Le professeur émérite à l’Université de Fribourg-en-Brisgau Gisbert Greshake permet de penser les relations entre foi et raison [1] au ras même de l’objet, et donc sans en demeurer aux seules dispositions du sujet croyant et philosophe (comme le font Maritain [2] ou Gilson [3]). L’introduction de son œuvre maîtresse sur la Sainte Trinité relève que, d’un côté, la foi a besoin de l’expérience humaine (qui engage la raison) pour la préparer et l’incarner et, de l’autre côté, notre raison a besoin de la foi pour unifier et clarifier les vérités fragmentaires et ambiguës du monde. Or, l’acte dit la nouveauté qui achève et conjure tout immanentisme alors que la puissance dit l’attente qui prépare et conjure tout extrinsécisme. Aussi pour penser cette circularité dynamique et asymétrique, le théologien allemand convoque les catégories aristotéliciennes d’actus et de potentia :
« La révélation et la foi qui lui correspond ne se situent pas au-delà de l’expérience humaine, mais constituent la condition [Bedingung] transcendantale – historiquement médiatisée – pour que celle-ci atteigne son être propre, sa réalisation [Vollendung] [4] ».
Une application particulièrement féconde de cette périchorèse caractéristique de la philosophie chrétienne est l’ontologie trinitaire. Si, d’une part, l’affirmation d’un Dieu unitrine relève de la nouveauté indémontrable de la Révélation, d’autre part, la création s’éclaire en retour de cette lumière inédite en montrant, a posteriori, combien elle est sigillée par cette structure communionnelle en l’homme et même dans la nature :
« De là surgit, dans une certaine mesure avec sa logique intérieure, l’exigence d’une ontologie trinitaire [trinitarischen Ontologie] […], tout comme d’une herméneutique trinitaire de l’Ancien Testament, ainsi que de l’histoire de la religion extrabiblique, avec pour but de dévoiler les vestigia Trinitatis comme structures fondamentales et dynamismes fontaux de la création [kreatürliche Grundstruckturen und Urdynamismen] qui, librement, ne parviennent à eux-mêmes à la pleine manifestation [vollen Manifestation] que par la révélation néotestamentaire de la Trinité [5] ».
Si nous nous sommes permis de qualifier cette détermination de « trop simple », c’est parce qu’elle mériterait d’être enrichie par l’approche platonicienne de la nouveauté à partir du couple implicite-explicite ou latent-patent, et par une approche moderne, par exemple blondélienne [6] ou fessardienne, qui relirait et enrichirait ces couples catégoriels, aristotélicien et platonicien, avec des notions méta-anthropologiques, intégrant la liberté, la parole, la société et l’histoire.
Pascal Ide
[1] Pour un exposé quasi-exhaustif sur les débats concernant la philosophie chrétienne, cf. Emilio Brito, Philosophie moderne et christianisme, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 225, Leuven, Paris, Walpole et Uitgeveri, Peeters, 2 vol., 2010. Pour des approches plus ramassées : Coll., Pour une philosophie chrétienne. Philosophie et théologie, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1983 ; Yves Floucat, Pour une philosophie chrétienne. Éléments d’un débat fondamental, coll. « Croire et savoir » n° 3, Paris, Téqui, 1983 ; Philibert Secrétan (éd.). La philosophie chrétienne d’inspiration catholique. Constats et controverses, Fribourg (Suisse), Academic Press Fribourg-Éditions Saint-Paul, 2006 ; Philippe Capelle-Dumont, « Philosophie et christianisme : l’alliance renouvelée », Revue des sciences religieuses, 91 (2017) n° 3, p. 315-325.
[2] Cf. Jacques Maritain, De la philosophie chrétienne, Paris, DDB, 1933. Cf. Pascal Ide, « Jacques Maritain (1882-1973). Une féconde circularité entre théologie et philosophie », Philippe Capelle-Dumont (éd.), Philosophie et théologie à l’époque contemporaine. Anthologie tome IV. 1. De Charles S. Pierce à Walter Benjamin, Jean Greisch et Geneviève Hébert (éds.), coll. « Philosophie & théologie », Paris, Le Cerf, 2011, p. 219-228.
[3] Cf. Étienne Gilson, « La notion de philosophie chrétienne », Bulletin de la société française de philosophie, 35 (1931), p. 37-93 ; Christianisme et philosophie, Paris, Vrin, 1936. Cf. Thierry-Dominique Humbrecht, « Thomisme et antithomisme chez Étienne Gilson », Revue thomiste. Antithomisme. Histoire, thèmes et figures. II. L’antithomisme dans la pensée contemporaine, 108 (2008), p. 327-366 , ici p. 346-357.
[4] Gisbert Greshake, Der Dreieine Gott. Eine trinitarische Theologie, Freiburg-Basel-Wien, Herder, 1997, p. 30.
[5] Ibid., p. 42-43.
[6] cf., par exemple, André Hayen, « La philosophie catholique de Maurice Blondel au temps de la première Action », Revue philosophique de Louvain, 59 (1961), 249-314 ; Paolo Valori, Maurice Blondel e il problema di una filosofia cristiana, Roma, La Civiltà Cattolica, 1950.