L’ouvrage déjà célèbre de Jean Leclercq, L’amour des Lettres et le désir de Dieu, a été particulièrement remis à l’honneur par l’un des plus grands théologiens de notre siècle devenu pape, Benoît XVI, lors de sa venue au Collège des Bernardins le 12 septembre 2008 [1]. Le moine bénédictin français (1911-1993), spécialiste de saint Bernard de Clairvaux, y traite de la théologie monastique. Il y montre que la théologie n’est pas seulement l’apanage de la théologie scolastique qui naîtra au xiiie siècle dans les villes et qu’on ne peut non plus la réduire à une préparation de cette Grande scolastique. Elle possède sa spécificité, sa légitimité et, osons-le dire, sa pérennité.
Précisément, ainsi que le titre du livre l’énonce, la théologie monastique apparaît au confluent d’un double amour qui de prime abord sont hétérogènes, voire conflictuels. D’un côté, l’amour de Dieu, cet amour qui pousse le moine à chercher Dieu (« quaerere Deum ») dans la vie contemplative au sein d’un monastère ; de l’autre, l’amour des Lettres, c’est-à-dire la conformation de la parole, orale et écrite, aux règles de la grammatica. Loin d’être opposées comme on le pense souvent, ces deux aspirations convergent, ou plutôt la première appelle la seconde. En effet, dans le cas idéal (au sens éthique, qui est positif), la vie religieuse est entièrement orientée par la recherche désintéressée de Dieu dans la prière, liturgique et personnelle. Or, la beauté, celle de la langue, de la musique ou de l’architecture, rime avec gratuité. Elle se présente donc comme une voie d’accès privilégié vers Dieu (la via pulchritudinis). L’esthétique conduit à la mystique. Ce qui est écrit et bien écrit dit du bien de Celui sur qui on écrit.
Cette intuition, trop brièvement résumée, est riche de sens, en soi et aujourd’hui.
En soi, elle atteste que toute la théologie monastique peut se relire comme la gratuite réponse d’amour que l’homme adresse à Celui qui, le premier, l’a aimé, gratuitement et inconditionnellement. La beauté du don divin (et, en lui, du Donateur céleste) appelle la beauté de la réponse humaine. Autrement dit, cette théologie illustre le troisième moment de la dynamique quaternaire du don.
Pour la théologie d’aujourd’hui. Certes, ce qui était uni chez les Pères de l’Église s’est réfracté entre les moines, à savoir la théologie monastique, et les clercs, à savoir cette théologie scolastique – nécessité de l’analyse et de la spécialisation oblige. Mais cette distinction n’est pas une opposition.
Certes également, Jean Leclercq oppose ces deux théologies comme gratuité et utilité, contemplation et action, comme meditatio et quæstio. D’une part, « les moines acquièrent leur formation religieuse […] individuellement, sous la conduite d’un abbé, d’un père spirituel, par la lecture de la Bible et des Pères, dans le cadre liturgique de la vie monastique. D’où un type de culture chrétienne très nettement caractérisé : culture désintéressée, de tendance ‘contemplative’ [2] ». D’autre part, « les écoles de clercs : situés dans les villes, auprès des cathédrales, elles sont fréquentées par des clercs déjà formés aux arts libéraux dans les écoles rurales, paroissiales ou monastiques, et elles sont destinées à les préparer à leur activité pastorale [3] ».
Toutefois cette riche distinction invite à un dia-logue, une pollinisation réciproque. Voire, ne pourrait-on distinguer non plus deux, mais trois tendances ? De même que le reditus ad Deum qui est la vocation la plus profonde de la créature se réfracte dans les trois munera, ceux du prophète, du prêtre et du roi – ce que Marie montre de manière exemplaire lors de la Visitation [4] –, de même, la théologie accompagne notre retour vers Dieu selon une triple voie (qui d’ailleurs épouse les trois transcendantaux, le vrai, le beau et le bien) : une théologie spéculative que la théologie scolastique a, la première, illustrée ; une théologie doxologique dont la théologie monastique offre l’exemplaire ; une théologie pratique de développement récent qui ne se réduit ni à la théologie morale ni à une induction du contenu et de l’acte de la foi à partir des pratiques.
Pascal Ide
[1] Dom Jean Leclercq, L’amour des Lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, coll. « Initiations au Moyen Âge », Paris, Le Cerf, 1956, 4ème éd. précédée du Discours du pape Benoît XVI au monde de la culture, Paris, Collège des Bernardins, 12 septembre 2008, 2008.
[2] Ibid., p. 10-11.
[3] Ibid., p. 11.
[4] Cf. site pascalide.fr : « La Visitation. Don en cascade et don en boucle ».