un obstacle.

Est-ce que cela ne vous fait pas vibrer ? Si certains parmi nous sont amoureux, je pense aux hommes, mais cela vaut aussi pour les femmes, ne sentez-vous pas que vous êtes prêts à tout pour celui ou celle que vous aimez ? L’amour mobilise en nous une folle énergie.

Eh bien cela vaut pour toute noble cause : pour notre vie, pour l’autre, pour ce qui est bien, pour Dieu lui-même.

Voilà pourquoi la force dont nous parlons n’est pas de la violence agressive.

c) Le plus haut acte du courage

Le courage s’affronte à la crainte. Or, le péril par excellence est la mort et la plus grande peur, celle de mourir. Aussi le plus grand acte de bravoure est-il celui d’affronter la mort, surtout si elle est injuste. Voilà pourquoi le martyre est le plus haut acte de force.

Il est ainsi clairement souligné dans l’exemple d’Astérix que cette vertu ne se manifeste pleinement que face à la mort ; de même que la crainte ultime. Il demeure que la peur est déclenchée par des causes plus anodines comme une musique inhabituelle…

d) Les deux actes du courage

Dans Out of Africa, Karen Blixen (Meryl Streep) constate un moment, à propos du départ de Dennis (Robert Redford), l’aventurier anglais dont elle est follement amoureuse : « Étrange départ. Il se glisse une pointe d’envie. Les hommes partent pour que soit testé leur courage. Mais nous, c’est notre patience que l’on teste, notre aptitude au manque, à endurer la solitude ».

Dans les deux cas, il s’agit bien de la même vertu : le courage, mais sous ses deux visages : l’attaque et la persévérance, l’agredi et le sustenere.

Or, des deux actes, le second est plus courageux car il s’inscrit dans la longue durée. Il porte d’ailleurs un nom particulier : la patience. Celui-ci peut être l’effet de la vertu morale. Tel est le cas de la patience d’Ulysse qui constitue le sommet de sa vertu : « Patience, mon cœur ! », s’exclame-t-il face au sentiment d’injustice présente dans son palais, avant qu’il ne se venge des courtisans [1].

Mais, chez le chrétien, la patience, comme toute vertu, surgit de l’amour. Saint Augustin répond à un catéchiste qui trouve fastidieux de toujours répéter la même chose, en rédigeant un petit traité De Catechizandis Rudibus. Le Père africain connaît ce dégoût engendré par la répétition des mêmes choses. Mais il invite à aller plus loin. Grâce à l’amour :

 

« Nous éprouvons du dégoût à ressasser des notions rebattues et faites pour des petits enfants. Mettons-les au niveau de nos auditeurs avec un amour fraternel, paternel, maternel. Et quand nous en ferons qu’un avec leur cœur, même à nous, elles nous paraîtront nouvelles. Si grande, en effet, est la puissance de la sympathie que, quand nos auditeurs sont impressionnés par nous qui parlons, et nous par eux qui apprennent, nous habitons les uns dans les autres, Par suite, ils disent, pour ainsi dire, en nous, ce qu’ils entendent, et nous, nous apprenons, d’une certaine manière, en eux, ce que nous enseignons ».

 

Alors saint Augustin explique que c’est la même chose qui se passe lorsque nous faisons visiter à des amis des monuments que nous avons déjà vus mille fois. « Notre jouissance n’est-elle pas renouvelée par la nouveauté de la leur ? Et elle l’est d’autant plus que notre amitié est plus chaude. Car autant nous sommes en eux, liés par l’amour, autant les vieilles choses deviennent même pour nous, nouvelles [2] ».

6) Mise en œuvre du courage

Comment agir courageusement ?

a) Ne pas fuir, mais affronter

À tout sentiment est joint un comportement. La peur engendre une attitude, la fuite ou l’évitement. De plus, l’action permet de diminuer la peur. Elle mobilise l’énergie ; elle permet aussi de faire s’évanouir la crainte en éliminant les illusions. En voici trois exemples.

1’) Affronter la mort de l’autre

Dans son autobiographie, Nicolas Hulot raconte que, l’après midi du 24 décembre 1974, alors qu’il n’a que 18 ans, il découvre, dans la cave de son immeuble, le corps de son frère aîné qui s’est suicidé. Ne pouvant dormir, la nuit suivante, Nicolas décide de redescendre dans la cave. Il choisit donc de soigner le mal par le mal, un réflexe qui le sauvera souvent par la suite, lorsque, par exemple, il s’approchera du vide pour vaincre le vertige. Il explique, avec lucidité, qu’il n’agit pas « par masochisme, mais parce que c’est un moyen de (se) contraindre à ne pas céder à (ses) faiblesses. On ne peut vivre qu’en dominant ses peurs. Pas en refusant le risque d’avoir peur [3] ! » Cette attitude est en tout cas celle de l’homme courageux qui affronte non pas le danger, mais la crainte du danger.

2’) Affronter l’opinion contraire de l’autre

Ambroise Ficheux, atteint d’un cancer rarissime (3 cas sur 1 million de personnes), est mort à l’âge de quinze ans, après avoir combattu la maladie pendant cinquante mois. Le vendredi 21 mars 2008 est, cette année, le Vendredi Saint. Il est en cours de français. Soudain, Ambroise lève la main. Le professeur lui donne la parole : « Madame, il est 15 h., dit-il. Nous pourrions faire une minute de silence pour le Christ qui vient d’expirer pour nous ». Même si nous sommes dans un collège privé catholique, l’enseignante demeure médusée devant le courage de ce garçon qui confesse sa foi publiquement et sans ostentation. La classe opine : « Il y eut alors un silence profond dont tous se souviennent aujourd’hui avec émotion [4] ».

3’) Affronter l’erreur ou témoigner de la vérité

Karol Wojtyla et Jerzy Kluger, sont tous deux polonais, le premier catholique (futur pape Jean Paul II), le second juif. Ils sont ami d’enfance. Celui qui est appelé Jurek rapporte l’anecdote suivante. Il apprend que, après avoir passé un examen, il est accepté, ainsi que Karol (qui, lui, est surnommé Lolek), en cinquième année de collège. Heureux de cette réussite, il court l’annoncer à son ami dont il apprend qu’il est à l’église en train de servir la messe. Il s’installe dans un coin de l’église pour l’attendre. C’est alors que deux femmes se tournent vers lui après la communion et, l’ayant reconnu comme juif, l’une d’entre elles le sermonne : « Que faites-vous ici ? Vous êtes juif, les juifs ne sont pas autorisés à entrer dans l’église ! » Jerzy demeure silencieux et tout honteux. Il attend que la messe s’achève et s’approche de Lolek qui lui demande aussitôt :

« Qu’est-ce qu’il y a ?

– Nous sommes admis au collège, dis-je, la voix un peu tremblante.

– Je ne parlais pas de ça, poursuivit Lolek, je voulais savoir ce que te disait la femme assise à côté de toi ». Alors Jerzy explique les faits. Il ajoute : « Crois-moi, Lolek, je ne savais pas que les juifs n’avaient pas le droit de venir ici.

– Qu’est-ce que tu racontes ? M’interrompt mon ami en fronçant les sourcils avant de se diriger vers la femme qui se tenait près de la porte. Ne sait-elle pas que les juifs et les catholiques sont tous enfants du même Dieu ?

Il avait parlé de façon très sonore et la question résonna haut et fort dans l’église. La plupart des fidèles se retournèrent, y compris la femme, qui fit un signe de crois et sortit.

– Les juifs et les catholiques descendent d’un Dieu unique, Jurek, qui est le Dieu d’Abraham, dit Lolek, en se retournant vers moi. Tu peux venir ici quand tu veux.

À cette époque, Lolek avait à peine dix ans [5] ».

b) Développer son courage pendant la désolation

Oui, il va falloir se battre. Et Dieu est avec nous dans ce combat. Mais pas toujours comme nous l’imaginons. En particulier, la désolation nous entraîne au combat spirituel.

Sainte Catherine de Sienne offre un critère proche. D’ailleurs il est fondé sur une expérience. La tertiaire dominicaine vient de vivre une longue et éprouvante tentation de l’esprit impur lorsque Jésus lui apparaît sur la Croix :

 

« Ma fille Catherine », murmura-t-il. Enflammée d’amour, inondée de larmes, elle se prosterna à ses pieds : « O bon et doux Jésus, où donc étais-tu, tandis que mon âme était en proie à de tels tourments ?

– J’étais dans ton cœur, Catherine », fut la douce réponse, « car je ne m’éloigne jamais que de ceux qui les premiers s’éloignent de moi.

– Dans mon cœur, Seigneur ! au milieu de toutes ces tentations et de ces visions impures ? » demanda la jeune fille étonnée. « Si tu étais dans mon cœur, comment n’en n’avais-je point conscience, comment pouvais-je être près du feu sans me sentir réchauffée par sa flamme ? Or je ne ressentais que froideur, désolation et amertume, et il me semblait être pleine de péchés mortels !

– Dis-moi, Catherine », reprit le Seigneur : « ces tentations te causaient-elles de la joie ou de la peine ?

– Ah ! je les avais en horreur et elles me désespéraient affreusement !

– Et pourquoi en était-il ainsi ? Crois-tu que si je n’eusse pas été dans ton âme et n’avais pas fermé toutes les portes de cet asile, ces mauvaises images n’y auraient point pénétré ? J’étais dans ton cœur, de même que j’étais sur la croix, souffrant et cependant heureux ! Tu ne sentais pas ma présence, mais j’étais là avec ma grâce et quand tu offris spontanément de supporter tous les tourments et même la damnation éternelle, plutôt que d’abandonner mon service, tu fus délivrée, car je ne prends pas plaisir à torturer une âme, mais je me réjouis lorsque, pour l’amour de moi, elle consent à souffrir et à persévérer dans la souffrance. C’est pourquoi, dorénavant, j’aurai avec toi une plus grande intimité et te visiterai plus souvent. » Jésus disparut et Catherine demeura seule, le cœur palpitant d’extase [6] ».

c) Déconditionner l’anxiété

L’anxieux perçoit le monde et le quotidien comme remplis de menaces. Avec deux conséquences majeures : en absence de problème, une hypervigilance au danger ; en présence de problème, une amplification et une généralisation, c’est-à-dire une focalisation sans recul. Le remède est notamment quintuple [7] :

1’) Réfléchir

On entend l’objection : les anxieux réfléchissent trop ; le remède ne serait-il pas plutôt : qu’il ne réfléchisse plus ?

Non. D’abord, c’est irréaliste : le souci revient toujours. Ensuite, c’est inefficace : le souci de l’anxieux est fondé sur le réel, ce n’est pas du délire.

Le remède consiste donc à aider l’anxieux à mieux réfléchir, c’est-à-dire à évaluer la réalité avec justesse, au lieu de ruminer sans fin.

2’) Ne pas transformer les doutes en certitudes

En effet, le propre de la projection anxieuse est de confondre un futur possible (et toujours inquiétant) avec le réel.

Le remède consistera : a) à envisager toutes les hypothèses et non seulement les pires, donc à donner aussi la parole aux issues positives ; b) ne pas choisir ; c) enfin, à les considérer comme possibles, donc comme futures, non comme présentes.

Exemple : « Je dois aller tracter ; donc, je vais rencontrer un collègue ; donc, il va en parler à mon patron ».

3’) Ne pas amplifier la réalité

En effet, l’anxieux ne se contente pas de trier le réel, il voit une catastrophe derrière chaque incident : « Il m’a vu tracter ; il va me pousser à la faute ; ainsi il pourra me licencier ; je ne retrouverai jamais de travail ; je serai à la rue et mes enfants devront mendier dans le métro ».

Le remède consiste : a) reconnaître ce mécanisme et voir son irréalisme ; b) consentir au réel.

4’) Accepter l’incertitude

En effet, l’anxieux vit d’une fausse croyance : tant que la situation n’est pas totalement cadrée, verrouillée, sécurisée, il faut être sur ses gardes et envisager le pire.

Le remède consiste donc : a) là encore dans la prise de conscience de ce processus ; b) et à accroître la tolérance à l’incertitude, lui montrer qu’on peut vivre sans avoir de certitudes.

5’) Apprendre la confiance

En effet, l’anxieux vit dans la méfiance permanente : « Les personnes ne sont pas fiables ; le monde est plein de périls ; mieux vaut prévenir que guérir ».

Le remède consiste donc à redonner sa confiance : progressivement, a priori et inconditionnellement.

d) Employer la colère

Au terme de Bilbo, la juste guerre des Nains, des elfes et des hommes contre les gobelins (orques) menés par Bolg, aurait pu tourner court, même avec l’aide de Gandalf, même avec l’aide si précieuse des Aigles, car « ils demeuraient inférieurs en nombre ». Ils ont dû leur salut à Beorn : « Beorn lui-même apparut – sans qu’on sache comment, ni d’où il était apparu. Il vint seul, sous forme d’ours ; et dans sa colère, il semblait avoir pris une taille gigantesque ». Dans un premier temps, écartant

 

« les loups et les gobelins comme s’ils étaient faits de plume et de paille, il « souleva Thorin et le transporta hors du champ de bataille. Il revint bientôt, sa colère redoublée, et rien ne put lui résister, ni aucune arme lui porter atteinte. Dispersant la garde rapprochée, il renversa Bolg lui-même et l’écrasa. Sa mort jeta la consternation chez les gobelins, qui s’enfuirent dans toutes les directions. Mais chez leurs adversaires, un nouvel espoir avait chassé toute fatigue, et ils se mirent immédiatement à leur poursuite », de sorte que « les trois quarts des guerriers gobelins du Nord avaient péri ce jour-là, et les montagnes connurent la paix pendant de longues années [8] ».

 

Ce Beorn représente la puissance de la juste colère. Sans colère, il n’aurait pas eu la force de mobiliser toute l’énergie nécessaire pour vaincre un ennemi supérieur en nombre. Cette énergie est telle qu’elle le transforme, le fait changer de forme, lui donne, au moins en apparence, « une taille gigantesque ». Sans justice, Beorn n’aurait été que rage vengeresse et aurait conduit à amplifier la spirale de la violence, alors que « les montagnes connurent la paix pendant de longues années ». Le signe de cette justesse est que, en un premier temps, il a rendu hommage à Thorin ; or, le roi, ici des Nains, symbolise la figure du droit, de la justice, dans le droit ancien (un chevalier est lié non pas à un pays, mais à une personne, le suzerain, un roi). Un autre signe est le caractère contagieux de son exemple.

Nous trouvons ici une des belles incarnations de la force domestiquée et même christianisée (à l’instar du chevalier), car mise au service de la vérité et de la justice. Christopher Tolkien dit dans le glossaire de son édition de la Saga du Roi Heidrek le Sage que Beorn hérite des qualités du légendaire berserker de la tradition nordique et définit ainsi ce dernier à partir de son étymologie « vêtu (plastronné) comme un ours » : « un homme capable d’une rage folle ou d’attaques déchaînées. Les berserks avaient la réputation de se battre sans plastron, rageant comme des loups en déployant la force d’un ours ; on peut presque les considérer comme des êtres capables de changer de forme, et d’acquérir la force et la férocité d’une bête. Au temps du paganisme, les berserks étaient fort recherchés comme guerriers, mais sous la foi chrétienne, ceux qui ‘devenaient berserk’ s’exposaient à de lourdes sanctions [9] ».

De toutes les vertus, le courage est la vertu la plus admirée, la plus mise en valeur dans les films.

Pour viser la sainteté, il nous faut tenir ferme dans le bien. Car le monde est semé d’embûches ; ceux-ci suscitent des craintes qui elles-mêmes nous incitent à fuir. Or, le courage, disait Aristote, c’est ce qui permet « d’agir de façon ferme et inébranlable [10] ». C’est d’ailleurs en ce sens que le courage n’est pas seulement une vertu particulière (par laquelle nous nous affrontons au danger), mais aussi une vertu générale, pivot des autres vertus et de toute la vie. Par le courage, je demeure stable, malgré mes envies de fuir.

e) Poser des petits actes

La vertu grandit par de petits actes.

 

« Quel que soit notre tempérament, nous avons tous une certaine estime du courage. Chez l’enfant néanmoins, le courage est d’habitude plus imaginaire que réel. Il le transporte spontanément sur des personnages qui ont frappé son imagination, sur de grands hommes, sur des héros de romans d’aventure ; il ne supporterait pas qu’ils soient lâches, même dans les pires circonstances. Lui-même cependant s’effraie pour peu de chose, recule devant une ombre et prend peur si on lui demande d’aller se coucher dans le noir.

« La formation du courage est progressive. Le courage s’acquiert beaucoup plus par de petites victoires sur soi, remportées au jour le jour, que par de grandes actions rêvées. Tel sera l’effort quotidien de l’étude, d’une tâche à accomplir, d’un service à rendre, d’une paresse ou d’un défaut à vaincre. Ce seront aussi les combats à mener, les épreuves rencontrées, les souffrances petites et grandes à supporter, jusqu’à l’affrontement de la mort, dans la maladie ou chez des êtres chers.

« Pour apprendre le courage, il n’y a pas de cours prévus comme pour la musique ou les autres arts : mais la famille particulièrement devrait être une école de courage par l’exemple des parents, par une discipline judicieusement imposée, par l’incitation à l’effort personnel et à la persévérance. Le courage, comme toute vertu, réclame des éducateurs plus que des professeurs [11] ».

f) S’exercer au quotidien

Comme toute vertu, le courage s’accroît par l’entraînement quotidien.

Le capitaine de l’armée française Gérard de Cathelineau (1921-1957) a cueilli tout le fruit de sa vie de courage et de don de soi dans l’instant héroïque de sa mort, alors que, après son deuxième séjour en Indochine il est affecté en Algérie, au 3e Bataillon du 121e Régiment d’infanterie. Le vendredi 12 juillet, le Capitaine de Cathelineau se rend au village de Tamagoucht, perdu au milieu des montagnes de la Kabylie, pour y découvrir des abris souterrains occupés par des rebelles. Au petit matin, accompagné d’un adjudant de gendarmerie, il découvre un de ses abris. Mais un rebelle l’occupe. Il décharge son arme sur les hommes.

 

« Le Capitaine de Cathelineau eut à peine le temps de faire un geste et de crier sur le rebelle, en même temps il garait derrière lui l’adjudant de gendarmerie. Il fut touché à la gorge, à la poitrine et aux jambes. C’est la première atteinte qui fut mortelle. Il tomba sur le corps du gendarme qu’il préserva ainsi de son corps et il décéda presque aussitôt ».

 

Quand le soldat ennemi a pointé l’adjudant de Gendarmerie présent à ses côtés, le mouvement spontané de conservation aurait été de se jeter à terre ou de se cacher derrière lui. Tout au contraire, Cathelineau s’est placé entre le gendarme et l’arme ennemie, spontanément, sans réfléchir, pour le protéger, en faisant de son corps un bouclier : cette spontanéité dit quel sens de l’autre (l’autre qui passe en premier) avait peu à peu habité son âme, au point de devenir cette seconde nature. De fait, à 22 ans, il écrivait déjà : « Quand je fais le fou, c’est pour donner le change. Je rêve d’épopées, de sacrifices, de donner mon sang pour une belle cause, dans un vaste horizon ». A la même époque, il faisait cette prière : « Permettez, Sainte Vierge Marie, que je sois toute ma vie le serviteur de Dieu, et sans hésitation, le défenseur de toutes les causes saintes, à l’instar de mes ancêtres ».

Son biographe commente :

 

« Son dernier geste pour garer derrière lui, au moment du danger imminent, un de ses hommes, et s’exposer ainsi le premier à la balle meurtrière, est trop grand et trop sublime pour qu’il soit besoin de le commenter. Ce fut de sa part un geste instinctif, mais combien révélateur de l’habitude qu’il avait contractée de soumettre toute sa vie au précepte du Christ : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ [12] ».

g) Imiter Jésus

 

« Or, comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem. Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci s’étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue. Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il faisait route vers Jérusalem. Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : « Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ? » Mais lui, se retournant, les réprimanda. Et ils firent route vers un autre village » (Lc 9,51-55).

 

Ce passage est d’une extrême importance. Il fait la césure entre les deux parties de la vie publique. Traduisons-le de manière rigoureuse et même littérale :

  1. « Lui-même affermit sa face » (v. 51) est la traduction littérale de « Jésus prit résolument ». Or, l’on trouve cette expression tout à fait étonnante (un hapax) dans un des chants du Serviteur (Is 50,7.9), un passage messianique d’Isaïe dont on sait que l’enjeu est le salut. Ce texte en est donc peut-être une « allusion discrète », « d’autant que les poèmes du Serviteur avaient déjà pris toute leur signification pour les premières générations chrétiennes [13]».

Par ailleurs, « L’hébreu distingue une formule avec préposition marquant l’hostilité, d’une autre formule suivie d’un infinitif et marquant l’intention ; cette seconde tournure, dans les Septante, n’est jamais rendue par le verbe stéridzein [14] ». Or, c’est le verbe que nous trouvons ici. Donc, Luc a mêlé les deux formules avec les deux sens : affronter l’hostilité et se décider positivement pour la volonté du Père. Ainsi, Jésus va tomber entre les mains des Juifs et subir la violence jusqu’à la mort, mais cela, par amour. Or, telle est l’essence du salut : transformer la violence en amour, ce qui est subi en obéissance, la passivité en consentement aimant. Par conséquent, il nous est dit que Jésus met toute sa force pour nous sauver. Cette énergie est immense, parce qu’elle est portée par le dessein d’amour qu’est le salut de tous les hommes.

« Luc a-t-il consciemment mêlé les deux formules pour souligner

  1. « Il envoya des messagers devant sa face » (v. 52) et non pas « devant lui ».
  2. « parce que sa face était d’un pèlerin de Jérusalem » (v. 53) est la traduction littérale de « parce qu’il faisait route vers Jérusalem ».

Donc, à trois reprises, en trois versets, il est fait mention de « face » ou « visage ». C’est dire l’importance de ce mot. D’abord, il désigne Jésus qui est « la face de Dieu », celui qui nous montre le Père : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,6). Celui dont le visage, à la transfiguration, rayonnait de la gloire du Père. Mais ce visage dit aussi le courage humain. En premier lieu : car un visage est toujours tourné dans une direction, ce que donne la prudence ; le courage donne à cette direction une fermeté, une stabilité (oui, je finirai mon travail avant de regarder mes mails ; oui, je me battrai pour donner ma virginité à ma Belle ; etc.). En deuxième lieu, car le visage peut s’affermir (sans se durcir) pour résister à la tentation, aux vents contraires ; le courage me donne cette force intérieure, car c’est du dedans que le visage devient marmoréen. Enfin, Jésus demande à ses messagers, littéralement ses « apôtres » d’avoir la même face.

Enfin, la suite immédiate, les v. 54-55, montre à quel point cet affermissement de Jésus est tout sauf de la violence. Le verbe du v. 55, mal traduit par « réprimanda », est encore plus fort : « menaça ». Il est utilisé contre le démon (Lc 9,42). Comme dans la correction à Pierre (« Vade retro »), Jésus nomme donc la violence comme une tentation démoniaque.

Ainsi, le courage n’est ni fuite ou mollesse, ni violence.

h) Persévérer

1’) Exposé

Nous l’avons vu, la même vertu de courage se traduit par deux actes : l’attaque et la persévérance, l’agredi et le sustinere.

Le courage est la qualité donnant de ne pas fuir le rude chemin du bien lorsque les obstacles s’interposent. Or, cela suppose deux actes : affronter les problèmes et tenir bon ou supporter tant qu’ils demeurent. Une chose en effet est de s’attaquer aux Grandes Jorasses, une autre est de tenir la résolution, malgré les tempêtes éventuelles, jusqu’au bout du chemin. Le courage se signale donc par ces deux opérations bien différentes : attaquer et supporter. Or, il n’est pas rare qu’on les confonde ou plus encore qu’on réduise la force à la seule attaque. Mais est-il courageux celui qui se lance dans une classe prépa et qui laisse tout tomber après un mois de travail intense ? Inversement, la persévérance ne suffit pas. Il faut aussi accepter de se lancer, par exemple de quitter une situation de travail sécurisante pour une nouvelle profession avec toute la réadaptation et le temps de déstabilisation que cela implique.

Or, des deux actes, le second est plus courageux car il s’inscrit dans la longue durée. Saint Philippe Néri affirmait :

 

« D’ordinaire, au début l’ambition est grande ; mais le Seigneur, par la suite, ‘fingit se longius ire’ [feint d’aller plus loin, selon la parole de Lc 24] ; il faut alors tenir ferme et ne pas se troubler ; si Dieu retire sa main de douceur, c’est pour voir si nous sommes forts ; si nous résistons et triomphons de ces épreuves et tentations, les goûts reviennent avec les célestes consolations [15] ».

 

Ce second acte fait l’objet d’une vertu particulière : la patience. Celui-ci peut être l’effet de la vertu morale. Tel est le cas de la patience d’Ulysse qui constitue le sommet de sa vertu : « Patience, mon cœur ! », s’exclame-t-il face au sentiment d’injustice présente dans son palais, avant qu’il ne se venge des courtisans [16].

  1. Thomas se pose la question : « L’acte principal de la force est-il de supporter [ou d’affronter] ? ». Avec Aristote, il répond positivement. Notamment, à celui qui objet qu’ « il est plus difficile d’attaquer que de supporter », il répond que, tout au contraire, « Supporter est plus difficile qu’attaquer pour trois raisons. 1° Parce que supporter s’impose à celui qu’un homme plus fort attaque alors que l’attaquant est en position de force. Or il est plus difficile de combattre un ennemi plus fort qu’un ennemi plus faible. 2° Parce que celui qui supporte éprouve déjà les périls comme présents ; celui qui attaque les tient pour futurs. Or il est plus difficile de ne pas se laisser émouvoir par des maux présents que par des maux futurs. 3° Parce que supporter demande un temps prolongé, mais on peut attaquer par un élan subit. Or il est plus difficile de rester longtemps immobile que de s’élancer brusquement vers quelque chose de difficile. D’où cette remarque d’Aristote : « Certains volent au-devant des dangers, mais s’enfuient quand ils les rencontrent ; les hommes forts font le contraire » [17]».

La Résistance avait pour devise : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Si le second membre de la proposition nous sort du pragmatisme, le premier sombre dans l’excès du refus de tout objectif au nom de la dénonciation de l’idéalisme cynique et du conséquentialisme. Cette devise permet de définir le juste sens chrétien de l’action, ce qui suppose une relation ajustée de l’homme à la Providence : « Il est nécessaire d’espérer pour entreprendre, mais pas de réussir pour persévérer ».

« Le dur désir de durer », comme titrait un livre de Paul Eluard, qui est comme un acte de foi dans la vie et même l’amour qui continue, même dans les ténèbres de la souffrance après la mort de la bien-aimée (Nusch).

2’) Une image

La physiologie musculaire offre une analogie parlante de ces deux actes constitutifs du courage. L’animal et l’homme sont doués de deux sortes de muscles volontaires (striés) : les blancs et les rouges. Les premiers servent aux mouvements violents et de peu de durée, les seconds aux mouvements lents et prolongés. Ce remarquable pédagogue qu’était le professeur d’histologie Maurice Marois disait : « La danseuse s’élève sur les pointes avec ses muscles rouges et demeure sur les pointes grâce à ses muscles blancs ».

3’) Un exemple

Une tempête a obligé l’aviateur Henri Guillaumet à atterrir en catastrophe dans les Andes. Il commence à marcher dans un froid atroce, par moins 40°, escaladant des cols de 4500 mètres, sans piolet, sans cordes, sans vivres,

 

« ne t’accordant aucun repos, car tu ne te serais pas relevé du lit de neige – raconte son ami Saint-Exupéry. […] Il disait : ‘Après deux, trois, quatre jours de marche, on ne souhaitait plus que le sommeil. Je le souhaitais plus que le sommeil. […] Mais je me disais : Ma femme, si elle croit que je vis, croit que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi.’ Et tu marchais, et, de la pointe du canif, tu entamais, chaque jour un peu plus, l’échancrure de tes souliers, pour que tes pieds qui gelaient et gonflaient, y pussent tenir. ‘Je souffrais trop, et ma situation était par trop désespérée. Pour avoir le courage de marcher, je ne devais pas la considérer. Malheureusement, je contrôlais mal mon cerveau, il travaillait comme une turbine. Mais je pouvais lui choisir encore ses images’. Une fois cependant, ayant glissé, allongé à plat ventre dans la neige, tu renonças à te relever. […] Tes scrupules mêmes s’apaisaient. […] Les remords vinrent de l’arrière-fond de ta conscience. Au songe se mêlaient soudain des détails précis. ‘Je pensais à ma femme. Ma police d’assurance lui épargneraient la misère. Oui, mais l’assurance…’. Dans le cas d’une disparition, la mort légale est différée de quatre années. Ce détail t’apparut éclatant, effaçant les autres images […] … un rocher émergeait à cinquante mètres devant toi : ‘J’ai pensé : si je me relève, je pourrai peut-être l’atteindre. Et si je cale mon corps contre la pierre, l’été venu on le retrouvera.’ Une fois debout, tu marchas deux nuits et trois jours. ‘Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence…’ En tout il marcha cinq jours et quatre nuits ».

« C’est alors que tu exprimas, et ce fut ta première phrase intelligible, un admirable orgueil d’homme : ‘Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait.’ […] Cette phrase, la plus noble que je connaisse, cette phrase qui situe l’homme, qui l’honore, qui rétablit les hiérarchies vraies [18]… »

 

Je noterai deux choses :

  1. Comme toute vertu, la patience est suspendue à la finalité, donc à l’amour, ici l’amour de sa femme. Cela est particulièrement vrai de l’amour : « caritas est longanima ».
  2. Les petits actes : « Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence… »

Mais, chez le chrétien, la patience, comme toute vertu, surgit de l’amour. Saint Augustin répond à un catéchiste qui trouve fastidieux de toujours répéter la même chose, en rédigeant un petit traité De Catechizandis Rudibus. Le Père africain connaît ce dégoût engendré par la répétition des mêmes choses. Mais il invite à aller plus loin. Grâce à l’amour : « nous éprouvons du dégoût à ressasser des notions rebattues et faites pour des petits enfants. Mettons-les au niveau de nos auditeurs avec un amour fraternel, paternel, maternel. Et quand nous en ferons qu’un avec leur cœur, même à nous, elles nous paraîtront nouvelles. Si grande, en effet, est la puissance de la sympathie que, quand nos auditeurs sont impressionnés par nous qui parlons, et nous par eux qui apprennent, nos habitons les uns dans les autres, Par suite, ils disent, pour ainsi dire, en nous, ce qu’ils entendent, et nous, nous apprenons, d’une certaine manière, en eux, ce que nous enseignons ». Alors saint Augustin explique que c’est la même chose qui se passe lorsque nous faisons visiter à des amis des monuments que nous avons déjà vus mille fois. « Notre jouissance n’est-elle pas renouvelée par la nouveauté de la leur ? Et elle l’est d’autant plus que notre amitié est plus chaude. Car autant nous sommes en eux, liés par l’amour, autant les vieilles choses deviennent même pour nous, nouvelles [19] ».

Les femmes ne sont pas moins courageuses que les hommes, mais le sont différemment.

4’) Deux moyens

Un autre oratorien, John Henry Newman conseillait : « Se coucher régulièrement à l’heure qui est la nôtre, c’est la perfection ». Chaque mot porte, surtout celui de la fin qui est d’une réelle espérance et montre la conversion que représente le fait de dormir à temps et le temps qu’il nous faut. Ce conseil est encore plus vrai aujourd’hui où l’on sait que le jeune dort 2 heures de moins qu’il y a cinquante ans. Avec des conséquences particulièrement néfaste.

La fidélité dans la prière quotidienne est un des lieux par excellence de l’exercice de la patience : c’est une des raisons qui faisaient dire au Père Emmanuel D’Alzon, le fondateur des rédemptoristes que « la prière est un combat spirituel ». Un second lieu est celui de la relation à autrui, que ce soit avec un conjoint qui ronfle ou qui ne fait jamais son lit, ou que soit avec un frère de chœur qui détonne systématiquement ou baille avec ostentation à chaque office de vêpres. Ce n’est pas un hasard, nous l’avons dit, si la première qualité de la charité qui vient sous la plume ou la dictée de Paul est la patience (cf. 1 Co 13,4).

7) Parcours biblique

Le chemin de la violence contre les autres au martyre (subir la violence par amour), qui est l’acte par excellence du courage, est illustré par la 1ère séquence du cycle d’Élie : 1 R 17-19.

8) Illustration cinématographique

Le Seigneur des Anneaux. 1. La communauté de l’anneau, Film fantastique néozélandais de Peter Jackson, 2003.

La scène se déroule de 2 h. 01 mn. 50 sec. à 2 h. 05 mn. 46 sec.

a) Résumé de l’histoire

Nous allons visionner l’une des scènes cultes du Seigneur des Anneaux. Dans la première partie, la Compagnie de l’Anneau doit porter l’Anneau de puissance vers le Mordor pour qu’il soit détruit. Mais elle a dû rebrousser chemin prévu vers le haut, dans les montagnes du Caradhras pour passer par l’itinéraire beaucoup plus imprévu et périlleux des mines de la Moria. De fait, dans ses sombres profondeurs, ils vont devoir s’affronter à un cauchemar pire encore que ce qu’ils avaient imaginé : un Balrog.

b) Commentaire de la scène

Déjà dans le roman, j’avais été saisi par la puissance dramatique de cette scène. Peter Jackson l’a magnifiquement rendue. Je la complèterai par des éléments pris du roman [20].

Elle nous offre un très bel exemple de courage.

  1. Le danger est objectivement l’un des plus périlleux – sinon le plus grand – auquel la communauté de l’Anneau se trouve confrontée. D’abord, en soi, parce qu’il s’agit d’une des pires créatures ténébreuses de la mythologie de Tolkien. Sa présentation allie la ténèbre (« grande ombre », « masse sombre »), la puissance (d’une taille « plus grande » que l’homme et redoutablement armée du Fléau de Durin), l’absence de configuration précise et, pire que tout, la capacité à éteindre toute lumière. Ensuite, dans le contexte, car les héros ont déjà dû combattre des orques supérieurs en monde, lutter contre un gigantesque troll des montagnes, et sont éreintés. Mais, plus encore, le roman précise que Gandalf est épuisé (« Quelle mauvaise fortune ! Et je suis déjà fatigué »), notamment parce qu’il a déjà dû lutter, quelques instants auparavant, toujours dans les mines de la Moria, contre le Balrog, mais sans le voir, par porte interposée : Gandald a lancé un sort pour l’empêcher de s’ouvrir ; « jamais je n’ai senti pareil défi. Le contre-sort [du Balrog] était terrible. Il faillit me briser [It nearly broke me] [21]».
  2. Le courageux ne s’affronte pas à un danger, mais à la crainte de ce danger. Or, Gandalf n’est en rien indifférent au monstre. Ce n’est pas un héros bouddhiste, vivant dans l’ataraxie. Son visage crispé, la coiffure échevelée, sa voix tendue (admirable doublage du grand comédien Jean Piat), attestent le combat qui est le sien. De plus, il n’est en rien assuré de gagner. Enfin, ce qui demeure discret chez le grand magicien, nous le voyons au maximum dans la sidération des autres membres du groupe : la panique totale. Le roman présente d’ailleurs le monstre à partir de l’effroi qu’il suscite chez le plus impavide membre de la Communauté : Legolas. En affrontant le Balrog, Gandalf affronte donc d’abord sa peur – intérieure – du Balrog.
  3. Le courage s’atteste dans le corps : symboliquement, il avance d’un pas, alors que sa peur lui commande d’en faire un en arrière. Or, Gandalf s’avance seul sur le pont de Khazâd-Dum – armé de son bâton de lumière de la main gauche et, de la main droite, de son épée qui, chez Tolkien, est presque un personnage, car elle porte un nom, Glamdring. L’on comprend, en le voyant, pourquoi on parle parfois du courage comme de la firmitas animæ, la fermeté d’âme. Impressionnant face à face entre, d’un côté, la gigantesque entité qui est ténèbre, feu et fumée – donc apparemment invulnérable – et cette créature humaine, chétive et fragile que pas même une armure ou un bouclier ne protège.
  4. Le courageux ne se contente pas de demeurer ferme dans l’adversité ; il ne se contente pas non plus de défendre le pont, en l’interdisant et en arrêtant l’épée de feu du Balrog dans un éclair blanc. Mais il combat le danger : avec son bâton, il brise le pont en deux juste au pied du Balrog, afin qu’il soit entraîné dans le gouffre insondable : « Retournez à l’Ombre ».
  5. Pour combattre, l’homme fort (de la fortitudo) mobilise son énergie – et parfois, toute son énergie –, en l’occurrence son affectivité irascible, sa colère qui est la passion permettant d’affronter le mal présent. Or, Gandalf est en posture de combat : il se redresse, présent – intensément – et il hurle avec une impressionnante autorité : « Vous ne pouvez passer [You cannot pass] ! ».
  6. Le courage est la vertu qui permet de demeurer ferme dans le bien. Ce qui suppose la connaissance de ce bien. De fait, jamais Gandalf ne le perd de vue, à savoir, la sauvegarde de la Communauté. Aussi lorsque le fléau du Balrog le prend par traîtrise, a-t-il encore la force de se tourner vers les autres et de leur intimer la seule attitude raisonnable, c’est-à-dire prudente : « Fuyez, fous que vous êtes [Fly, you fools] ! ». Pourtant, cette parole étonne. D’abord, le courage ne consiste-t-il pas à se refuser à la peur, donc la fuite qu’elle commande ? Or, les autres membres de la communauté ont plus d’une fois montré leur bravoure. Ensuite, Gandalf n’insulte jamais et montre toujours la mesure dans ses paroles. Mais le courage ne va jamais sans les autres vertus cardinales, en l’occurrence la prudence. Or, celle-ci requiert une évaluation du danger ; s’il est trop grand, la seule attitude prudente consiste à le fuir pour éviter des dommages disproportionnés à la mission. Voilà pourquoi le magicien gris commande – il est encore le chef – avec juste raison : « Fuyez », et les interpelle-t-il « fous », car la folie est le contraire de la sagesse et la prudence est sagesse pratique [22].
  7. Vertu humaine, le courage convoque non seulement la volonté du bien, mais aussi l’intelligence. Or, si Gandalf ose s’opposer, c’est pour une raison profonde : celui qui semble le maître de ces lieux, au point que les orques s’écartent craintivement, n’est en fait qu’un usurpateur. « Je suis un serviteur du feu Secret, qui détient la flamme d’Anor. Vous ne pouvez passer. Le feu sombre ne vous servira de rien, flamme d’Udûn ». Le commandement : « Retournez à l’Ombre » signifie en quelque sorte « retournez dans cet enfer » dont vous n’auriez jamais dû sortir.
  8. Le courage, comme toute vertu, est un juste milieu, entre deux extrêmes : d’un côté, la lâcheté qui fait fuir ; de l’autre, Même s’il fait appel à toute son énergie affective, sa colère n’est pas démesurée ; elle est encore moins de la haine. Face à un Balrog sifflant, qui le menace de son fouet avec mépris, il n’insulte pas. Avec justesse, le français garde le vouvoiement, noble et distancié.
  9. Enfin, en contrepoint, l’attitude de Boromir n’est pas ajustée, lorsqu’il propose de demeurer un bref temps pour que les hobbits, écrasés de chagrin, se reprennent. Aragorn objecte, faisant appel à son intelligence et anticipant le danger. Ce faisant, il exerce à son tour la prudence, apparaissant aussitôt comme le successeur légitime de Gandalf et le chef de la communauté de l’Anneau si cruellement amputée.

Et moi, à quel Balrog intérieur dirai-je aujourd’hui : « Non, vous ne passerez pas ! » ?

9) Bibliographie sélective

a) La peur

Les éd. Odile Jacob, souvent très pratiques, proposent de nombreux ouvrages sur le sujet. Ils associent à une approche psychologique une approche thérapeutique qui converge avec l’éthique.

– Christophe André, Psychologie de la peur. Craintes, angoisses et phobies, Paris, Odile Jacob, 2004, coll. « Poches Odile Jacob », 2005. Excellent.

– Christophe André & Muzo, Petites angoisses et grosses phobies, Paris, Seuil, 2002. Réédité sous le titre : Je dépasse mes peurs et mes angoisses, coll. « Points » n° 2364, 2010. Avec une bibliographie actualisée grand public.

– Frédéric Chapelle et Benoît Monié, Bon stress, mauvais stress. Mode d’emploi, Paris, Odile Jacob, 2007, coll. « Poches Odile Jacob », 2008.

– Laurent Chneiweiss, Éric Tanneau, Maîtriser son trac, Paris, Odile Jacob, 2003.

– Jean-Luc Émery, Surmontez vos peurs. Vaincre le trouble panique et l’agoraphobie, Paris, Odile Jacob, 2002, coll. « Poches pratiques », 2008.

– Dominique Servant, Soigner le stress et l’anxiété par soi-même, Paris, Odile Jacob, 2003, coll. « Poches pratiques », 2008.

– Gérard Macqueron, Stéphane Leroy, Patrick Légeron, La timidité. Comment la surmonter ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

b) Le courage en perspective philosophique

1’) Sources traditionnelles

– Platon, Lachès.

– Aristote, Éthique à Nicomaque, L.

2’) Monographies actuelles

Le courage, éd. Autrement, série « Morales » n° 6, 1992.

– Marcel de Corte, De la force, Paris, Dominique Martin Morin, 1980.

– Cynthia Fleury, La fin du courage. La reconquête d’une vertu démocratique, Paris, Fayard, 2010.

– George Gusdorf, La vertu de la force, Paris, p.u.f., 1967.

– Félicien Rousseau, Courage ou résignation et violence, Paris, Le Cerf, 1985.

– Étienne Smoes, Le courage chez les Grecs. D’Homère à Aristote, Bruxelles, Ousia, 1995.

c) Le courage en perspective théologique

1’) Sources bibliques

– Alberto Mello, Le courage de la foi : Jérémie, prophète pour temps de crise, trad. Isabella Montersinon, Paris, Lethielleux, 2007.

2’) Tradition

– Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 121-140.

3’) Théologie

– André Guindon, La pédagogie de la crainte dans l’histoire du salut selon saint Thomas d’Aquin, coll. « Théologie » n° 15, Paris, Desclée-Bellarmin, 1975.

– Paul Tillich, Le courage d’être, trad. Jean-Pierre Lemay, Paris, Le Cerf, Genève, Labor et Fides, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1999.

4’) Spiritualité

– Joseph Stricher, Paroles de Dieu pour reprendre courage, Paris, Centurion, 2013.

Pascal Ide

[1] Odyssée, chant XX, v. 20, trad. Victor Bérard, in Iliade et Odyssée, coll. « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1955, p. 819.

[2] De Catechizandis Rudibus, ch. XII, 17, Œuvres de saint Augustin. 11. Le Magistère Chrétien, « Bibliothèque augustinienne », Paris, DDB, 1949, p. 65.

[3] Nicolas Hulot, Les chemins de traverse, Paris, Jean-Claude Lattès, 1989, p. 19.

[4] Raconté par Luc Adrian, « ’Est-ce que ça fait mal quand on meurt ?’ », Famille chrétienne, 1815 (27 octobre au 2 novembre 2012), p. 16-19, ici p. 19. Cf. Michel Séonnet, Une vie de quinze ans, Paris, DDB, 2012.

 

[5] Jerzy Kluger avec Gianfranco Di Simone, Une amitié qui a changé l’Histoire. Jean-Paul II et son ami juif, trad. Florence Leroy, Paris, Salvator, 2013, p. 22-24.

[6] Sainte Catherine de Sienne, Première partie : Solitude, p. 58 et 59. Sur internet.

[7] Pour le détail, cf. Christophe André, Vivre heureux, Paris, Odile Jacob, 2004., p. 206-213. En fait, je dédouble le dernier moyen.

[8] Le Hobbit annoté, Douglas A. Anderson éd., avec J. R. R. Tolkien, Le Hobbit ou un aller et retour, trad. Daniel Lauzon, Paris, Christian Bourgois, 2012, p. 403, Annotation en marge : note 3.

[9] The Saga of King Heidrek the Wise, Christopher Tolkien éd., London, Thomas Nelson and Sons Ltd, 1960, p. 93.

[10] Aristote, Ethique à Nicomaque, L. II, 3, 1105 a 32.

[11] Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, p. 361-363.

[12] Cf. Michel Gasnier, Un officier français : le capitaine Gérard de Cathelineau, 1921-1957, Paris, NEL, 1960.

[13] Jean Starcky, Recherches de Science religieuse, 1951-1952, p. 197-202.

[14] Ibid.

[15] Cité par Antonio Cistellini, « S. Philippe Néri », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 11, 1982, col. 853-862, col. 857.

[16] Odyssée, chant XX, v. 20, trad. Victor Bérard, in Iliade et Odyssée, coll. « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1955, p. 819.

[17] ST, IIa-IIæ, q. 123, a. 6, ad 1um.

[18] Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, in Œuvres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, p. 160-167.

[19] De Catechizandis Rudibus, ch. XII, 17, Œuvres de saint Augustin. 11. Le Magistère Chrétien, « Bibliothèque augustinienne », Paris, DDB, 1949, p. 65.

[20] John Ronald Reuen Tolkien, Le Seigneur des anneaux. 1. La communauté de l’anneau, trad. Francis Ledoux, coll. « Presses Pocket » n° 2657, Paris, Christian Bourgois, 1972, p. 437-439 : The Lord of the Rings, London, Unwin Paperbacks, 1990, p. 348-349.

[21] Ibid., p. 433 : p. 345.

[22] Le grec sophrosunè, qui désigne la « prudence », est aussi parfois traduit « sagesse ».

9.4.2020
 

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