En 2004, le journaliste américain Ralph Keyes a écrit un livre s’intitulant post-vérité [1]. Le terme eut un tel succès qu’il fut élu « mot de l’année » par le dictionnaire Oxford en 2016. Celui-ci l’a retenu parce qu’il désigne un phénomène inédit dans l’histoire : pour la première fois, notre monde est entré dans une époque caractérisée par la post-vérité.
De prime abord, ce terme post-vérité semble être une concession au scepticisme : désormais, nous savons que la vérité est inaccessible ou illusoire. En réalité, ce dictionnaire la définit comme la période où « les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ». Elle se caractérise par une capacité à résister aux faits objectifs au nom de différents mécanismes. La post-vérité peut en isoler quelques-uns parmi beaucoup.
Une équipe de l’université de Californie du Sud à Los Angeles a montré que, lorsque nous recevons des informations contraires à nos idées politiques, le « réseau du mode par défaut » s’active dans notre cerveau ; or, ce réseau est actif dans la représentation du moi ; donc, une attaque contre nos idées politiques est interprétée comme une attaque personnelle, une menace contre notre identité [2]. Or, protéger notre moi est une priorité, notamment pour des raison d’estime de soi et de cohérence. Dès lors, si notre ego est menacé, nous sommes conduits à défendre une opinion et à convaincre même lorsque les faits avérés témoignent en notre défaveur, même contre la vérité objective. Autrement dit, nous cherchons à avoir raison même si nous avons la raison contre nous. Peut-on étendre ce mécanisme – qui relève en partie de ce que la psychologie cognitive appelle « biais de confirmation » – à des groupes culturels entiers ? L’on sait par exemple, combien, en Asie du Sud-Est, chacun veille précautionneusement à ne pas faire perdre la face à autrui, a fortiori à son supérieur – au mépris même de la vérité. L’on me rapportait ainsi que, dans une entreprise japonaise, la politique menée par le chef conduisait inéluctablement celle-ci dans le mur, mais qu’aucun des employés ne se sentait le droit de s’y opposer.
Un autre mécanisme psychologique réside dans la difficulté qu’a l’homme de changer d’opinion. En effet, ce changement nécessite une forte activité du cortex préfrontal antérolatéral, ainsi que l’a montré une équipe de l’institut Weizmann, en Israël [3]. Et celui-ci est inhibé par l’action combinée de l’amygdale et de l’hippocampe qui sont les centres de l’émotion et de la mémoire. Or, de nombreuses études – autant que la simple observation – attestent que les motivations et l’état affectif agissent sur nos prises de position. Voilà pourquoi une personne peut adhérer à une proposition sans argument rationnel et ne pas changer d’opinion malgré un tel argument.
Certains facteurs sont d’ordre éthico-sociologique. Henri Santos et ses collègues de l’université de Waterloo au Canada ont examiné les données de 77 pays sur 51 ans, à partir de critères comportementaux (comme la proportion de personnes vivant seul) ou éthiques (comme la valeur de l’indépendance mesurée par tests) [4]. Or, l’on a constaté que, chez les personnes individualistes, c’est-à-dire valorisant l’indépendance, la vérité et la mémoire apparaissent comme une notion moins partagée que chez les personnes appartenant à des sociétés traditionnelles où prédominent la vie collective. Il existe donc une corrélation entre l’atomisation sociale et ce que l’on pourrait appeler une atomisation noétique, c’est-à-dire une épistémologie dévaluant l’universel, donc la vérité. En termes plus simples : plus je souligne l’indépendance, plus j’absolutise ma vérité.
Concluons. Tout d’abord, le terme postvérité n’affirme pas que la vérité n’existe pas, mais qu’elle est reconstruite a posteriori. Elle n’est pas un plaidoyer sceptique, mais témoigne au contraire d’un nouveau dogmatisme : l’absolutisation de mes convictions. Ce faisant, l’homme n’abandonne donc pas la vérité, mais y tient et ne peut vivre sans elle.
Ensuite, cette thèse et, plus encore, ces études, montrent que l’homme cherche à rendre la vérité adéquate à ses convictions. Or, celle-ci est éminemment communicable, donc universelle. Par conséquent, en instrumentalisant la vérité et en en réduisant la lumière, l’ère de la post-vérité entérine, voire justifie une grave blessure de l’intelligence [5].
Pascal Ide
[1] Ralph Keyes, The Post-Truth Era. Dishonesty and Deception in Contemporary Life, New York, St. Martin’s Press, 2004. Ce livre n’est pas traduit en français.
[2] Cf. Jonas Kaplan, Sarah I. Gimbel & Sam Harris, « Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence », Scientific Reports, 6 (2016), 39589.
[3] Cf. Micah Edelson, Yadin Dudai, Raymond J. Dolan & Tali Sharot, « Brain substrates of recovery from misleading influence », Journal of Neuroscience, 34 (2014) n° 23, p. 7744-7753.
[4] Cf. Henri C. Santos Michael E. W. Varnum & Igor Grossmann, « Global increases in individualism », Psychological Science, 28 (2017) n° 9, p. 1228-1239.
[5] J’ajoute que la notion de postvérité est aussi utilisée pour critiquer certaines opinions politiques. Par exemple, dans un article idéologique et mal organisé, un chercheur suisse en sciences cognitives l’emploie uniquement contre Donald Trump et François Fillon (Sebastian Dieguez, « Post-vérité. La face sombre du cerveau », Cerveau & Psycho, 88 [mai 2017], p. 56-59).