La théologie du don chez Karl Rahner. De l’autocommunication divine à l’autotranscendance humaine et retour 4/7 :

F) Le Christ, accomplissement du don

La logique du don trouve son achèvement dans le Christ [1]. Rappelons quelques points bien connus. La christologie rahnérienne est transcendantale, c’est-à-dire qu’elle ne se comprend qu’à partir de sa perspective propre qui est anthropologique : elle élabore une doctrine a priori de l’Homme-Dieu, autrement dit elle pense les conditions de possibilité de l’Incarnation. Certes, celles-ci sont, dans l’ordre de la réceptivité, antérieures au fait historique ; mais, et quant à la ratio cognoscendi et quant à la ratio essendi (de par le primat de la cause finale), elles présupposent l’existence non seulement du fait Jésus mais de la foi dans le Christ, vrai homme et vrai Dieu. Dans cette perspective, la question posée s’énonce donc : qu’est-ce qui, chez l’homme, est en attente de la venue de l’Homme-Dieu ? ou : quelles sont les possibilités a priori en l’homme pour que s’approche le message-Christ ? La réponse à cette question met encore en jeu une théologie du don poussé(e) dans ses ultimes retranchements.

Il est clair que Rahner s’inscrit, pour une part, dans le programme bultmannien de démythologisation qui consiste à « débarrasser les énoncés traditionnels de la dogmatique de cette impression mythologique [2] ». Or, l’union hypostatique, ainsi que nombre de concepts scolastiques, fait partie de ces notions traditionnelles.

1) Résumé du raisonnement central

Condensé au maximum, le raisonnement développé par le TFF est le suivant [3]. L’homme, le monde spirituel, loin d’être statique, ne se comprend que soulevé par un mouvement d’autotranscendance. Or, ainsi qu’on l’a vu, l’autotranscendance est orientée vers Dieu ; plus encore, elle s’accomplit dans la communion avec Dieu. Donc, l’être humain se définit par son achèvement qu’est l’union à Dieu. Et, répétons-le, pour Rahner, cette ouverture est déjà une première grâce, un existential surnaturel. Mais ce qui est l’aspiration la plus profonde du côté de l’homme est, du côté de Dieu, la promesse la plus grande : autrement dit, Dieu ne peut pas ne pas faire le don de la grâce de cette communion avec lui.

 

« Être homme, c’est bien plutôt être pleinement ouvert à un dépassement vers le haut, tendre à ce suprême accomplissement qui reste gratuit, à cette réalisation de la plus haute possibilité de l’existence humaine qui s’accomplit lorsque, en elle, le Logos lui-même vient exister dans le monde [4] ».

 

Or, Dieu communique ce don dans l’Incarnation. En effet, en devenant homme, Dieu s’unit hypostatiquement à l’homme. Or, l’union hypostatique se réalise intérieurement par la vision immédiate (glorieuse) de Dieu dont jouit l’âme humaine du Christ. Mais la vision immédiate est la plus profonde unité qui puisse être entre l’homme et Dieu. Donc, dans l’Homme-Dieu, s’accomplit la promesse de Dieu à l’homme : son autocommunication absolue.

Par conséquent, dans l’Incarnation, l’autotranscendance de l’homme rejoint, sans nul hiatus, l’autocommunication absolue de Dieu. Points de vue ascendant et descendant trouvent ici non seulement leur jonction mais leur actuation ultime et indépassable. La réceptivité humaine trouve son achèvement dans le don divin : l’ouverture de l’esprit s’accomplit par l’accueil du don suprême tout autant que gratuite octroyée par Dieu. « L’histoire d’une autotranscendance vers la vie de Dieu […], dans sa phase ultime et suprême, s’identifie avec une autocommunication absolue de Dieu [5] ».

Cette affirmation de la christologie transcendantale doit maintenant être doublée d’une christologie catégoriale qui montre comment, dans les catégories de l’histoire, se réalisent les attentes de l’homme.

Il ne faudrait pas que l’extrême rigueur, voire l’âpreté du raisonnement cache que, comme toujours chez Rahner, la démonstration s’enracine dans une expérience qu’elle cherche à exprimer sans pour autant l’épuiser. À l’instar d’Ignace, le jésuite théologien accorde une place centrale à la dévotion à Jésus en son humanité ; or, le Christ se présente pour lui, non d’abord selon l’objectivité de l’union hypostatique, mais selon la proximité, la relation concrète et vivante qu’il noue avec lui : « Pour moi, depuis ma conversion, Jésus c’était l’inclination ou le penchant de Dieu allant purement et simplement vers le monde et vers moi ; l’inclination dans laquelle est présente tout entière l’incompréhensibilité du pur mystère et dans laquelle l’homme accède à sa propre plénitude [6] ». Ou, pour le dire encore plus concrètement et passionnément : « on n’a encore quelque chose à faire avec Jésus que si on lui saute au cou [7] ».

2) Autre démonstration

Dans d’autres ouvrages, l’argumentation rahnérienne a pu prendre une forme différente au moins quant à l’angle d’attaque. Dans Exégèse et dogmatique, Rahner se fonde sur l’épistémologie thomasienne. Précisément, il y a proportionnalité entre l’être et l’esprit ou la conscience d’être, entre l’ontologique et le conscientiel ou l’intentionnel : « Nous partons de l’axiome suivant, d’une métaphysique thomiste de la connaissance : l’être et la conscience sont les moments d’une seule et même réalité, qui se conditionnent réciproquement ; un être est donc d’autant plus conscient qu’il a d’être ou qu’il est d’être ». Ou, comme le dit Rahner un peu plus loin : « ce qui est supérieur dans l’ordre de l’être ne peut être inférieur dans l’ordre de la conscience ». Or, l’union hypostatique « est l’actualisation la plus haute – ontologiquement la plus haute – qu’il soit possible de concevoir pour la réalité créée ». Par conséquent, « cette détermination ontologiquement la plus haute de la nature humaine du Christ, qui est Dieu lui-même dans sa causalité hypostatique quasi formelle, doit être nécessairement consciente [8] ». Il faut dire plus, toujours au nom de l’axiome précédent : l’union de l’homme à Dieu dans le Christ n’est pas seulement consciente mais elle est cette conscience. « La conscience du Fils de Dieu, conscience « fontale », non objectivée, […] est donnée en même temps que l’union hypostatique et comme son constituant [9] ». Dans un autre texte, Rahner le dira encore plus explicitement, se fondant sur le même raisonnement :

 

« La vision immédiate n’est pas donnée par convenance ou décence à l’âme humaine du Christ comme un titre moral, à cause de l’union hypostatique, elle est l’union hypostatique elle-même, en tant que celle-ci est nécessairement un intelligibile actu dans l’Intelligens actu de l’âme humaine du Christ [10] ».

 

Que l’on comprenne bien. Rahner ne se range absolument pas du côté des christologies de la conscience ou ne propose en rien une sorte de psychologie du Christ ; sa christologie transcendantale est en même temps ontologique et aspire à dire l’unité substantielle du Logos avec la nature humaine. Or, l’être qui actue l’esprit est l’esprit même en tant qu’il est actué : la christologie rahnérienne s’édifie, en effet, sur la vue métaphysique selon laquelle « l’être vrai de l’esprit comme tel est lui-même esprit [11] ».

3) Objection

Une objection ne manque pas d’être soulevée que Rahner prend soin de résoudre, à plusieurs reprises : tout homme est appelé à vivre de la vision béatifique, voire certains en vivent déjà dans le Royaume ; si donc l’Homme-Dieu se définit par cette union cognitive béatifiante avec Dieu, plus rien ne le différencie des autres hommes.

Pour la théologie traditionnelle, classique, la différence est celle des deux unions, selon la grâce et selon l’hypostase : la première est une union intentionnelle des capacités spirituelles, intelligence et volonté, à Dieu comme objet de connaissance et d’amour ; la seconde est une union substantielle, précisément selon la subsistence, par laquelle la nature individuelle de Jésus est assumée par la Personne divine du Verbe. Or, de même que la substance n’est pas l’agir (qui est, du point de vue de la métaphysique des catégories, un accident), de même l’union selon l’être substantiel n’est pas l’union selon l’être intentionnel, opératif. Pour le dire autrement, dans l’union de grâce, Dieu ne divinise, ne se communique qu’à l’agir et à l’agir spirituel de l’homme, restant saufs son essence et son esse ; dans l’union hypostatique, Dieu envahit même l’ordre substantiel et existentiel pour se les approprier, de sorte que, sans nulle rhétorique ni romantisme, mais au sens le plus rigoureux et métaphysique du terme, l’être-Jésus perd sa subsistence personnelle pour accueillir et subsister dans la Personne infiniment supérieure du Fils qui se donne à lui comme son propre principe personnifiant, et ainsi l’achève dans la ligne d’existence proprement divine qui est la sienne.

Pour Rahner, la différence des deux types d’union entre l’homme et Dieu est tout autre :

 

« Cette union [hypostatique] ne se différencie pas de notre grâce par ce qui en elle est donné, et qui, en l’un et l’autre cas (aussi bien en Jésus), est la grâce, mais par le fait que Jésus est promesse pour nous, et que nous ne sommes pas promesse à notre tour, mais les destinataires de la promesse de Dieu à nous [12] ».

 

Ainsi, la distinction entre union de grâce et union hypostatique ne tient pas dans la nature de l’union – Dieu se donne, se communique autant dans la grâce que dans l’union hypostatique – mais dans la réalisation du don : Jésus est la promesse et nous en sommes les destinataires. Précisons : Jésus est la réalisation plénière de l’union ; il constitue ainsi à la fois la réalisation plénière de notre humanité (donc sa cause finale) et la source de cette grâce (donc sa cause efficiente).

4) Conclusion

Il faudrait prolonger cette christologie transcendantale par une sotériologie transcendantale. Notamment, celle-ci montre que l’autocommunication de Dieu dans le Christ se fait à travers sa mort (car celle-ci interdit d’espérer plus rien de fini, de catégorial ; or, quand est mort tout espoir du partiel, demeure l’espérance du tout, de l’infini) et, du côté de l’autotranscendance de l’homme, par le désir que lui soit définitivement donnée l’union avec Dieu. Or, la mort du Christ est le don ultime, total de sa vie, venant à la rencontre de la nécessité qu’a l’homme d’être sauvé. Une nouvelle fois, c’est la logique du don, ici poussée à l’extrême, qui éclaire la théologie.

G) La structure trinitaire du récepteur

o) Introduction

L’étant est doué d’une structure expressive, symbolique dont le fond est trinitaire.

Rahner le montre dans un dense article intitulé « Pour la théologie du symbole » [13]. Cette étude, trop méconnue, est important à trois titres, chacun renvoyant à une intention. D’abord et avant tout Rahner y élabore une philosophie et une théologie du symbole qui lui donne le maximum d’extension. Dépassant l’approche seulement épistémologique concernant le statut épistémologique du symbole pour le sujet humain [14], Rahner en la structure symbolique de l’être. Les sous-titres parlent d’ailleurs non de symbole mais de « réalité symbolique ». Ensuite, Rahner ébauche une approche symbolique du corps humain. Enfin, il ouvre à une approche du Sacré-Cœur du Christ comme symbole [15].

Le développement, très rigoureux et systématique, s’articule en trois parties et six thèses :

 

  1. Approche générale du symbole :
  2. Approche métaphysique. 1ère partie : Pour l’ontologie de la réalité symbolique en général (1ère et 2ème thèses).
  3. Approche théologique. 2ème partie : Pour la théologie de la réalité symbolique (3ème et 4ème thèses).
  4. Application à une théologie du Sacré-Cœur : 3. Le corps, symbole de l’homme (5ème et 6ème thèses).

1) Une métaphysique de la réalité symbolique

a) Thèse centrale

Sans s’embarrasser de topique, renvoyant dans une longue note à un nombre impressionnant de références de 1876 à 1958 [16], Rahner pose d’emblée sa thèse centrale qui est aussi la première : « l’Étant est de soi nécessairement symbolique parce qu’il ‘s’exprime’ nécessairement pour trouver sa propre essence [17] ». Plus rigoureusement, la thèse est la suivante : l’être est de nature symbolique. Cet énoncé contient la thèse (l’être est symbolique) et le moyen terme (l’expression nécessaire de l’essence) manque à la rigueur logique mais souligne combien, d’emblée, métaphysique et phénoménologie s’articulent.

Rahner précise d’abord deux points concernant le symbole. En premier lieu, sa structure : le symbole, à l’instar du signe, suppose la distinction entre un symbolisé et un symbolisant. En second lieu, ses espèces : la relation entre symbolisé et symbolisant peut s’envisager de deux manières, selon qu’elle est fondée en raison ou dans la réalité. Dans le premier cas, elle est arbitraire et conventionnelle ; dans le second cas, la réalité (symbolisante) représente ontologiquement une autre réalité (symbolisée). Le propos de Rahner concerne seulement le symbole fondé dans le réel. Il le limite encore en distinguant implicitement plusieurs niveaux de symbole réel pour ne s’intéresser qu’au plus fondamental, donc au plus métaphysique :

 

« Nous nous proposons seulement de rechercher le mode le plus élevé et le plus originel de la fonction représentative qu’une réalité exerce à l’égard d’une autre (dans une réflexion d’abord de pure ontologie formelle), et nous appelons aussi « symbole » cette fonction représentative la plus élevée et la plus originelle par laquelle une réalité rend présente, fait « être-là » une autre réalité [18] ».

 

Rahner démontre ensuite sa thèse, pas à pas. Se fondant essentiellement sur la notion d’expression, concept phénoménologique qui va enrichir sa conception métaphysique de l’être. Il confirmera cette première démonstration en faisant appel aux concepts plus classiques élaborés par saint Thomas.

b) Première démonstration

Cette démonstration principale est aussi la plus originale. On peut la systématiser en six étapes.

1’) L’étant est multiple dans son unité

Que l’étant soit un, Rahner le reçoit de la métaphysique des transcendantaux. Il n’est donc pas nécessaire de l’établir pour un lecteur formé à la métaphysique scolastique. En revanche, qu’il soit pluriel mérite l’attention. Rahner déduit cette multiplicité de sa finitude. En effet, l’étant est fini ; or, un être fini est un être qui, en lui-même (non dans une opération de l’esprit) est divisé, multiple « d’une réelle multiplicité [19] ». Pour autant – et Rahner exploitera cette remarque capitale plus tard –, la pluralité dont il est question n’est pas nécessairement liée à la finitude de l’étant. On pourrait aussi l’établir à partir de l’infinité : en effet, Dieu est l’être infini ; or, en lui, se trouve une distinction véritable et réelle des Personnes, donc, « en ce sens, une pluralité [20] ». Dès lors, la pluralité interne à l’étant peut être conçue comme une richesse et non comme une imperfection.

2’) Or, cette multiplicité est formée par provenance de l’unité la plus originelle

En effet, un étant est multiple, plural, parce qu’il comporte différents éléments. Rahner parle d’ »élément » au sens très général de composant de cette unité. Or, ces éléments sont soit juxtaposés, soit coordonnés. Spontanément, nous adoptons la première représentation – celle de la juxtaposition. Mais une telle hypothèse signifie que l’unité est postérieure alors qu’elle est première, originaire ; de plus, elle suppose que les éléments sont causes de leur unité alors que des éléments divers ne peuvent s’auto-unifier (non enim plura secundum se uniuntur). Il faut donc préférer la seconde hypothèse, celle de la coordination. Et celle-ci est dynamique : les éléments jaillissent de l’unité originaire. La relation entre l’unité et la pluralité est une relation de source : l’un se communique aux divers éléments qui composent l’étant. Là encore, un regard sur l’exemplaire (plus que l’exemple) qu’est la Trinité des Personnes divines, pour appartenir à une autre sphère que la seule métaphysique, éclaire en profondeur la provenance de la pluralité à partir d’une unité. En effet, l’unité trinitaire n’est pas postérieure ni concomittante (comme si l’essence divine préexistait aux Personnes), mais antérieure, originaire. Rahner précise à juste titre que « ce serait une hérésie théologique, et cela doit être un non-sens ontologique, de penser que Dieu serait vraiment encore ‘plus simple’, donc encore plus parfait, s’il n’y avait pas en lui la distinction réelle entre les Personnes [21] ». On pourrait le montrer à partir non plus de l’origine mais de la finalité : l’étant un déploie cette pluralité en vue de l’achèvement de son unité.

Il se pose une question : en quoi consiste l’unité de l’ensemble ? Est-elle un des éléments de la pluralité qui engendre les autres éléments ou une réalité plus originaire que les différents éléments ? Le paradigme trinitaire invite à opter pour le premier membre de l’alternative. Une note va dans le même sens, tout en précisant que l’on peut concevoir de deux manières la relation entre un élément et les autres dans ce que l’on va voir être une relation d’expression : soit, comme dans le cadre de la théologie trinitaire, selon une relation nécessaire de provenance ; soit selon une relation de similitude sans nécessaire primauté d’un élément sur un autre.

Réassumons ces données en un raisonnement : l’un précède le pluriel et l’engendre, puisque des éléments divers n’ont pas en eux de quoi s’unifier (analogiquement : un contraire ne peut engendrer son contraire, sans un sujet qui les soutient et permet le passage) ; or, l’étant est un et multiple ; donc, dans le processus d’auto-accomplissement intrinsèque de l’étant, l’un précède le multiple.

3’) Or, toute provenance implique une convenance intrinsèque entre l’origine et ce qui provient

Puisqu’en tout étant, le multiple se déploie à partir d’une unité originelle, il faut s’interroger sur la nature de la relation existant entre l’unité et la multiplicité. Rahner la caractérise par deux mots : « convenance » et « expression ». Il semble que la convenance soit une notion plus originaire de laquelle se déduit le concept d’expression. La provenance est source d’une convenance : « il existe une convenance qui s’explique par la provenance [22] ». Rahner pose cette assertion plus qu’il ne l’expose, mais on pourrait le démontrer à partir de la métaphysique de la puissance et de l’acte : provenir, c’est être causé ; or, seul cause ce qui est en acte ; or, la cause s’assimile son effet, autrement dit, l’effet ressemble ou convient à sa cause ; donc, provenir engendre un convenir.

Encore faut-il comprendre dynamiquement cette relation d’originarité et congédier les représentations souvent statiques et juxtaposées de l’étant. Le mieux est alors de partir non plus du point de vue de l’origine mais de la finalité : l’étant un cherche à s’accomplir, s’achever, se parfaire ; or, cet achèvement se fait grâce à la multiplicité ; donc, l’étant se donne une pluralité.

4’) Or, qui dit convenance ou expression dit symbole de soi

Cet énoncé pourrait se déduire de ce qui précède. En effet, nous avons vu que le symbole (réel, pas conventionnel) est la réalité par laquelle un autre sujet parvient à connaître un étant. En réalité, Rahner propose une démonstration nouvelle.

L’étant tend à l’acte, est appelé à se réaliser : c’est la loi même de l’actualité. Or, plus un être connaît, plus il est en acte, selon l’axiome scolastique : in tantum est ens cognoscens et cognitum in quantum est in actu. Donc, tout être tend à la connaissance. Or, il s’agit ici de l’actualisation de soi, du processus par lequel un étant s’accomplit. Donc, l’étant est appelé à une parfaite possession de soi par la connaissance. Et c’est ce que l’on appelle la reditio completa in seipsum. L’accomplissement par soi de l’étant est cette présence réflexive à soi. Or, bien évidemment, toute connaissance de soi est expression de soi. Voilà pourquoi l’étant est d’autant plus symbole qu’il est actué dans l’être : « dans la mesure où il a et actualise l’être, l’étant est tout d’abord symbolique pour lui-même [23] ».

Mais nous n’avons fait que la moitié du chemin : il faut encore se demander quelle relation ce retour à soi entretient-il avec la pluralité qui a surgi de l’étant. Le risque serait d’imaginer une relation d’extériorité : l’étant se pose comme autre dans la pluralité, puis reconquiert son unité par le retour et la présence à soi. Dès lors, la pluralité serait plutôt une perte qu’un achèvement. En fait, la pluralité advient dans le mouvement par lequel l’étant se pose comme autre que soi ; or, dans cet autre, l’étant se connaît ; et, en se connaissant, il s’exprime ; mais cette expression, comme cette connaissance sont la manière dont l’être se possède lui-même, donc fait retour à lui ; par conséquent, le procès d’extériorisation dans la pluralité sauve l’unité au lieu de la perdre. Comme l’écrit Rahner en une formule dense désormais compréhensible,

 

« l’étant est en lui-même ‘symbolique’ en ce que l’expression douée de convenance, que l’étant pose comme autre en la conservant, est la manière dont il se médiatise lui-même pour lui-même dans la connaissance et l’amour [24] ».

5’) Or, ce qui est symbole de soi est aussi symbole pour un autre

Nous avons vu que l’étant est de soi symbolique à la mesure de ce qu’il est en acte. Or, une réalité est d’autant plus connaissable qu’elle est en acte. Donc, « si l’étant est de soi symbolique en tant qu’il s’accomplit lui-même dans son actualité plurale et se possède lui-même dans cette convenance dérivée de l’autre avec son principe, alors cela s’applique aussi à la connaissance de cet étant par un autre ».

6’) Donc, tout étant est, par nature, intrinsèquement, une réalité symbolique

L’étant est symbole (réel) : pour lui et pour les autres.

On l’a noté, dès la première étape, Rahner pense la structure de l’étant à partir des processions intra-trinitaires. Il propose en quelque sorte une ontologie trinitaire [25]. Il l’affirme d’ailleurs explicitement en note : « ces réflexions sont parties de la vérité théologique […] que, même dans l’étant suprême, en dépit de sa pure simplicité, une pluralité est donnée. […] Nos réflexions supposent donc la Trinité […] comme point de départ [26] ». En effet, le Père ne se perd pas dans son Verbe et dans l’Esprit ; bien plutôt, il advient à son être, il s’accomplit dans la pluralité. Or, en son Verbe, le Père pose autre que soi comme connaissant : il se connaît en son Verbe ; de même, il s’aime par et dans l’Esprit. C’est donc qu’identique est l’accomplissement dans la pluralité et le reditus in seipsum. Ce faisant, le théologien allemand a donc changé de registre : quittant le plan strictement rationnel, il fait appel à la Révélation.

c) Seconde démonstration

Rahner confronte, c’est-à-dire à la fois confirme et prolonge, le concept ainsi élaboré de symbole en faisant appel à trois notions et développements plus classiques..

Le premier développement est emprunté aux Grecs : il fait appel aux concepts d’eidos et de morphè. Ceux-ci se comprennent à partir de la bipolarité constitutive d’un concept : d’un côté, la figure (Gestalt) qui apparaît, manifeste (à la fois eidos et morphè) ; de l’autre, l’essence (Wesen). Or, l’essence d’une part est la source de la figure, pose la figure hors d’elle pour s’accomplir en elle en s’y exprimant : « être-auprès-de-soi-dans-l’autre » ; d’autre part garde cette figure, ce phénomène, en tant qu’il s’y exprime. C’est donc que tout étant cherche à s’exprimer en s’exposant et, en s’achevant dans la pluralité, autrement dit il est symbole.

Un second développement est emprunté à Thomas d’Aquin [27]. Pour celui-ci, explique Rahner qui renvoie à sa thèse sur L’esprit dans le monde, tout étant cherche à s’accomplir. Or, cet accomplissement ne se réalise pas d’abord à l’extérieur, de manière transitive, par la médiation d’une cause efficiente ; il se réalise ad intra dans l’entre-jeu de la forme et de la matière. En effet, certaines formes ne s’actualisent pas complètement dans la matière : la matière ne les absorbe pas et ne les aliène pas totalement. Donc, la forme continue à être autre et à distance de son actualisation dans la matière. Rahner donnera deux noms différents à ces deux « états » [28] de la cause formelle : celle qui est en réserve, à savoir la forme proprement dite [29], et celle qui se livre dans l’acte de l’autre qu’est la matière, à savoir la causalité formelle actuelle.

Quelle relation entretiennent les deux « états » de la cause formelle ainsi distingués ? Cette différence n’est pas celle de la substance et de l’accident, car la substance jaillit de ses principes formels ; autrement dit, la distinction des deux « états » est intrinsèque à la substance. D’une part, ces deux « états » sont en relation de provenance : la forme se donne, se communique à la matière, ce qui produit la cause formelle actuelle. C’est pour cela que Rahner parle de « formes » qui « ne sont pas complètement « répandues » sur leur matière » et d’un « caractère originel » de la forme qui est encore « réservé » » ; or, le verbe « répandre » signifie un jaillissement, une communication à partir d’une « origine ». D’autre part, la corrélation n’est pas que de provenance mais de convenance, d’expression : la causalité formelle actuelle, la figure dévoile, est manifestation, donc symbole de la « vérité » plus originelle de l’étant [30]. Enfin, la figura actualise, accomplit la forme. Ce point, semble-t-il, nous rapproche au plus près de la théorie balthasarienne de la Gestalt.

Or, le propre du symbole réel est de poser le figuré comme autre que soi, mais un autre à qui il communique son être, donc, enfin, un autre avec qui il symbolise, c’est-à-dire constitue un être un. Par conséquent, tout étant adopte une structure symbolique. Voici comment Rahner résume la fin de la démonstration :

 

« Cette figure, en tant que phénomène du principe substantiel (de la forma) est d’un côté […] différente de la forma comme telle ; pourtant d’un autre côté, elle manifeste dans cette différence ce principe formel, elle est son symbole qui est formé par le symbolisé comme son propre accomplissement essentiel [31] ».

 

Un troisième développement-confirmation est fourni par un concept qui appartient là encore à l’ontologie thomiste : la « résultance ». Si je ne vois pas à quoi Rahner fait allusion, en revanche, il en fournit deux illustrations parfaitement claires.

La première appartient à l’ordre de l’activité. Rahner en fournit un exemple éloquent. Il s’agit de l’hapax fameux de Thomas au sujet de l’effusion des puissances de l’âme à partir de celle-ci : il y a une relation d’origine, de jaillissement. Or, explique le théologien allemand, ces facultés, bien qu’elles soient accidentelles au sens métaphysique du terme, auto-constituent la substance, l’essence totale. C’est donc que l’étant peut se constituer à l’état achevé en posant un autre que lui qui l’exprime dans l’unité de son essence. Ainsi, Thomas envisage la structure de l’étant comme une résultance, comme un symbole.

La seconde illustration appartient à l’ordre de l’être, précisément à l’ordre de la quantité. La quantité déterminée (la materia signata) est ce que l’on appellerait aujourd’hui la spatio-temporalité concrète. Elle est doublement relative. En amont ou dans l’ordre du fondement, elle se rapporte à la substance : d’une part, elle en est distincte, réellement, comme l’accident de sa substance ; d’autre part, elle est produite par cette substance ; enfin, celle-ci se donne une matière qui l’exprime : en effet, la substance présente une composition hylémorphique ; mais la matière première (contredistinguée de la forme substantielle) est dénuée de quantité déterminée ; voilà pourquoi elle a besoin de s’actualiser en une matière déterminée. Ces constats pourraient suffire pour montrer que la quantité déterminée correspond à une résultance, à un processus symbolique. Mais l’ontologie traditionnelle contient d’autres promesses qui permettent de s’approcher encore plus près du jaillissement de l’expression. En effet, la métaphysique d’Aristote ne distingue pas seulement substance et accident, mais plusieurs strates au sein des accidents : en l’occurrence, au sein des étants physiques, la quantité constitue le premier accident et fonde les autres réalités accidentelles ; or, la qualité suit la quantité et la figure ou species est l’une des quatre espèces de qualité (précisément la dernière). Ici encore, on retrouve les trois notes caractéristiques du symbole, appliquées à la différence quantité-qualité : la distinction, la provenance et la convenance ou expression. Or, plus encore que la quantité déterminée, la figure a pour destinée d’exprimer, de rendre visible. Donc, le principe substantiel, par la médiation de la quantité déterminée se donne une figure symbolisante : « Dans ce ‘symbole’, l’étant matériel se possède, s’offre et se montre [32] ». Les trois verbes choisis renvoient aux trois caractéristiques du symbole et présentent une structuration trinitaire nette : « se possède » souligne l’unité : en se donnant un autre, l’étant s’achève ; « s’offre » signale la provenance et dit qu’elle constitue un don ; enfin, « se montre » exprime le processus phénoménologique de convenance.

d) Application la deuxième thèse

La deuxième thèse s’énonce comme suit : « Le symbole proprement dit (le symbole réel) est l’accomplissement par soi d’un étant dans ce qui est autre, cet accomplissement étant essentiellement constitutif de cet étant [33] ».

Le statut de cette thèse est problématique. D’un côté, elle apparaît comme la conséquence de la première dont elle ne ferait que déployer une virtualité. En effet, il suffit pour la démontrer de « renverser » la première thèse, selon le mot même de Rahner. D’ailleurs, celui-ci ne se donne même pas la peine de la démontrer. De l’autre côté, il s’agit d’une thèse originale. Elle traite non pas de l’étant en sa structure symbolique, mais du symbole même : dès qu’un étant s’accomplit dans autre que lui de manière essentielle, cet autre est un symbole de l’étant considéré. La première thèse était ontico-symbolique, celle-ci est symbolico-ontique. En fait, si la deuxième thèse ne nécessite pas une démonstration, c’est parce que désormais le symbole apparaît coextensif de l’étant. Le symbole constituerait-il un transcendantal aux yeux de la métaphysique rahnérienne ? Il ne se pose pas la question, mais on pourrait déduire la réponse de son exposé : en effet, nous avons déjà vu et nous allons bientôt le revoir, le symbole se dit aussi de la réalité divine trinitaire [34].

Enfin, Rahner déduit de cette définition du symbole – sans le développer – que ce dernier est un terme analogue : en effet, le symbole a même extension que l’étant qui est une notion polysémique.

2) Une théologie de la réalité symbolique

Rahner énonce la problématique générale d’entrée de jeu : « une théologie n’est possible que si elle est aussi une théologie du symbole, de la manifestation et de l’expression [35] ».

a) Remarque de méthode

Les développements antérieurs posaient les fondements. Ces réflexions de théologie justement qualifiée de fondamentale sont aptes à éclairer les brèves notes de théologie systématique qui vont suivre. Pour autant, celles-ci ne sauraient se réduire à une application ou déduction des catégories mises en place.

On pourrait présenter cette question sous forme de difficulté : l’ordre d’exposé qui descend de Dieu aux sacrements et jusqu’aux images, n’est-il pas une déduction ? Or, qui dit déduction dit nécessité et la grâce est gratuite. Donc ce mode de procédé déductif contredit la libre initiative de Dieu.

Pour la démontrer, Rahner va procéder de manière non plus déductive mais inductive, déclinant les différents mystères de la foi, précisément sept, avant d’en déduire les deux nouvelles thèses. Pour ne pas être déductif, l’ordre n’en est pas moins rigoureux : les sept manifestations de la symbolique théologique s’enchâssent rigoureusement et s’éclairent au point qu’on pourrait parler, au moins pour les premières, d’une sorte de descente. Mais si cette descente réelle n’est pas une déduction, c’est parce que le passage d’une figure symbolique à l’autre, loin d’être nécessaire, est toujours le fruit d’une libre inventivité d’amour, de l’Amour qu’est Dieu.

À noter que seule la troisième thèse recueille la conclusion de l’induction : « le concept du symbole », tel qu’il fut défini par les deux premières thèses, « est, dans tous les traités théologiques, un concept-clé essentiel » à l’intelligence du mystère de la foi [36]. La quatrième thèse, quant à elle, développe un point particulier de la théologie systématique, à savoir la sotériologie : « l’action salvifique de Dieu envers l’homme, de son commencement à son achèvement […] est donnée à l’homme et saisie par lui dans le symbole [37] ».

b) La Sainte Trinité

« A l’arrière-plan des exposés ontologiques, se tenait toujours déjà l’idée du mystère de la Trinité [38] ». Le raisonnement est simple : le Mystère trinitaire est celui de Dieu Père, Fils et Esprit. Le Père engendre le Fils, c’est-à-dire lui donne vie, existence. Or, le Fils est Logos, c’est-à-dire Parole donc Expression, et Image parfaites du Père. Par ailleurs, le Père, ajoute Rahner, engendre, « dit le Verbe éternel […] pour se connaître lui-même [39] ». Par le Fils, le Père pose cet autre qui lui donne de se posséder. Or, nous avons vu que, par définition, le symbole est l’accomplissement par soi et essentiellement constitutif d’un étant dans ce qui est autre. Donc, « le Logos est le « symbole » du Père » ; le Fils est au Père ce que le symbole est au symbolisé.

La théorie du symbole, on l’a vu, est inspirée de bout en bout par une ontologie théologique, ici trinitaire. En un mot, tout étant est présent à soi-même ; or, cette présence doit se comprendre de manière non pas statique, mais dynamique ; ainsi l’étant est habité par un rythme intérieur d’auto-accomplissement, d’auto-diffusion pour soi ; or, double est cette communication dynamique : par connaissance (expression de soi) et par amour (don pour soi, possession de soi). Par conséquence, tout être, symbolique de soi pour soi, épouse le mouvement trinitaire d’autodifférenciation.

À titre de corollaire [40], Rahner pose la question de l’expression du Père ad extra : elle est un prolongement de l’expression ad intra dans le Fils [41].

c) Le Christ

L’identité du Christ s’éclaire à partir de la notion de symbole. Qui est le Christ ? Le Verbe Incarné. Trop souvent, cependant, l’union des deux natures est conçue comme une juxtaposition, une jonction accidentelle, une sorte d’accolade. De même, souvent, on envisage l’union de l’humain et du divin en Jésus à partir de notre point de vue. Ou bien Jésus se manifeste dans son agir, particulièrement vertueux. En ce cas, le Logos se manifeste « par l’intermédiaire d’une réalité en soi étrangère à lui ». Or, le symbole suppose que ce soit de l’intérieur que l’étant se différencie en autre que lui pour s’exprimer.

Mais tel n’est pas le cas. D’abord, saint Thomas estime que l’humanité du Christ existe par l’être même du Logos qui lui donne subsistence. Rahner ajoute à juste titre que cette seule explication rend indifférente la nature assumée par le Verbe. Pour défendre Thomas, il faudrait ajouter ses longs développements sur la notion de convenance ; or, celle-ci rejoint celle d’expressivité. Plus profondément, l’être du Logos « doit être conçu comme s’extériorisant en ce qu’il est lui-même, de telle sorte que (sans préjudice de son immutabilité en lui-même) lui-même devient en vérité l’existence d’une réalité créée » ; autrement dit, « l’humanité du Christ est réellement «l’apparition» du Logos lui-même ». Or, le symbole se définit comme l’auto-expression de l’être. Donc, l’humanité du Christ est le « symbole réel » du Logos [42].

d) L’Église

L’ecclésiologie redouble les difficultés christologiques en les accentuant : le côté institutionnel, juridique, contingent, voire pécheur de l’Église empêche de voir dans l’Église un symbole du Christ.

L’Église peut aussi se comprendre à partir du symbole. En effet, « l’Église est la présence permanente du Verbe incarné dans l’espace et le temps [43] ». Tout à la fois, elle naît de lui comme l’eau jaillissant de son côté, elle s’en distingue comme le Corps de la Tête et, enfin, elle en assure la manifestation en tous les lieux, toutes les époques et toutes les cultures. Or, le processus de symbolisation se définit dans la visibilisation d’un être en l’autre qui en provient. Donc, l’Église « est réellement le symbole accompli, manifestant que le Christ (c’est-à-dire la miséricorde victorieuse) est resté présent dans le monde [44] ».

Rahner y trouve confirmation dans la théorie fameuse de Semmelroth de l’Église comme Ursakrament [45], c’est-à-dire comme « sacrement originel » ; or, le sacrement a une structure symbolique.

e) Les sacrements

On le sait, la théologie des sacrements a trop dissocié le signe de la cause ; après avoir lontemps souligné l’efficace des sacrements contre les protestants, aujourd’hui, la théologie a parfois trop tendance à souligner leur valeur signifiante en exténuant une causalité que la déconstruction heideggérienne réduit à la production technique. En réalité, le sacrement est signe et cause, de manière étroitement connectée. Pour cela il suffit de repartir de la source qui est divine, puisque seul Dieu donne la grâce. « Le sacrement est précisément « cause » de la grâce en tant qu’il est son « signe », et cette grâce elle-même (vue comme venant de Dieu) est cause du signe, une cause qui produit ce signe et par là seulement se rend présente elle-même [46] ». Or, qui dit symbole dit non seulement signe mais efficacité de l’étant se posant lui-même dans son autre.

De plus, une polémique a polarisé l’attention sur des questions juridiques d’institution des sacrements. Or, il s’agit de refonder le sacrement en Dieu. À l’instar de l’Église.

f) La réalité chrétienne en général

Pour Rahner, la vie historiquement saisissable de l’Église est une communication de l’Esprit de Dieu à l’histoire humaine, un dialogue entre le libre amour divin et la réponse humaine. Or, cette communication adopte une structure symbolique. Ainsi se trouvent ressaisis à l’aune du symbole non seulement le détail de l’histoire de l’Église (qui, comme histoire ecclésiastique, devient alors une partie de la théologie) mais l’éthique. Nous en reparlerons.

g) Le culte chrétien des images

Rahner distingue une double tradition iconographique [47]. La première, aristotélicienne, fait de l’image un signe extérieur et passif de la réalité représentée. C’est d’ailleurs pour cela que les penseurs de la tradition aristotélicienne, à commencer par saint Thomas, n’ont jamais développé une théorie du symbole [48]. La seconde, platonicienne, fait de l’image la participation active d’une réalité supérieure qui est son modèle et donc l’image est la représentation. Autrement dit, l’image devient la présence active que le modèle se donne dans le monde du sensible : étant donnée la définition du symbole souvent reprise, l’image devient ici symbole.

h) L’eschatologie

Karl Rahner propose une dernière application à l’eschatologie. De prime abord, les fins dernières semblent échapper à l’universelle présence du symbole. En effet, les eschata ne sont-elles pas l’entrée dans la plénitude de la présence, de la Réalité ; or, le symbole est un vicaire de cette réalité : les sacrements ne sont-ils pas réservés à la seule Église pérégrinante, au viator ? De plus, la vision béatifique est, enfin, saisie immédiate de Dieu ; or, le symbole est médiation.

Certes, bien des signes et des symboles disparaîtront dans l’achèvement glorieux. Il demeure que la médiation christique ne sera jamais abolie ; or, elle est symbolique. Cette médiation vaut même pour la vision béatifique [49].

Pour l’eschatologie, ne pourrait-on aller plus loin, grâce aux ressources de la phénoménologie ? En effet, Dieu ne cessera de se donner à nous dans son essence ; mais se donner, c’est s’approcher ; comme pour le toucher, aucune connaissance ne saurait donc être immédiate, à moins de manquer cette approche et donc ce don.

i) La sotériologie

Rahner ne fait allusion à cette question que dans la quatrième thèse et la développe dans une note. Voilà pourquoi je ne l’isole pas comme un huitième fondement de son induction. Le raisonnement se résume ainsi : salut consiste « toujours dans une communication de soi divine selon une espèce de causalité quasi formelle [50] » ; or, la relation interne de symbole à symbolisé se comprend à partir de la cause formelle ; voilà pourquoi l’action rédemptrice est symbolique.

3) Prolongement

Rahner propose un triple prolongement aux développements précédents : au corps, au cœur et au Sacré-Cœur. En fait, le prolongement est unique, car son terme est la théologie de la dévotion au Cœur du Christ. Mais, adoptant implicitement le précepte aristotélicien selon lequel l’intelligence procède du général au particulier [51], Rahner doit élucider deux thèses intermédiaires : sur le corps et sur le cœur.

  1. a) Le corps

La cinquième thèse énonce que le corps est le symbole réel de l’homme. De manière plus complète : « Le corps est le symbole de l’âme pour autant qu’il est formé comme l’auto-actuation de l’âme (quoique non son actuation adéquate), et que l’âme se rend présente elle-même et se ‘manifeste’ dans le corps différent d’elle [52] ».

En effet, selon la conception thomasienne de la personne qui inspire ici Rahner, le corps ne précède pas l’âme qui vient l’actuer. D’une part, il est l’auto-accomplissement substantiel de l’âme dans cet autre qu’est la matière : un signe en est que la matière corporelle demeure encore en puissance à d’autres possibilités, ne serait-ce que celle de se corrompre. D’autre part, l’âme lui communique son actualité en l’informant. Or, le symbole surgit d’une source qui se révèle dans un autre en lui donnant son être.

  1. b) Les parties du corps, singulièrement le cœur

La sixième thèse, qui n’est pas explicitée en intégralité, affirme que les parties du corps, singulièrement le cœur, sont symboliques de la totalité du corps et donc de la personne [53]. Cette thèse est double.

Elle est d’abord générale. La démonstration de Rahner est faible, comme l’était déjà celle de la cinquième thèse. Il se contente de noter que « en toute expression de l’homme (d’espèce mimique, phonétique, etc…) d’une certaine manière c’est tout l’homme qui s’exprime [54] ». Rahner fait aussi appel à la médecine psychosomatique. La seule argumentation est : la partie du corps est partie du tout ; plus encore, la partie jaillit du tout. Or, le symbole est l’expression que se donne le tout dans un autre.

Il faudrait faire appel à cette loi fractale que Balthasar a vue plus précisément : Ganz im Fragment. De plus, la génétique, l’embryologie (en sus de la caractérologie, etc.) nous montre davantage non seulement l’inscription du tout dans la partie, mais la relation dynamique entre le tout et la partie qui l’exprime.

La thèse est aussi plus particulière. En effet, les parties sont douées d’une « force expressive » différente à l’égard de l’âme (p. 43). Une partie singulière est bien entendu le cœur. Il demeure que Rahner ne l’explicite pas : il ne donne nulle raison organique de valoriser le cœur.

  1. c) Le Sacré Cœur

Si le développement sur le cœur est à peine ébauché, en revanche, Rahner se positionne très clairement dans le débat, et cela, à partir de sa théorie du symbole. D’un côté, « un grand nombre de théologiens actuels » disent que le Cœur de Jésus signifie la personne dans son intériorité, et de nommer Lempl, Noldin, Solano, etc. Cette première théorie, dualiste, dissocie donc la chair de l’intériorité, l’organe physique de l’amour qu’il signifie. De l’autre, les théologiens tiennent que « le cœur charnel du Christ est vénéré pour autant qu’il est le «symbole» de l’amour du Christ » (p. 45), et de nommer Franzelin, Billot, Pesch, Galtier, Scheeben, etc. Cette seconde théorie, on le voit, est unitaire. Or, nous avons vu que le symbole, loin de juxtaposer symbole et symbolisé, les connecte et les ordonne intrinsèquement l’un à l’autre ; plus encore, le symbolisé, à savoir l’amour, se pose dans le symbole en vue de se manifester ; dès lors, le symbole, « étant la présence concrète du symbolisé lui-même, est rempli de lui [55] ». C’est donc que seule la conception unitaire est véritablement symbolique. A titre de confirmatur, note Rahner, cette conception unifiée se retrouve aussi dans la tradition médiévale et encore chez sainte Marguerite-Marie : « le ‘cœur’ ne désigne, en un sens absolument non réfléchi, plein, ni simplement le «cœur de chair», ni simplement (par transposition) ‘l’intériorité’ du Christ, mais dans le sens d’un ‘mot originel’ de la langue religieuse, d’avance l’unité des deux [56] ».

Karl Rahner a donc manifesté les potentialités phénoménologiques présentes dans la métaphysique scolastique : en ce sens, le paragraphe méritait pleinement son titre d’ontologie du symbole réel.

Pascal Ide

[1] Je ne considérerai ici que le dernier état de la christologie de Rahner dont É. Maurice distingue trois états (La christologie de Karl Rahner, Paris, Desclée, 1995. Qui fut d’abord une thèse de doctorat : L’évolution de la pensée christologique de Karl Rahner, 1934-1984, Paris, Faculté de théologie du Centre Sèvres, 1990). Cf. Karl Rahner, « Chalcédoine, une fin ou un commencement ? », Schriften zur Theologie, tome III, 1954, p. 3-49, trad. Gaëtan Daoust, Écrits théologiques, tome 3, Paris, DDB, 1959, p. 113-181. « Réflexions théologiques sur l’Incarnation », Schriften zur Theologie, tome IV, 1960, p. 137-155, trad. Gaëtan Daoust, Écrits théologiques, tome 3, Paris, DDB, 1963, p. 81-101. « Problèmes actuels de christologie », trad. Michel Rondet, Écrits théologiques, tome 1, p. 115-181. « La christologie à l’intérieur d’une vision évolutive du monde », Schriften zur Theologie, tome V, p. 183-221, trad. Henri Rochais, Science, évolution et pensée chrétienne. Théologie et science. Christologie et évolution, Paris, DDB, 1967, p. 121-168. Non traduit en français : Karl Rahner, Wilhelm Thüsing, Christologie. Systematisch und exegetisch, Freiburg, Herder, 1972. « Jésus-Christ dans les religions non chrétiennes », Schriften zur Theologie, tome 12, 1975, p. 370-383.

[2] TFF, p. 248.

[3] Il se déploie dans les quatre premières parties de la sixième étape (TFF, p. 205-258).

[4] « Le concept du mystère dans la théologie catholique », trad. René Givord, Écrits théologiques, tome 8, Paris, DDB, 1967, p. 51-103, ici p. 160 ??

[5] TFF, p. 226.

[6] Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, p. 31. Souligné dans le texte.

[7] Aimer Jésus, p. 38.

[8] Exégèse et dogmatique, trad., Paris, DDB, 1967, p. 199-200.

[9] Ibid., p. 202.

[10] « Problèmes actuels de christologie », ici p. 142. A noter que, dans la même page, Rahner dit préférer l’expression « vision immédiate » à l’expression « vision béatifique », la première étant plus large que la seconde ; il propose même, à l’instar de Balthasar, que le Christ puisse, dans l’état de viator, disposer d’une connaissance immédiate sans pour autant bénéficier du bonheur de la vision, la ressentir comme béatifiante (note 1, p. 142). Cf. aussi « Considérations dogmatiques sur la psychologie du Christ », trad., Exégèse et dogmatique, p. 27-57.

[11] TFF, p. 247.

[12] TFF, p. 230.

[13] Karl Rahner, « Pour la théologie du symbole », Schriften zur Theologie, tome IV, trad. Robert Givord, Écrits théologiques, Paris, DDB, tome 9, 1968, p. 9-47. Cf. Stephen M. Fields, Being as Symbol. On the Origins and Development of Karl Rahner’s Metaphysics, Washington, Georgetown Press, 2000.

[14] Cf. par exemple les études d’Edmond Ortigues ou de Jacques Maritain.

[15] Enrichie de l’analyse de l’être comme symbole, cette première ébauche présente un double avantage : 1. quant au contenu, le cœur ainsi envisagé englobe les différentes dimensions, physique et spirituelle ; 2. quant au statut épistémique, le symbole n’est pas une notion infraconceptuelle ou une représentation, mais au minimum un concept.

[16] Ibid., note 1, p. 11-13 !

[17] Ibid., p. 13.

[18] Ibid., p. 14-15.

[19] Ibid., p. 15.

[20] Ibid., p. 16.

[21] Ibid., p. 17.

[22] Ibid., p. 18.

[23] Ibid., p. 20.

[24] Ibid., p. 20.

[25] Rahner renvoie à l’ouvrage de Clemens Kaliba sur le monde comme miroir du Dieu Trinité (Die Welt als Gleichnis des dreieinigen Gottes. Entwurf zu einer trinitarischen Ontologie, Salzburg, 1952).

[26] Ibid., note 1, p. 20. Passons l’expression malheureuse « étant suprême » qu’aujourd’hui, mieux avertis des dérives ontothéologiques, on n’emploierait plus.

[27] Ibid., p. 22-23.

[28] Le mot est de mon invention, faute de mieux.

[29] Rahner parle aussi des « principes formels », sans doute pour souligner l’aspect principiel.

[30] Rahner utilise ce vocabulaire du dévoilement et de la vérité un peu plus loin (Ibid., p. 26).

[31] Ibid., p. 23.

[32] Ibid., p. 25.

[33] Ibid., p. 25.

[34] A moins qu’il ne soit proche de la notion scolastique de relation transcendantale à quoi il ajouterait l’expressivité.

[35] Ibid., p. 26.

[36] Ibid., p. 38.

[37] Ibid., p. 38-39.

[38] Ibid., p. 26.

[39] Ibid., p. 27.

[40] Ibid., p. 28.

[41] Alors que Thomas d’Aquin traite plus du thème de la mission, Rahner rejoint un thème abondamment développé par Jean-Paul II au début de son pontificat, à savoir la fonction révélatrice du Verbe.

[42] Ibid., p. 30 et 31.

[43] Ibid., p. 32.

[44] Ibid., p. 34.

[45] Oskar Semmelroth, Die Kirche als Ursakrament, Francfort, 1953. Trad. française : L’Église, sacrement de la Rédemption, Paris, 1963.

[46] Ibid., p. 35.

[47] Cf. Aloïs Grillmeier, Der Logos am Kreuz, Munich, 1956.

[48] Celles proposées par Maritain (« Signe et symbole », dans Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle (1939), Préface, Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, vol. VII [1939-1943], 1988, p. 97-158) ou l’école canadienne octroient au symbole une place épistémologiquement dévaluée : signe conventionnel, et n’ont pas su rappatrier les développements passionnants de Mircea Éliade, Raymond Ortigues, sans parler de Gilbert Durand, Carl-Gustav Jung, etc. Tel n’est pas le cas d’Albert Chapelle, Gaston Fessard, Paul Ricœur, etc.

[49] Cf. Karl Rahner, « La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre rapport avec Dieu », Eléments de théologie spirituelle, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, Paris, DDB, 1964, Ibid., p. 35-49 ; Juan Alfaro, « Cristo glorioso Revelador del Padre », Gregorianum, 39 (1958), Ibid., p. 222-270.

[50] Ibid., n. 2, p. 38. Nous retrouvons ici une théorie chère à Rahner dévelopée dans d’autres écrits, surtout : « De la notion scolastique de grâce incréée ». Je renvoie notamment aux critiques averties de Jean-Hervé Nicolas dans De la Trinité à la Trinité. Synthèse dogmatique, Paris, Beauchesne, 1985 et dans Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969. Il demeure que l’on peut sauver l’intuition de la symbolique du salut – qui me semble féconde dans une théologie du don – en détachant davantage la grâce de l’essence divine : sans tomber dans l’extrincécisme trop grand de la seule causalité efficiente et la fusion impliquée par ce monstre ontologique qu’est la « causalité quasi-formelle », il y a les ressources présentées par la causalité exemplaire, à savoir la grâce comme christoconformante.

[51] Cf. Aristote, Physiques, L. I, ch. 1.

[52] « Pour la théologie du symbole », p. 41 et 42.

[53] Ibid., p. 42 s.

[54] Ibid., p. 42.

[55] Ibid., p. 46.

[56] Ibid., p. 46-47.

16.3.2022
 

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