La Sainte Messe à la lumière du don selon Saint Pierre-Julien Eymard

Saint Pierre-Julien Eymard a fondé la Congrégation du Très Saint-Sacrement. L’enseignement central et le plus novateur du Saint grenoblois me semble résider dans sa relecture de l’Eucharistie à la lumière de la dynamique du don [1].

1) Exposé

La doctrine la plus classique distingue « quatre fins du Saint-Sacrifice » de la messe. On les retrouve exposées, par exemple, dans l’ouvrage du cardinal Journet sur la messe. Or, l’Eucharistie, l’adoration eucharistique est, pour Saint Pierre-Julien, le prolongement immédiat de la messe, ainsi que nous le reverrons. Plus précisément, la prière que Jésus fait à la messe, « Jésus la continue sans cesse par son état de victime en l’Eucharistie ». Donc, nous retrouvons dans la prière adressée à Jésus hostie ces quatre fins :

  1. L’adoration: « L’acte d’adoration eucharistique a pour objet divin l’excellence infinie de Jésus-Christ, digne par elle-même de tout honneur et de toute gloire » (p. 28).
  2. L’action de grâces : « L’action de grâces est l’acte de l’amour le plus doux à l’âme, le plus agréable à Dieu. C’est l’hommage parfait à son infinie bonté. L’Eucharistie est elle-même la reconnaissance parfaite. Eucharistie veut dire ‘action de grâces’. Jésus y rend grâces à son Père pour nous » (p. 29). « Pour que votre action de grâces puisse être continuelle et toujours croissante, faites comme au ciel. Considérez la beauté, la bonté toujours ancienne et toujours nouvelle du Dieu de l’Eucharistie, qui se consume et renaît sans cesse sur l’autel pour notre amour ! » (p. 29-30).
  3. La réparation : « De la joie, votre cœur doit passer à la tristesse, aux gémissements […], en considérant l’ingratitude, l’indifférence, l’impiété de la plupart des hommes envers le Sauveur eucharistique ». Saint Pierre-Julien souligne en particulier ceux qui « oublient Jésus après l’avoir aimé et adoré » à cause de l’excès même de l’amour de Jésus (nous reviendrons sur cette loi d’excès qui est la loi de l’amour) : « C’est parce qu’il est trop aimant qu’ils ne veulent plus l’aimer » (p. 30). Pire, et cette réparation est déjà présente chez sainte Marguerite-Marie : « Parmi ces ingrats, il y a des âmes consacrées indignes, des cœurs apostats, des séraphins et des chérubins déchus ! » (p. 31).
  4. La supplication. Saint Pierre-Julien ne songe pas d’abord, comme nous, à la prière de supplication pour nous, mais à la prière de supplication pour le monde : « Tout le monde en peut prêcher Jésus-Christ par la parole, ni travailler directement à la conversion des pêcheurs et à la sanctification des âmes, mais tous les adorateurs ont la mission de Marie aux pieds de Jésus. C’est la mission apostolique de la prière […]. Prier, […] c’est mettre en action la divine miséricorde » (p. 31. C’est moi qui souligne). Voire, « la prière eucharistique […] va directement au Cœur de Dieu, comme un dard enflammé ». L’adorateur « prie par Jésus-Christ, il le met sur son trône d’intercession auprès du Père, comme l’avocat divin de ses frères rachetés » (p. 32).

2) Reprise à l’aune du don

Clairement l’adoration nous place face à Dieu en son être et sa majesté glorieuse, et l’action de grâces face à Dieu bienfaiteur, donc Don 1 par excellence. La supplication est la réponse d’amour à cette réceptivité première, donc le don 3 par excellence. L’appropriation se réduit-elle à la réparation ? L’action de grâces permet aussi de prendre conscience des bienfaits reçus qui bénissent le sujet, donc de les approprier. La réparation constitue aussi un des aspects du reditus, puisqu’elle se transforme aussi en supplication pour autrui.

Faut-il s’inquiéter de cette absence de bijectivité ? Nullement. Car la dynamique est honorée ; plus encore, la porosité des frontières atteste que les trois facettes sont bien trois moments rythmés, passant l’un dans l’autre de manière continue.

En creux, je trouve cette répartition plus attirante et anthropologiquement plus adéquate que celle de saint Ignace : le péché n’est pas premier, puisqu’il n’advient que dans le troisième temps, une fois assise la primauté de Dieu (adoration) et sa bonté (action de grâces) ; et le « Principe et fondement » ne saurait suffire comme prologue.

Saint Pierre-Julien évoque aussi l’excès comme loi de l’amour. Affirmant longuement que nous devons être dévorés par la passion de l’Eucharistie, que notre amour pour Jésus doit être passionné, il s’objecte : « Mais c’est de l’exagération, tout cela », pour répondre : « L’amour n’est que de l’exagération ! Exagérer, c’est dépasser la foi. Eh bien, l’amour doit exagérer ! » (p. 182).

Enfin, Saint Pierre-Julien n’ignore pas le don à soi, mais fils de son temps, il souligne surtout sa dépossession, la nécessité que le moi laisse place à Jésus. Il le dit en une formule saisissante que je commente sur mon carnet (car elle entre en résonance avec Jean de la Croix et le surcentrement que la connaissance-amour opère sur son objet, une fois qu’il a été reçu comme autre et comme don) : « Pourquoi Notre-Seigneur n’est-il pas mon centre ? Parce qu’il n’est pas encore le Moi de mon moi ». L’explication, en revanche, est on ne peut plus classique : « parce que je ne suis pas entièrement sous sa domination, sous l’inspiration de son bon plaisir » (p. 142).

De plus, Saint Pierre-Julien accorde la primauté au cœur, justement parce qu’il est au centre : « De toutes les nobles facultés du corps humain, la plus noble est le cœur ». Suivent aussitôt différents arguments, fondés sur la centralité, puis l’efficace, le rayonnement, la finalité : « Il est placé au milieu du corps, comme un roi au centre de ses états. Il est immédiatement environné des membres les plus importants, qui sont comme ses ministres et ses officiers. Il les meut, leur donne l’activité en leur communiquant la chaleur vitale dont il est le réservoir. Il est la source d’où s’échappe avec impétuosité le sang qui se répand dans toutes les parties de l’organisme, les arrose et les rafraîchit. Ce sang régénéré revient des extrémités du cœur pour y rallumer ses feux et reprendre de nouveaux esprits de vie » (p. 252). Plus loin, Saint Pierre-Julien ajoute que le cœur est l’organe de l’acte affectif, de la passion par excellence qu’est l’amour, et il cite le traité des passions de S. Thomas : « Comme il est naturel au feu de brûler, ainsi il est naturel au cœur d’aimer ».

3) Confirmation : le déploiement intégral de la logique de l’amour-don

Jamais thématisée comme telle, la définition implicite de l’amour constamment présente dans ces écrits est l’amour-don et l’amour-don dans le déploiement intégral de sa logique, depuis la communication gratuite, initiale, jusqu’à la communion féconde, finale. Il faudrait ici une étude à part entière. Elle permettrait sans doute de systématiser ou de révéler des intuitions implicites de sa spiritualité.

  1. C’est ainsi que Saint Pierre-Julien parle constamment de Jésus qui donne. Car c’est la loi même de l’amour : « L’honneur de l’amour est d’aimer, de se donner, de se sacrifier » (p. 55). Ce don est sans retour – , sans restriction – le Cœur de Jésus « veut se donner tout entier, sans aucune réserve » (p. 55) – et sans retard – « Comme il [Jésus au Très-Saint-Sacrement] est empressé de donner ! » (p. 89). Plus encore, il gradue le don et le don de soi. Dans une instruction sur l’amour, il affirme que « l’amour naturel, tel que Dieu l’a mis en nos cœurs, demande trois choses : la présence ou la société de vie, la communauté de biens, l’union parfaite » (p. 88). Or, la présence dit le face à face du donateur et du bénéficiaire, la communauté de biens, l’échange des dons et l’union parfaite, l’échange des personnes, donc le don de soi mutuel : « Et il se donne lui-même à tous et toujours » (p. 89).
  2. Saint Pierre-Julien parle aussi de la réception et, avec originalité, me semble-t-il, il constate que l’excès même d’amour proposé par Jésus effraye (nous l’avons vu plus haut à propos de la réparation). Quoi qu’il en soit, l’attitude réceptive est celle de la foi : « Tous voudront-ils croire à tant d’amour ? » (p. 55. Souligné par moi). Cette réception n’est adéquate que si elle est à la mesure de la donation. Or, Jésus se symbolise dans le don, autrement dit se donne en donnant. Voilà pourquoi explique Saint Pierre-Julien, il donne avec excès : « Quand le pauvre a reçu beaucoup plus qu’il ne demandait, il pleure d’attendrissement. Il ne pense pas d’abord à regarder ce qu’on lui donne, mais ne voit que la bonne grâce de son bienfaiteur » (p. 138).
  3. La réception précède et prépare la réponse d’amour. La dernière citation se poursuit ainsi : « et il [le pauvre] répond » (p. 138). Cette réponse relève de ce que l’on a appelé ci-dessus la supplication : « Le pauvre quitte son bienfaiteur en lui disant : ‘Ah si je pouvais faire quelque chose pour vous. Au moins, je prierai bien pour votre famille’ » (p. 139). Du côté du donateur devenu donataire, Jésus n’est en rien passif : il attend notre reconnaissance ; plus, il s’en réjouit ; plus encore, « on dirait qu’il en a besoin », surtout si le bien offert en retour n’est pas seulement un don, mais le don de soi (p. 133).
  4. Enfin, le don est pour la communion. Saint Pierre-Julien l’affirme on ne peut plus clairement : « La tendance de l’amour, sa tendance finale, c’est l’union des cœurs qui s’aiment ». (p. 90).

Je me permets de renvoyer à deux autres textes présents sur le site : « La loi eucharistique d’anéantissement selon Saint Pierre-Julien Eymard » ; « Le voilement de Jésus dans le Saint-Sacrement selon Saint Pierre-Julien Eymard ».

Pascal Ide

[1] Cette doctrine est exposée dans le « Directoire pratique pour l’adoration » que l’on trouve dans Saint Pierre-Julien Eymard, Adorer en esprit et en vérité. Méditations pour l’adoration du Très Saint-Sacrement, coll. « Religion », Paris, François-Xavier de Guibert, 2009, p. 27-33. C’est ce texte que nous citons. Le directoire gagne à être précisé par la « Méthode d’adoration par les quatre fins du sacrifice de la messe », répartissant l’heure d’adoration en quatre quart d’heures (cf. Ibid., p. 35-40).

18.5.2025
 

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