La mendicité, une forme de réceptivité (Léon Bloy)

La misère « a ceci de bon qu’elle nous fixe, comme des clous, dans la main de Jésus-Christ [1] ».

 

Selon Léon Bloy, l’un des pires malheurs qui puisse affecter l’homme est d’ignorer combien il a besoin de recevoir, combien il est un riche, un bourgeois qui est satis-fait au sens le plus étymologique du terme. Et il a traduit le besoin vital de recevoir en une image parlante, celle du mendiant :

 

« Malheur à celui qui n’a pas mendié !

Il n’y a rien de plus grand que de mendier.

Dieu mendie. Les Anges mendient. Les Rois, les Prophètes et les Saints mendient.

Les Morts mendient.

Tout ce qui est dans la Gloire et dans la Lumière mendie [2] ».

 

Dans son style âpre et virulent, Bloy exprime cette vérité que l’on retrouve aujourd’hui à tâtons en parlant de vulnérabilité : avant d’être capable, c’est-à-dire émissif, l’homme est vulnérable, c’est-à-dire réceptif. Et il en corrige la note négative (être vulnérable, c’est être défaillant, en manque) en montrant que cette mendicité (comme l’humilité) continue dans l’état comblé qu’est la condition glorieuse au Ciel.

Cette même valorisation de la réceptivité se retrouve dans une interprétation inspirée de son épouse Jeanne, à propos du texte de l’hymne à la charité : « Nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir » (1 Co 13,12), que son époux transcrit dans son Journal :

 

« Tu as remarqué, bien des fois, et tu as fait remarquer le Texte de saint Paul disant que nous voyons tout ‘dans un miroir’, à l’envers par conséquent. Il faut aller à l’extrême de cette parole nécessairement absolue, puisqu’elle est donnée par l’Esprit-Saint. Donc nous voyons exactement l’inverse de ce qui est. Quand nous croyons voir notre main droite, c’est notre main gauche que nous voyons, quand nous croyons recevoir nous donnons et quand nous croyons donner nous recevons [3] ».

 

Admirable intuition qui nous plonge au cœur même du mystère le plus profond de l’humanité – qui est aussi celui de la pulsation donner-recevoir. En effet, la nature humaine s’achève surnaturellement, c’est-à-dire dans l’amitié avec Dieu. Or, la personne ne peut se donner à Dieu que parce que Dieu lui donne – par la grâce sanctifiante – de se donner (« quand nous croyons donner nous recevons »). Mais, en s’ouvrant au plus intime – par la liberté –, elle permet en retour à Dieu infiniment vulnérable d’accomplir son dessein bienveillant qu’est l’admirable échange de la communion (« quand nous croyons recevoir nous donnons ») [4].

Pascal Ide

[1] Léon Bloy, Mon journal, cité dans Léon Bloy en verbe. Mots, propos, aphorismes, éd. Hubert Juin, Paris, Horay, 2008, p. 22.

[2] Id., Le mendiant ingrat, 1895, dans Journal, tome 1, éd. Pierre Glaudes, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1999, p. 3.

[3] Id., Mon journal, 1903, note du 2 juin 1899, dans Journal, tome 1, p. 267. Souligné par l’auteur.

[4] L’essayiste offre parfois une interprétation plus négative de cette parole, l’intention de sa parole intempestive vise toujours à nous (r)éveiller de nos assoupissements : « Nous sommes des ‘dormants’, selon la Parole Sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme ‘une énigme dans un miroir’ » (Id., La Femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1895, 1962, p. 67). Les citations sont empruntées à Emmanuel Godo, « Léon Bloy : la parole comme sacrement », Conférences de Carême de Notre-Dame de Paris, La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité. Léon Bloy, Paul Claudel, Charles Péguy, Georges Bernanos, J.-K. Huymans, Marie Noël, Le Coudray-Macouard, Saint-Léger Éd., 2024, p. 13-30.

10.2.2025
 

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