La plus théologique des fables de La Fontaine

Tout Français connaît Jean de La Fontaine pour ses fables qui relèvent d’une savoureuse sagesse populaire. Il est aussi l’auteur d’un nombre conséquent de contes paillards, qui ne font pas que refléter son imaginaire et ne sont guère conciliables avec une vie conforme à l’Évangile… Pourtant, au soir de sa vie, le fabuliste libertin s’est converti au christianisme, ce qu’attestent ses proches et différents écrits.

En effet, très affaibli probablement par la tuberculose, il lit avec passion les Évangiles et demande à voir un prêtre. Le curé de l’église Saint-Roch, l’abbé Pouget, vient et l’aide à se convertir de son existence passée et à revenir à Dieu. Le 16 février 1695, La Fontaine écrit à son grand ami Maucroix : « Je l’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher ! mourir n’est rien ; mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’Éternité seront peut-être ouvertes pour moi ». Dans une réponse touchante, Maucroix exhorte son ami à se confier à la miséricorde de Dieu et ajoute : « Si Dieu te fait la grâce de te renvoyer la santé, j’espère que tu viendras passer avec moi les restes de ta vie, et que souvent nous parlerons ensemble des miséricordes de Dieu. Cependant, si tu n’as pas la force de m’écrire, prie M. Racine de me rendre cet office de charité, le plus grand qu’il me puisse jamais rendre. Adieu, mon bon, mon ancien et véritable ami. Que Dieu, par sa très grande bonté, prenne soin de la santé de ton corps et de celle de ton âme ». La Fontaine ne retournera pas à Reims pour converser des choses de Dieu avec son ami, mais, deux mois plus tard, le 13 avril 1695, il mourra à l’hôtel d’Hervart « avec une constance admirable et toute chrétienne », dit Charles Perrault. Lorsqu’on procéda à sa toilette mortuaire, on découvrit qu’il portait un cilice [1].

Or, et c’est là que je souhaitais en venir, le fabuliste converti ne se contenta pas de renoncer à sa vie désordonnée et pratiquement agnostique [2], ainsi qu’à la publication de ses contes luxurieux et anticléricaux. Il écrivit différents textes d’inspiration chrétienne [3] et, notamment, une fable qui, très intentionnellement, clôt le recueil des douze livres connus sous le titre Les fables de La Fontaine. Cette toute dernière fable, qui ne craint pas la comparaison avec les plus fameuses, s’intitule : « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire » [4].

 

La Fontaine y met en scène « trois Saints, également jaloux [= désireux] de leur salut » qui, s’ils ont « même but » empruntent « tous trois des routes diverses ». Le premier, « touché des soucis, des longueurs, des traverses » caractéristiques des procès « s’offrit de les juger sans récompense aucune, / Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune ». Le juge et « Conciliateur crut qu’il viendrait à bout / De guérir cette folle et détestable envie ». Mais, au lieu de remerciements, il ne reçut que des lamentations : « Jamais le Juge ne tenait / À leur gré la balance égale ».

« Le second de nos Saints choisit les hôpitaux. / Je le loue ; et le soin de soulager ces maux / Est une charité que je préfère aux autres ». Mais, « chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse », les malades ne donnèrent au pauvre Hospitalier que souci et tourment.

Ainsi, le Juge arbitre et l’Hospitalier « ne recueill[ire]nt que plainte et que murmure ». Alors, « affligés, et contraints de quitter ces emplois », ils « vont confier leur peine au silence des bois ». Or, là, « près d’une source pure, […] Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil ».

Quelle fut la réponse de celui que La Fontaine appelle le Solitaire ?

 

« Il faut, dit leur ami, le [le conseil] prendre de soi-même.

Qui mieux que vous sait vos besoins ?

Apprendre à se connaître est le premier des soins

Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême ».

La leçon vaut d’être entendue. D’autant que celui qui la formule parle d’expérience : l’homme doit « apprendre à se connaître » lui-même. Loin de prêcher pour un repli sur soi contraire à Dieu, ce conseil provient de « la Majesté suprême » elle-même. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un conseil, mais d’un commandement, puisque celle-ci l’« impose ». Loin de prôner un égoïsme contraire au service du prochain, ce précepte y conduit : « Il faut des médecins, il faut des avocats ». Plus encore, ces « emplois » de Juge arbitre et d’Hospitalier sont des dons de Dieu : « Ces secours, grâce à Dieu [expression qu’il faut entendre au sens littéral], ne nous manqueront pas ». Mais la connaissance de soi, d’où suit le soin de soi-même, sont la condition de l’amour d’autrui : « on s’oublie en ces communs besoins. / Ô vous, dont le public emporte tous les soins ». Loin, enfin et par conséquent, d’être un simple éloge de l’adage païen « connais-toi toi-même », la morale de la fable lie de manière très biblique la connaissance à l’amour.

Pour faire comprendre son propos, le Solitaire convoque une belle métaphore qui est aussi un conseil :

 

« Troublez l’eau : vous y voyez-vous ?

Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous ?

La vase est un épais nuage

Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.

Mes frères, dit le Saint, laissez-la reposer,

Vous verrez alors votre image ».

 

Là encore, cette image n’est pas sans résonance évangélique, dans le doux reproche que Jésus adressait à celle qui servait tellement l’autre qu’elle en avait perdu la paix et plus encore Celui qui est Pax nostra [5] : « Marthe, Marthe, tu te soucies et tu t’agites pour bien des choses » (Lc 10,41).

Concluons donc avec La Fontaine qui trouve les mêmes accents que saint Bernard exhortant son frère devenu pape :

 

« Magistrats, Princes et Ministres,

Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,

Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,

Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.

Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,

Quelque flatteur vous interrompt ».

 

Et cette conclusion élevée élève l’ensemble du recueil des fables :

 

« Cette leçon sera la fin de ces ouvrages :

Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !

Je la présente aux Rois, je la propose aux Sages ;

Par où saurais-je mieux finir ? »

Pascal Ide

[1] Faits et citations empruntés à André Hallays, « Jean de La Fontaine », Revue des Deux Mondes, 65 (1921), p. 395-416, ici p. 415 et 416.

[2] C’est ce que par exemple attestent deux passages de fables : « Quand le moment viendra d’aller trouver les morts / J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords » (Le Songe d’un habitant du Mogol, L. XI, 4) ; « je voudrais qu’à cet âge / On sortît de la vie ainsi que d’un banquet, / Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet » (La Mort et le mourant, L. VIII, 1).

[3] Tel est le cas de la traduction paraphrasée du Dies Irae qu’on chante aux messes de funérailles et qu’il écrivit pour la réception de La Bruyère à l’Académie en 1693. Elle se termine ainsi : « Fais qu’on me place à droite, au nombre des brebis ; / Sépare-moi des boucs réprouvés et maudits. / Tu vois mon cœur contrit et mon humble prière ; / Fais-moi persévérer dans ce juste remords : / Je te laisse le soin de mon heure dernière ; / Ne m’abandonne pas quand j’irai chez les morts » (texte sur le site consulté le 10 juin 2022 : http://cahiersdesaintjean.blogspot.com/2021/02/la-fontaine-paraphrase-du-dies-irae.html).

[4] Jean de La Fontaine, « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire », 1693, Fables, L. XII, 25.

[5] « C’est lui, le Christ, qui est notre Paix [Pax nostra] » (Ép 2,14).

29.12.2023
 

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