La mort comme don de soi dans la nature

Nous savons que les commencements (comme origines) sont inouïs : « Le commencement est, en toute œuvre, ce qu’il y a de plus grand [1] » ; « Le commencement est comme un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes choses [2] » ; « Le commencement est plus que la moitié d’un tout », dit un proverbe grec [3]. Ou, quittant les philosophes grecs pour Shakespeare : « Prodigieuse est naissance d’amour [4] ». Ils sont grands au point d’être salués dans la nature par un éblouissement qui est comme une gloire : le vertige d’un soleil levant ou la phosphorescence d’une fécondation. Comment s’en étonner ? L’événement inaugural est, subjectivement un éblouissement parce que, objectivement, il est le don d’une gratuité ; or, le beau qui est l’être en son automonstration, est plus encore irradation (lumen) que figure (species).

Nous sommes moins sensibles au processus symétrique accompagnant pourtant le terme d’un processus ou d’une vie. Pourtant, qui ne s’est un jour extasié face au feu d’artifices d’un coucher de soleil, en contemplant l’explosion jubilatoire d’une vague achevant sa course kilométrique sur le rivage ou devant le festival polychrome des feuilles d’automne ? Plus encore, si nous osions comparer l’émerveillement suscité par une aube avec l’apothéose d’un crépuscule, ne décernerions-nous pas la palme au second ? La forestière de génie Suzanne Simard, à laquelle nous avons rendu hommage (cf. « La leçon métaphysique de l’arbre-mère. Ou comment l’écologie forestière parle d’amour »), interroge avec trop de modestie la fin des arbres-mères qui sont la source secrète des forêts : « les arbres-mères blessés » qui « se dévitalisent peu à peu, transmettent-ils à leur progéniture le carbone et l’énergie qui leur restent [5] ? »

Or, les causes de cet enthousiasme (encore un substantif construit sur la racine grecque Théos, « Dieu » !) sont symétriques ou plutôt complémentaires. Ce que l’écologie forestière montre à l’échelle d’une forêt vaut fractalement d’une feuille qui tombe dont il semble que, avant de se détacher, elle envoie à la branche qui l’a portée et, par sa médiation, à la totalité de l’arbre, les biomolécules qui, en elles, ne sont pas encore dégradées. Loin d’être seulement un terme ou une célébration nostalgique, voire ironique d’une splendeur passée, cette fin est d’abord le lieu d’une donation de soi – selon la modalité analogique des processus naturels qui n’ôte rien à la gratuité.

Dès lors, la fête aurorale rentre en résonance avec les célébrations crépusculaires. Alors que la première incarne la beauté de se montrer, la dernière atteste la bonté de se donner. La nature nous apprend donc que les corruptions et les morts ne sont pas que les termes épuisés d’un repos par défaut. La fin éclatée d’une vie achevée peut et doit être le don éclatant d’une vie accomplie. Ce que le Christ réalise de manière sommitale dans la liberté infinie de l’Amour crucifié, lorsqu’il transforme la violence redoublée de la mort dans la surabondance multipliée de l’amour, la nature le prépare et le préfigure de manière à la fois contingente et nécessaire en renversant le tragique d’une entropie trop linéaire et irréflexive (ce qui est différent d’irréfléchi) dans la dramatique d’une extropie intériorisée (sans pensée) où la synthèse se promet dans l’analyse corruptrice de ses différents éléments.

« Corruptio unius, generatio ulterius : la corruption de l’un est la génération de l’autre ». L’axiome aristotélicien devenu scolastique qui joint les deux termes révèle sa profonde vérité lorsqu’il troque la succession contre une connexion et qu’il interprète celle-ci non pas seulement selon la loi dialectique de la négativité, mais selon la loi enrichissante du don : toute la vie n’est que la préparation au don suprême et extrême d’elle-même. Loin d’être terme, la fin est but, c’est-à-dire finalité, l’achèvement est accomplissement. Dont la figure humaine (humano-divine) la plus élevée fut formulée par saint Ignace d’Antioche : « Sang de martyr, semence de chrétien ».

[1] Platon, République, L. II, 377 a 12.

[2] Platon, Lois, L. VI, 775 e.

[3] Platon, Lois, L. VI, 753 e ; Aristote, De Cœlo, I, 5, 271 b 12-13 ; Politique, V, 4, 1803 b 28-31 ; Du mouvement des animaux, 7, 701 b 26-28 (un imperceptible déplacement du gouvernail présente des conséquences incalculables).

[4] Roméo et Juliette, Acte I, scène 5.

[5] Suzanne Simard, À la recherche de l’arbre-mère. Découvrir la sagesse de la forêt, trad. Laurence Le Charpentier, Paris, Dunod, 2022, p. 308. Je conjugue au présent ce que l’auteur conjugue à l’imparfait.

7.7.2023
 

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