En élaborant la théorie de la relativité restreinte (1905), Albert Einstein (1879-1955) a introduit des notions contre-intuitives, aujourd’hui très largement validées par l’expérience et riches de sens philosophique. Sans entrer dans le détail de cette théorie exposée par ailleurs sur le site, en l’occurrence dans le cours d’histoire de philosophie de la nature [1], je souhaiterais montrer comment ces notions peuvent entrer en résonance avec deux vérités métaphysiques qui, pour la seconde, est aussi théologique. Cette note programmatique provient de la lecture de l’ouvrage roboratif de Sabine Hossenfelder, une physicienne spécialiste de la théorie de la gravité quantique et d’épistémologie des sciences fondamentales – notamment des biais cognitifs en science [2] –, qui est chercheuse à l’Institut des Études Avancées de Francfort [3].
- Einstein a tout d’abord montré que, à rebours de notre expérience quotidienne, le temps est une réalité subjective, c’est-à-dire éprouvée différemment selon chaque sujet. Spontanément, nous pensons que le temps vécu par chacun est identique, c’est-à-dire s’écoule au même rythme, donc est objectif au sens où il est indépendant de celui qui le vit et le mesure. Mais, la théorie de la relativité restreinte a postulé, et l’expérimentation l’a confirmé, que, lorsque nous allons plus vite, c’est-à-dire lorsque notre référentiel augmente sa célérité, notre temps propre ralentit, autrement dit se dilate.
Une telle découverte est d’abord anti-kantienne. En effet, la Critique de la raison pure, plus précisément, l’esthétique transcendantale, faisait du temps, une des deux formes a priori de la sensibilité. Or, si cette structure est intérieure, en lien avec notre sens interne, en revanche, elle est universelle et non pas propre à un individu singulier. Donc, la doctrine relativiste critique l’universalité de la forme a priori et la forme elle-même.
Mais cette découverte torpille aussi la doctrine aristotélicienne du chronos. En effet, même s’il n’ignore pas que l’âme actualise la multiplicité nombrée par l’esprit mesurant l’écoulement, le Stagirite fonde cette multiplicité dans une réalité extramentale qui n’a nulle prise sur cet esprit. Or, tout au contraire, la théorie einsteinienne lie intimement l’écoulement temporel propre vécu par l’observateur et le mouvement physique du mobile. Plus généralement, Aristote – et ses commentateurs comme saint Thomas d’Aquin – font du temps un accident parmi d’autres, plus précisément, un accident qui mesure la substance du dehors et ne l’affecte en rien. Ce que l’expérimentation contredit, même (et d’abord) pour les particules élémentaires (qui sont, bien évidemment, inanimées).
Nous proposons donc de relire la découverte d’Einstein comme étant l’attestation que, loin d’être une mesure extrinsèque, le temps est un accident intrinsèque qui affecte du dedans la substance, en rétroagissant sur elle. Il en est de même de l’espace.
De manière générale, nous pourrions dire que les deux immenses découvertes de la physique fondamentale au début du xxe siècle (les théories de la relativité, restreinte et générale et la physique quantique) ont renouvelé de l’intérieur la compréhension des différents accidents en montrant qu’ils sont beaucoup plus intimes à la substance qu’on ne savait, sans pour autant se confondre avec elle et, a fortiori, s’y substituer : le temps et l’espace pour la théorie de la relativité restreinte ; la quantité pour la théorie de la relativité générale ; la relation, mais aussi l’action et la passion, pour la mécanique quantique.
- La théorie einsteinienne introduit une notion encore plus révolutionnaire et sapientiellement bouleversante. Pour nous, tous les événements de l’Univers se répartissent entre le passé et le présent (et bientôt l’avenir). Tout à l’inverse, selon la théorie relativiste, tous les instants du temps sont coprésents : « Tout dans l’Univers existe maintenant [4]». Ce fait est si troublant que les physiciens lui ont donné un nom afin de bien l’individualiser : « l’univers-bloc ».
Pour l’exposer, Sabine Hossenfelder propose une expérience de pensée [5]. Elle met en scène trois personnes, le lecteur et ses amis, Zoé et Paul, qui sont des astronautes se déplaçant à une vitesse qui est proche de celle de la lumière. Au moment de ma naissance explose une supernova. Or, du fait de la distance, aucun signal, même à vitesse luminique, ne peut joindre ces deux événements. Puisque l’information est une communication entre deux êtres, il n’y a donc aucune corrélation informationnelle entre les événements (ma naissance et celle de la supernova). Zoé, elle, est éloignée de la Terre et peut observer ces deux événements. Enfin, je décède avant que la lumière de la supernova n’ait atteint la Terre. En revanche, mon autre ami, Paul, lui, peut aussi avoir parcouru une longue distance en dehors de la Terre, de sorte qu’il assiste simultanément à mon décès et à l’explosion de la supernova. Voici ce que la chercheuse en déduit :
« Tous les ‘maintenants’ des observateurs qui se déplacent ailleurs et à une vitesse proche de celle de la lumière – à l’instard de Paul et Zoé – sont également vrais, et cela peut recouvrir, en principe, tout l’Univers. Puisqu’il existe un observateur pour qui votre naissance et l’explosion de la supernova se produisent en même temps, cette ‘explosion’ existe bel et bien orsque vous venez au monde, d’après notre conception usuelle de l’existence. Par conséquent, comme il existe un autre observateur pour qui l’explosion se produit en même temps que votre décès, votre mort ‘existe’ lorque vous naissez [6] ».
Et de généraliser :
« Vous pouvez faire ce raisonnement pour deux événements quelconques, peu importe le lieu et l’instant, et tirer la même conclusion : la physique de la relativité restreinte d’Einstein nous interdit de limiter l’existence à un seul instant qu’on appelle ‘maintenant’. À partir du moment où vous convenez que n’importe quoi existe maintenant quelque part, même si vous ne l’observerez qu’ultérieurement, vous êtes obligé d’accepter que tout dans l’Univers existe maintenant [7] ».
Sabine Hossenfelder – qui se dit elle-même « athée [8] », ce qui est d’importance pour l’interprétation que nous allons proposer – conclut : après plus d’un siècle, « aujourd’hui encore, on s’évertue à […] comprendre la véritable signification » de la théorie de la relativité [9].
Reprenons la conclusion : « tout dans l’Univers existe maintenant » et reformulons la démonstration dans des catégories plus philosophiques. En effet, un événement produit une information portée par une onde électro-magnétique. Dans les catégories métaphysique des transcendantaux, l’être se réfracte en un se-montrer (cet événement), un se-donner (une énergie) et un se-dire (une information) [10]. Or, cette onde se propage de manière ubiquitaire, de prime abord sans perte (sauf si elle est piégée dans un trou noir). Puisque cet événement s’est produit dans un espace-temps donné, l’on peut donc dire que la totalité des événements spatio-temporels existent encore. Or, il est possible (en droit) qu’un observateur les connaisse. Donc, pour lui, cet événement passé lui sera présent. En ce sens, passé et présent coïncident.
Nous pouvons tirer de cette conclusion très originale plusieurs conséquences suggestives pour la théologie, sans prétendre à l’exhaustivité.
Primo, l’on peut donc affirmer que la totalité de l’histoire de l’univers est stockée en acte. Si le rayonnement fossile est la trace mnésique de l’origine de l’univers et que je peux en faire l’expérience maintenant sur cette Terre, et c’est déjà beaucoup, je peux encore davantage dire que c’est non seulement ce principe, mais tout son déploiement évolutif qui est cosmiquement présent.
Secundo, cette mémoire est emmagasinée sous la forme ondulatoire du rayonnement informatif, qui est le pneuma ; par ailleurs, elle possède la taille de l’univers ; ne pourrait-on faire l’hypothèse d’une âme non pas de la Terre, mais de l’Univers ? Immanente à celui-ci, mais sous la forme fluide et vibratoire qui est la sienne, elle serait la médiatrice de l’unité supra-cosmique que Teilhard identifiait au Christ cosmique (à articuler avec un Esprit cosmique qui ne serait pas non plus une âme du monde [11]).
Tertio, l’univers entier baigne dans ce rayonnement porteur de son histoire, de sorte que son être est coextensif de sa mémoire. Une nouvelle fois, la temporalité est beaucoup plus qu’un accident extrinsèque mesurant la substance ; elle en est comme le double (le prénom ?) ontochronique, comme le lieu que seule la substance matérielle occupe, en est le double ontotopique.
Quarto, ce possible n’est réalisé que si l’observateur est co-présent à chacun de ces instants. Or, Dieu et seul Dieu est ubiquitaire [12]. Donc, cette identification du passé et du présent n’est en droit (et en fait) actualisée que par Dieu lui-même.
Quinto, Dieu seul en son éternité est co-présent à la totalité de la durée et nous, les hommes, n’avons accès au temps que par la médiation de son atome qu’est l’instant (qui, par là, devient atome d’éternité), donc devons nous inscrire dans la successivité d’une histoire. Toutefois, Dieu déverse la totalité du temps dans la totalité de l’Univers qui le conserve en acte et peut ainsi le restituer à son éternité.
Sexto, si Dieu seul est présent en tous lieux, n’aurait-il pas délégué ce savoir à certains anges supérieurs dans l’ordre des Archanges, de sorte qu’ils aient accès à toute l’information co-présente au sein de l’univers ? Dès lors, ils pourraient récupérer tout ce savoir à la fin des temps, lors de la résurrection des morts, en vue de refaçonner les corps humains corrompus et faire resurgir les entités naturelles perdues – voire pour inventer des mondes subcréés [13].
Double est la limite de ce « totalisme » absolutisant (« tout dans l’Univers existe maintenant »). D’une part, nous venons de voir que seul Dieu est co-présent à toute la mémoire cosmique. Mais cette mémoire provient d’événements passés qui d’ailleurs se sont eux-mêmes succédés. Il faut donc ajouter qu’elle ne dit rien des événemens à venir. Ainsi, existe maintenant dans l’Univers seulement ce qui s’est déroulé et se déroule. Ainsi, cette vision actualiste n’efface ni le futur, donc le temps comme actualisation des promesses (ou puissances) présentes, ni le contingent, donc le temps comme surgissement des événements hasardeux, indéductibles et inédits. Elle n’est ni éterniste ni déterministe.
D’autre part, Sabine Hossenfelder est tentée de tout (con)cèder à la vision actualiste de la physique – comme la quasi-totalité des physiciens aujourd’hui. En effet, ce qu’elle affirme des états du monde corpusculaire se retrouve ici dans sa compréhension du temps comme contemporanéité du présent et du passé. Ce n’est pas le lieu de développer ce point qui sera repris dans une prochaine note sur la réinterprétation de la matière et de l’énergie qu’offrent notamment le physicien Thierry Grandou et le théologien Emmanuel Perrier.
Pascal Ide
[1] Pour un exposé actualisé et pédagogique, cf. Chad Orzel, How to Teach Relativity to Your Dog, New York, Basic Books, 2012. Plus élaboré mathématiquement, cf. Léonard Susskind et Art Friedman, Relativité restreinte et théorie classique des champs. Le minimum théorique : tout ce que vous avez besoin de savoir pour commencer à faire de la physique, trad. André Cabannes et Benoît Clenet, coll. « Le minimum théorique », Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018 .
[2] Cf. Sabine Hossenfelder, Lost in maths. Comment la beauté égare la physique, trad. Raymond Clarinard, Paris, Les Belles lettres, 2019.
[3] Cf. Id., Existential physics. A scientist’s guide to life’s biggest questions, London, Atlantics books, 2023 : Physique existentielle. Guide scientifique sur les plus grandes questions de la vie, trad. Benoît Clénet, Paris, Les Belles lettres, 2025, en l’occurrence, le chap. 1.
[4] Physique existentielle, p. 28. Souligné dans le texte.
[5] Ibid., p. 26-28.
[6] Ibid., p. 28.
[7] Ibid. Souligné dans le texte.
[8] « Je suis agnostique et athée [comment peut-on être les deux en même temps ?]. Je n’ai jamai pratiqué de religion organisée ni ressenti le désir d’en suivre une. Toutefois je ne sui spas opposée à la croyance religieuse. La science a ses limites, et l’humanité a toujours cherché un sens au-delà » (Ibid., p. 15).
[9] Ibid., p. 29.
[10] Cf. site pascalide.fr : « Matière, énergie, information. Réflexions philosophiques à la lumière des transcendantaux (Note programmatique) ».
[11] Cf. Pascal Ide, « La christologie de Teilhard : une pneumatologie qui s’ignore ? », Noosphère, Penser la fraternité aujourd’hui avec Teilhard. Une lecture renouvelée du Phénomène humain. Actes du colloque de l’Association des Amis de Pierre Teilhard de Chardin, Facultés Loyola, 15 et 16 mars 2024, Seconde partie, 28 (2025), à paraître.
[12] Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 8, a. 4.
[13] Cf. Pascal Ide, « Le sens polyédrique de Feuille, de Niggle », Michaël Devaux et Jean Chausse (éds.), La consonance chrétienne de la Terre du Milieu. Colloque international interdisciplinaire, Collège des Bernardins, 16-18 mai 2025, Paris, Les Belles Lettres, 2025, à paraître.