Dans un roman satirique de Kingsley Amis, un homme qui est marié et père de famille se rend dans un night-club avec une femme qu’il connaît par son travail. Rentrant de cette rencontre, il se trouve pris dans les réflexions suivantes : « Trouvant que j’était un remarquable débauché, et ne m’aimant pas beaucoup à cause de cela, et trouvant que j’étais plutôt un brave type parce que je ne m’aimais pas beaucoup pour cette raison, et me détestant d’avoir trouvé que j’étais plutôt un brave type [1] ». Le romancier décrit avec subtilité cette introspection en trois temps : culpabilité d’avoir fauté, sortie du remords par la bonne image de soi et culpabilité redoublée d’une haine de soi (« me détestant ») de se sentir capable de s’amnistier par amnésie, le deuxième temps effaçant le premier.
Qui n’a déjà connu ces atermoiements intérieurs ? En fait, plus que d’un balancement qui traduit notre condition paradoxale [2], il s’agit d’un approfondissement de la réflexivité par lequel l’acte postérieur prend pour objet l’acte antérieur [3]. Il traduit la capacité d’intériorité de notre esprit qui peut se prendre pour objet dans d’interminables jeux de miroir. Si un homme ne peut être « en même temps orgueilleux et humble [4] », il peut l’être successivement et s’enfermer dans ces scénarios qui sont une application du triangle dramatique de Karpman à soi-même.
Assurément, il est utile de reconnaître que nous pouvons nous complaire dans le temps destructeur de la culpabilité – dont un personnage de George Eliot fournit une illustration [5] – autant que dans le temps faussement rédempteur – dont Nietzsche donne un exemple : « Celui qui se méprise se prise tout de même de se mépriser [6] ».
Mais il est surtout risqué d’en rester à ces oscillations de la conscience qui, en nous centrant sur nous, font sombrer dans le mauvais infini (l’indéfini). La seule issue est de nous tourner vers l’Infini de Dieu, précisément l’infinité de la miséricorde divine.
Comment être libéré de la sévérité sans pour autant s’affranchir de la vérité ? En se confiant à la miséricorde divine. Mettons-nous à l’école d’une des oraisons de la liturgie. Je la traduis littéralement pour en souligner les répétitions significatives :
« Dieu, toi qui manifestes ta toute-puissance au maximum en pardonnant et en faisant miséricorde, multiplie sur nous ta miséricorde, afin que, courrant à tes promesses, tu nous rendes participants des biens célestes [7] ».
La prière porte sur la miséricorde divine qui est deux fois nommée (« miserando », « misericordiam ») : contemplée dans le Père (nommé « Dieu » comme dans le Nouveau Testament) et demandée pour nous, afin d’être pardonné de notre péché. Voilà qui nous délivre de la culpabilité destructrice. Mais le fruit de l’oraison, qui fait aussi l’objet d’une requête, est la course (« currentes ») du miséricordié, c’est-à-dire l’active vertu généreuse de celui qui, ayant reçu la miséricorde de Dieu, est appelé à la répandre sur ses frères. Et de même que la mesure de la miséricorde divine est la démesure de la multiplication (« multiplica »), de même, en écho, celle de notre réponse est cet excessus, ce surcroît de la marche qu’est la course.
Pascal Ide
[1] Kingsley Amis, That Uncertain Feeling, chap. 7, New York, Barcourt Brace, 1956, p. 93. Un film en a été tiré : Only Two Can Play, comédie britannique de Sidney Gilliat, 1962. Avec Peter Sellers.
[2] « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 397 ; éd. Lafuma, n° 114) ; « Il est donc misérable, puisqu’il le connaît ; mais il est bien grand, puisqu’il connaît qu’il est misérable » (Ibid., éd. Brunschvicg, n° 416 ; éd. Lafuma, n° 122).
[3] C’est ce qui intéresse les philosophes. Cf., par exemple, Richard Moran, à qui les références sont empruntées (Autorité et aliénation. Essai sur la connaissance de soi, coll. « La vie morale », Paris, Vrin, 2014, chap. 5).
[4] « Il est impossible qu’un homme soit en même temps orgueilleux et humble : si des raisons différentes éveillent en lui ces passions, comme il arrive fréquemment, ou bien les passions se font jour successivement, ou bien, si elles se rencontrent, l’une annihile l’autre dans la mesure de sa force et c’est seulement ce qui reste de la passion supérieure qui continue à agir sur l’esprit » (David Hume, Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux, II, trad. André Leroy, coll. « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier, 2 vol., 1946, tome 1, p. 376).
[5] Fred Vincy emprunte de l’argent aux Garth, mais le perd et ainsi les ruine. S’il est désolé, donc se sent coupable (« comme un minable scélérat qui dépouillait deux femmes de leurs économies »), il apparaît que c’est pour une raison qui est tout sauf juste (au sens de la vertu de justice) et altruiste : « Chose assez étrange, la souffrance de Fred dans cette affaire avait été jusqu’alors constituée presque exclusivement par le sentiment qu’il allait paraître infâme aux yeux des Garth et baisser dans leur estime ; il ne s’était pas intéressé aux difficultés et aux torts que son manque de parole allait peut-être leur causer ; un tel exercice de l’imagination à propos des besoins d’autrui n’est pas ordinaire chez les jeunes gentlemen optimistes » (George Eliot, Middlemarch, trad. Sylvère Monod, coll. « Folio. Classique », Paris, Gallimard, 2005, p. 343-344).
[6] Frédéric Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 78, trad. Cornélius Heim, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, coll. « Folio-Essais » n° 70, Paris, Gallimard, 1987, p. 81.
[7] « Deus, qui omnipotentiam tuam parcendo maxime et miserando manifestas: multiplica super nos misericordiam tuam; ut, ad tua promissa currentes, caelestium bonorum facias esse consortes » (« Collecta », Dominica XXVI per annum, Missale Romanum, Typis Vaticanus, ed. typica tertia, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2002, p. 476).