Si le mystère de la Sainte Trinité n’existait pas, est-ce que cela changerait quelque chose à notre vie ? Que Dieu se soit révélé non seulement un, mais un en trois Personnes, a-t-il une incidence dans mon existence ?
- D’abord, rappelons en quelques mots le cœur de la doctrine que nous confessons dans le Credo. N’y a-t-il pas un paradoxe, plus, une contradiction, d’y affirmer que Dieu est à la fois un (« je crois en un seul Dieu ») et trois (puisque le Fils est « vrai Dieu » et l’Esprit, « Seigneur », c’est-à-dire Dieu) ?
Récemment, nous le savons, un nouveau mot fut introduit dans ce Credo, en place de l’expression « de même nature que le Père » : « consubstantiel », précisément « consubstantiel au Père ». Ce néologisme vise à traduire plus adéquatement ce qui est aussi un néologisme en latin (« consubtantialem ») et dans le grec (« homoousios ») que rend adéquatement le latin. En effet, quand il fut introduit au Concile de Nicée, en 325, les évêques se demandaient comment signifier la nouveauté de la Révélation inouïe du Christ. Par exemple, au tout début de l’évangile de Jean, il est écrit : « Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1). Vous le voyez, le terme « Dieu » désigne deux êtres différents, le Verbe et Dieu : « le Verbe était auprès de Dieu » ; et, pourtant, il s’identifie au deuxième de ces êtres, le Verbe : « et le Verbe était Dieu ». Dans le premier cas, Dieu désigne le Père, dans le second, le Fils. Ainsi, en Dieu, nous avons plusieurs êtres qui sont tous Dieu : le Père, le Fils et l’Esprit. Et ces êtres réellement distincts, les Pères du premier concile œcuménique leur ont donné un nom qui n’existe pas dans la Sainte Écriture, mais qui nous est familier : « Personne ». Mais comment nommer leur unité ? C’est alors qu’ils ont eu l’idée d’employer un autre mot absent de la Bible et aussi de notre vocabulaire : « consubstantiel ». Terme mystérieux qui rend compte d’une réalité encore plus mystérieuse. Balbutions-en le contenu.
Avant, l’on avait rendu consubtantialem par « de même nature ». Mais cette expression, plus transparente, est aussi trompeuse. Il faut dire que le Père et le Fils (et il en est de même de l’Esprit) sont « de même substance ». Distinguons nature, substance et personne. Soit les trois mousquetaires, Athos, Porthos et Aramis. Ils ont en commun la nature humaine. Mais ce sont des substances (c’est-à-dire des individus subsistants) distincts. Athos, Porthos et Aramis sont aussi des personnes distinctes, le nom personne ajoutant à la substance une note capitale : la dimension spirituelle. Pour nous les hommes, substance et personne sont identiques.
Appliquons ces quelques considérations au mystère trinitaire. En Dieu et en Dieu seul, personne se distingue de substance. Les trois Personnes partagent la même nature divine. Mais c’est trop peu dire. Elles constituent une seule substance. Pourtant, le Père, le Fils et l’Esprit sont réellement distincts. Ainsi se trouve affirmée l’unité inouïe entre eux. Concrètement, les trois Personnes divines ont une même intelligence, une même volonté libre, une seule puissance. Voilà pourquoi nous confessons un seul Dieu, c’est-à-dire une seule substance divine en trois Personnes. Dès lors, l’apparente contradiction entre l’unité et la trinité se trouve levée : Dieu est un et trois selon deux perspectives différentes : un quant à la substance et trois selon la personnalité. La Trinité concrétise le vœu le plus cher de toute communauté : que chaque Personne soit pleinement elle-même et pourtant que leur communion soit parfaite.
- Revenons à notre question de départ. And so what ? Quelle incidence concrète dans nos vies ? Voyons comment parlent les Saintes Écritures. En fait, elles ne font jamais un exposé ex professo de la théologie trinitaire. Elles montrent toujours les Personnes divines en action – si je puis dire – dans le Christ et chez ses disciples. Avant de confesser leur foi dans le Père, le Fils et l’Esprit, ils en ont éprouvé leur action différenciée dans leur vie. Ouvrons un grand petit livre, Vie morale et Trinité sainte selon saint Paul. Son auteur, un exégète qui était aussi théologien et spirituel, Ceslas Spicq, y montre comment toute la morale chrétienne, loin d’être une morale de la loi (ou du bonheur) est informée par la Trinité [1].
Tout s’enracine d’abord dans ce qu’il appelle « l’initiative divine », c’est-à-dire l’amour gratuit par lequel le Père m’aime. Nous savons tous que le grand commandement divin est « Tu aimeras Dieu et ton prochain comme toi-même ». Mais, avant d’aimer, il s’agit d’être aimé : « Tous sont justifiés gratuitement par sa grâce » (Rm 3,24), il s’agit de reconnaître que Dieu « fait tout concourir » à notre « bien » (Rm 8,28).
Comment répondre à cet amour qui toujours nous précède et nous comble ? À la grâce répond l’action de grâces : « Nous rendons grâces au Père qui nous a mis en état d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière » (Col 1,12). Voilà pourquoi « la reconnaissance, selon saint Paul, n’est pas un quelconque sentiment intérieur, ni même une forme privilégiée de prière », mais « est l’attitude permanente d’une créature pécheresse, miséricordieusement sauvée, qui se sait l’objet de l’amoru infini » (p. 30). Autrement dit, « le Père a tout donné, les fils doivent tout rendre, dans un culte fervent de louange » (p. 30).
Le Père est donc l’origine de toute grâce et le terme de toute action de grâce. Mais comment vivre de cette dynamique qui va de l’alpha à l’oméga ? Grâce au Fils. En effet, celui-ci est médiateur et de la sortie et du retour : « Non seulement Dieu donne tout par le Christ, mais il n’agrée que ce qui est uni au Christ » (p. 34. Souligné par moi). Ainsi, je ne peux vivre de la gratitude qu’en devenant en quelque sorte le Fils, dont tout l’être n’est qu’eucharistie (littéralement : action de grâces). Pour dire cette métamorphose, saint Paul va inventer une expression inédite : « dans le Christ », formule que l’on trouve plus de 160 fois sous sa plume. Elle exprime une communion interpersonnelle qui, pour être réciproque, doit d’abord être intime : « Vous n’êtes tous qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). De même que le sarment est un avec le cep, c’est-à-dire la vigne, de même, je ne fais qu’un avec le Christ (cf. Jn 15,1-8). N’est-il pas bouleversant que Jésus nous ait donné d’appeler son Père comme lui l’appelle, « Abba » ? L’on sait combien le nom de famille nous singularise et n’est en rien interchangeable ; eh bien, Jésus nous autorise à nommer Dieu comme lui-même le nomme ! Voilà pourquoi il dit au terme de la prière sacerdotale : « Je leur ai fait connaître ton nom » (Jn 17,26).
Enfin, comment vivre « dans le Christ Jésus ». Même si Jésus nous révèle le Père, c’est-à-dire le rend visible, même s’il s’approche de nous au point de devenir notre hôte intérieur (cf. Jn 14,23 ; Ap 3,20), nous sentons combien nous sommes faibles et impuissants. Voilà pourquoi nous avons besoin d’un autre Défenseur, comme le disait l’évangile du dimanche de la Pentecôte : le Saint-Esprit qui « vient au secours de notre faiblesse » (Rm 8,26). Le chrétien « est fortifié par l’Esprit selon l’homme intérieur » (Ép 3,16). Je vous le dis souvent, si l’Esprit est une Personne divine, il ne l’est pas comme le Père et le Fils. Sa mission est de nous façonner à l’image du Fils. L’origine, c’est le Père, le but, c’est le Fils, le médiateur, c’est l’Esprit-Saint. Saint Paul l’affirme dans d’admirables formules trinitaires : « Dieu [le Père] a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils » (Ga 4,6) ; « L’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par l’Esprit qui a été donné » (Rm 5,5) ; « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14).
- Mais cela peut paraître encore lointain. Jeudi dernier, avec les prêtres de mon doyenné, nous sommes allés visiter le Musée des Archives Nationales, rue des Franc-Bourgeois. Nous avons eu la joie et l’honneur d’être guidés par le responsable du fonds. Après avoir traversé d’impressionnantes salles remplies de documents importants, nous sommes arrivés dans ce qui est comme le sanctuaire des Archives Nationales, une salle où se tient ce que l’on appelle « le coffre de fer ». Dans un silence quasi-religieux, le responsable a ouvert la triple porte défendant le coffre, avec trois clés qui n’existent qu’en un seul exemplaire. Puis, non sans émotion, il a pris un dossier qu’il a sorti avec précautions (j’allais écrire : dévotion !) un texte extrêmement précieux : le testament du roi Louis XVI. Oui, paradoxe de notre France très laïque, à côté du texte original des différentes constitutions, l’on trouve ce document écrit par le roi, quelques jours avant sa mort.
Or, comment débute-t-il ? Par une confession de foi trinitaire. Ayant vu plusieurs versions, je fus content de lire l’original dont je respecte la graphie : « Au nom de la tres Sainte Trinité du Pere du fils et du St Esprit [2] ». Et cette confession est en quelque sorte déployée, notamment lorsque Louis XVI affirme – je respecte toujours son écriture – : « Je laisse mon ame a Dieu mon createur, je le prie de la recevoir dans sa misericorde, de ne pas la juger d’apres ses merites, mais par ceux de Notre Seigneur Jesus Christ, qui s’est offert en sacrifice a Dieu son Pere, pour nous autres hommes quelqu’indignes que nous en fussions, et moi le premier ».
Mais, et c’est le point où je voulais en venir, ce qui m’a le plus frappé, c’est combien cette foi trinitaire informait ces quatre pages. En effet, tout nous dit le don aimant, la gratitude (c’est-à-dire la réponse au don divin) et le pardon.
D’abord, le don de soi : « Je recomande a mon fils s’il avoit le malheur de devenir Roy, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses Concitoyens, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommement tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’eprouve ». Bien entendu, nous pensons à nos gouvernants. Et si nous songions d’abord à ceux dont nous avons la responsabilité, en famille et dans notre travail ? Et ce don aimant est universel : « je plains de tout mon cœur nos freres qui peuvent estre dans l’erreur [les protestants], mais je ne pretends pas les juger, et je ne les aime pas moins tous en J.C. suivant ce que la charité Chretienne nous l’enseigne ».
Ensuite, la gratitude dont l’anonymat n’est que le signe de sa délicatesse (énoncer les noms de ses bienfaiteurs, c’était courir le risque de les dénoncer) : « Je voudrois pouvoir temoigner ici ma reconnoissance a ceux qui m’ont montrés un veritable attachement et desintéressé. […] j’ai eu de la consolation a voir l’attachement et l’interest gratuit que beaucoup de personnes m’ont montrées. je les prie d’en recevoir tous mes remerciments, dans la situation ou sont encore les choses, je craindrois de les compromettre, si je parlois plus explicitement mais je recomande specialement a mon fils de chercher les occasions de pouvoir les reconoitre ».
Enfin, le pardon. Le terme y est prononcé pas moins de 8 fois et, dans la lettre deux fois plus brève que Marie-Antoinette a écrite à sa sœur, pas moins de 4. Et, à l’instar de celui donné par le Crucifié, ce pardon cherche à excuser celui qui est pardonné : « Je pardonne de tout mon cœur, a ceux qui se sont fait mes ennemis sans que je leur en aie donne aucun sujet et je prie Dieu de leur pardonner, de mesme que ceux qui par un faux zele, ou par un zele mal entendu m’ont faits beaucoup de mal ».
Il ne s’agit bien entendu pas de canoniser Louis XVI ni de regretter l’Ancien régime. Mais simplement de nous laisser toucher par un cœur qui s’est lui-même laissé toucher par les mœurs divines qui sont des mœurs trinitaires. Que le Dieu un dont la vie n’est qu’amour donné (le Père), reçu (le Fils) et partagé (l’Esprit) fasse de nos vies une éternelle communion aimante avec Lui et entre nous !
Pascal Ide
[1] Ceslas Spicq, Vie morale et Trinité sainte selon saint Paul, coll. « Lectio divina » n° 19, Paris, Le Cerf, 1957.
[2] Cf., par exemple, Louis-Eustache Audot, Testament de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Gueffier ; Audot ; Plancher ; Pierre Picquet, 1816, p. 19-22.