La loi d’assimilation inversée. De saint Augustin à Henri de Lubac

Une phrase de saint Augustin semble jouer chez Henri de Lubac le rôle de principe, voire de méta-principe : « Nec tu me in te mutabis, sicut cibum carnis tuae ; sed tu mutaberis in me : Tu ne me transformeras pas en toi, comme nourriture pour ta chair ; mais tu seras transformé en moi [1] ». En effet, d’abord, il semble qu’elle soit citée à au moins neuf reprises dans des œuvres très différentes [2]. Ensuite et surtout, elle n’est référencée que dans deux d’entre elles, comme si elle était d’une telle évidence qu’elle doit être érigée en principe théologique.

Cernons-en brièvement le sens chez l’évêque d’Hippone (1), avant de montrer quel élargissement de signification, le théologien jésuite lui donne (2) et tentons de la réinterpréter à la lumière du don (3) avant de proposer en conclusion qu’elle soit un des Schibboleth ouvrant sa pensée.

1) La phrase dans son contexte

Quand le lecteur réinsère la phrase dans le contexte immédiat des Confessions, une surprise de taille l’attend : elle ne parle pas explicitement de l’Eucharistie, contrairement à son sens obvie (la comparaison avec la nourriture) et surtout contrairement à l’usage que le lecteur Henri de Lubac en a fait. En effet, cette parole est prononcée au livre vii ; or, saint Augustin ne sera baptisé et donc ne recevra la communion qu’au livre ix. De plus, en plein, cette parole est prononcée dans un passage où il narre un moment décisif de son évolution. Commentons-la pas à pas [3].

Saint Augustin lit les Saintes Écritures et reçoit d’elle un avertissement, c’est-à-dire un commandement, celui de rentrer en lui-même : « averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite ». Or, selon une dynamique fondamentale chez le futur Père de l’Église, le passage de l’extérieur à l’intérieur prépare un autre passage, tout aussi essentiel, celui qui va de l’intérieur au supérieur. Cet au-delà divin est évoqué au titre de l’origine ou de la cause efficiente, quand le texte affirme que l’intériorisation ne peut s’effectuer qu’avec l’aide divine (« sous ta conduite »). Mais Dieu est bien plus le terme ou la cause finale : « je vis avec l’œil de mon âme, quel qu’il fût, au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable ». Or, saint Augustin interprète l’image spatiale de l’« au-delà » ou du supérieur dans la catégorie de la création : « elle [la lumière immuable ] était au-dessus, parce que c’est elle-même qui m’a fait, et moi au-dessous, parce que j’ai été fait par elle ». Mais, là encore, cette explication ne quitte pas le registre de la cause. Le texte accomplit un autre pas décisif, quand il interprète la lumière comme « vérité », et connecte celle-ci à l’éternité et à la charité. Ce qui conduit à la fameuse formule ternaire et circulaire : « Ô éternelle vérité et vraie charité et chère éternité ! ». Sans entrer dans le détail, saint Augustin s’approche ainsi au plus près de l’essence divine qui, pour lui, se caractérise avant tout, du point de vue vétérotestamentaire (centré sur Ex 3,14), par l’incorruptibilité, donc par l’éternité, et, du point de vue néotestamentaire (centré sur 1 Jn 4,8.16), par l’amour. Or, tout l’être de l’homme est soulevé par le désir de Dieu. Donc, une fois que Dieu s’est donné à connaître, c’est-à-dire à apercevoir en son essence (sa forme), il apparaît aussi comme l’unique finalité de l’homme. Voilà pourquoi suit aussitôt la phrase : « C’est toi qui es mon Dieu, après toi que je soupire jour et nuit ». Et Augustin précise derechef qu’il ne peut tendre vers Dieu que parce que c’est lui-même qui le lui donne : « Quand pour la première fois je t’ai connue, tu m’as soulevé pour me faire voir qu’il y avait pour moi l’Être à voir, et que je n’étais pas encore être à le voir ». Toujours, chez saint Augustin, Dieu n’est Oméga que parce qu’il est Alpha : « la faiblesse de mon regard » a besoin de « la violence de tes rayons sur moi ».

Et c’est alors qu’intervient la phrase qui nous intéresse. Comme son contenu le laisse entendre, ce n’est pas saint Augustin qui parle, mais Dieu lui-même : « comme si j’entendais ta voix me dire des hauteurs ». D’où provient cette voix ? D’un côté, la préposition « xxx : comme si » signale qu’il ne s’agit pas d’une parole intérieure qui vient directement de Dieu. De l’autre, elle ne peut se réduire à une simple formulation rhétorique visant à souligner l’importance de son propos. La suite montre qu’il y a un dialogue intérieur entre Augustin et Dieu : Augustin répond (« j’ai dit ») ; Dieu à son tour lui répond (« Tu as crié de loin ») ; et Augustin dit avoir « entendu ». Et là, il précise : « comme on entend dans le cœur, et il n’y avait pas, absolument pas, à douter ». Ainsi, cette connaissance du Dieu immuable qui se présente comme la Vérité, est une expérience intime, une lumière qui le saisit dans son « cœur », c’est-à-dire autant son intelligence (qui est éclairée) qui sa volonté (qui désire). Or, pour saint Augustin, toute vérité, a fortiori si elle est une intuition puissante et évidente (portant en elle-même sa certitude, index veri), ne peut que venir du Maître intérieur. Voilà pourquoi, en même temps qu’il reconnaît en lui la vérité de Dieu, il éprouve que cet objet-fin provient aussi de la cause-source qu’est Dieu. Aussi Le fait-il parler, comme pour personnaliser ce don de la Vérité en personne (au double sens, objectif et subjectif du terme).

Le contexte ainsi précisé permet désormais d’éclairer pleinement notre parole. Son contenu se compose d’une double phrase : « Je suis l’aliment des grands ; grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair mais c’est toi qui seras changé en moi » (selon une traduction toute proche). Ainsi, « l’aliment » dont il s’agit est la nourriture de l’intelligence ou, si l’on veut, du cœur, entendu comme centre intime éclairé par la Vérité et incliné vers elle. L’entendement humain ne saurait seulement se nourrir des créatures ; seul Dieu est la lumière qui apaise sa faim. En effet, notre intelligence est fait pour l’Être ; or, la création les ayant fait surgir du néant, les créatures sont encore mêlées de non-être, selon l’ontologie augustinienne [4]. Aussi, seul mérite d’être appelé « vérité » ce « qui, à travers le créé, se fait voir à l’intelligence » (saint Augustin citant Rm 1,20).

L’assimilation dont il est parlé concerne donc d’abord la vérité et surtout Celui qui est la Vérité : celui qui connaît devient semblable à ce qu’il connaît. Auparavant, il vivait dans le mensonge qu’est le péché. Voilà pourquoi saint Augustin affirme juste avant : « Et j’ai découvert que j’étais loin de toi dans la région de la dissemblance ». Ainsi, en le transformant en lui, la Vérité redonne à l’homme sa similitude avec lui, c’est-à-dire la similitude divine.

Néanmoins, cette phrase n’exclut pas toute référence à l’Eucharistie. En effet, la première phrase (« grandis et tu me mangeras ») conjugue le verbe au pluriel. La nourriture n’est donc pas seulement présente, à travers l’expérience de la Vérité divine, mais à venir. Et une condition est ajoutée : « grandir ». Or, cette croissance viendra de l’itinéraire que décrira le livre suivant à propos de la conversion de la volonté blessée par le péché, et de la grâce sanatrice que saint Augustin recevra à travers les sacrements de l’initiation. Il est donc possible que saint Augustin suggère aussi l’Eucharistie.

2) L’élargissement de son application

Ayant ainsi clarifié le sens que saint Augustin donne à cette parole, passons maintenant en revue ses neuf occurrences présentes dans l’œuvre d’Henri de Lubac et commentons brièvement chacune d’entre elles. L’ordre historique ne semble pas important, car l’interprétation eucharistique est constante ; elle est seulement enrichie en fonction des occurrences.

 

  1. Lubac cite ce passage des Confessions dans son ouvrage programmatique, Catholicisme:

 

« Quand, avec saint Augustin, ils entendaient le Christ leur dire : ‘Je suis ta nourriture, mais au lieu de me changer en toi, c’est toi qui seras transformé en moi’, ils [les anciens] comprenaient sans hésiter que par la réception de l’Eucharistie, ils seraient incorporés davantage à l’Église [5] ».

 

Dès cette première mention, le passage n’est pas référencé, mais est cité de manière approximative (même si le sens principal y est). Par ailleurs, d’emblée aussi, le père de Lubac en donne une interprétation eucharistique. Enfin, en rendant compte de la manière dont « nos anciens » comprenaient la relation entre l’Eucharistie et l’Église, il ajoute une interprétation ecclésiologique : celui qui reçoit le Christ n’est pas seulement assimilé à son Corps eucharistique, mais à son Corps mystique entier.

 

  1. Dans son étude historique sur l’expression Corpus mysticum, Lubac éclaire un propos de Pierre Lombard qui fait la synthèse des enseignements scripturaires, johannique et paulinien, sur l’Eucharistie, à la doctrine augustinienne et cite notre formule :

 

« Le moyen terme de cette opération, due en son achèvement au génie de saint Augustin, est la pensée qui s’exprime dans la formule fameuse : ‘Non me in te mutabis, sicut cibum carnis tuae ; sed tu mutaberis in me’ [6] ».

 

Passons la petite variation dans la citation qui est manifestement faite de mémoire. Et l’absence de référence s’explique par la célébrité de l’énoncé (« la formule fameuse »). Une nouvelle fois, Lubac offre une interprétation eucharistique de cette parole. Mais, dans le même passage, il ajoute la cause, dont nous verrons plus loin toute l’importance : « Le pain eucharistique n’est pas un pain ordinaire, il est la Vie [7] ».

 

  1. Quelques années plus tard, dans un livre rédigé pour défendre la pensée de son coreligionnaire et ami Teilhard de Chardin, Henri de Lubac écrit :

 

« Il [Teilhard] croit, comme jadis saint Augustin, dont il reprend les formules, à la ‘puissance dévorante’ de l’Eucharistie – ‘la petite hostie, aussi dévorante qu’un brasier’ –, qui assimile celui qui la reçoit, loin de se laisser assimiler par lui [8] ».

 

En montrant, à cette occasion, la convergence de sa vision de l’interprétation eucharistique de la parole augustinienne avec celle du paléontologue mystique, Lubac précise le verbe mutare, « changer » ou « transformer », en affirmant qu’il s’agit d’une véritable « dévoration », en soulignant sa « puissance » et en la corrélant à l’image du feu (« brasier »). Il faudra aussi mettre cette citation avec la précédente sur la « Vie » avec une majuscule.

 

  1. Notons sans développer ce que Lubac lui-même ne développe pas dans son étude postconciliaire sur le Symbole des Apôtres, confirmant son herméneutique sacramentelle : « déclaration célèbre que saint Augustin met dans la bouche du Christ au sujet de l’Eucharistie [9]».

 

  1. Les cinq autres références, elles, élargissent encore l’interprétation augustinienne. La première applique ce principe au binôme mystique-Mystère, dont on sait qu’il structure toute sa vision de la mystique [10].

 

« La vie éternelle elle-même le fera pénétrer plus profondément à l’intérieur de ce mystère, et c’est alors que se réalisera le mieux la parole de saint Augustin : assimilant le mystère, il sera bien plutôt assimilé par lui [11] ».

 

Nulle mention n’est faite ici de la transformation eucharistique. D’un mot, le Mystère est au mystique ce que Dieu (se révélant dans le Christ) est à l’homme qui vit de lui : « Le mystère, c’est le Christ […] et toute la mystique consiste à vivre le Christ [12] » (notons en passant que la vie se trouve encore au centre). Or, la loi de transformation inversée permet de comprendre comment le mystique vit du Mystère. C’est ce que montre au mieux l’eschatologie. En effet, la vie éternelle « fera pénétrer plus profondément à l’intérieur de ce mystère ». Or, c’est alors que se produira l’assimilation transformante. Lubac identifie donc la mystique à cette intériorisation ou appropriation du Mystère.

 

  1. La deuxième citation mobilise ce principe pour expliquer la doctrine des quatre sens de l’Écriture :

 

« C’est ici la figure qui est la réalité dominante : réalité non seulement active et efficace, mais assimilatrice. La vie de l’Église, la vie de l’âme chrétienne, la vie du royaume eschatologique […] sont constituées tout entières par l’assomption de l’homme à l’intérieur du mystère du Christ […]. [Cette] figure dit à chacun de ceux qu’elle signifie : ‘Tu ne me changeras pas en toi, mais tu seras changé en moi’ [13] ».

 

On observera qu’il n’y a pas ici non plus de référence, au moins explicite, à l’Eucharistie. Ensuite, Lubac applique la loi d’assimilation inversée à la relation entre le sens allégorique et le sens tropologique (moral ou actuel) et anagogique (eschatologique ou à venir). Or, la figure est le sens eschatologique, à savoir le Christ dont il affirme la puissance « assimilatrice ». Donc, Lubac inverse la représentation habituelle que le chrétien se fait du Christ : le fidèle s’imagine volontiers que la vie chrétienne (« la vie de l’Église, la vie de l’âme chrétienne, la vie du royaume eschatologique ») consiste à intérioriser le Christ, donc à l’assimiler ; tout au contraire, l’agir chrétien est constitué « par l’assomption de l’homme à l’intérieur du mystère du Christ ».

 

  1. Les troisième et quatrième références font intervenir le principe de transformation en christologie :

 

« Le ‘consubstantiel’ de Nicée, l’union des deux natures de Chalcédoine marquent le triomphe de la foi primitive contre les assauts d’un hellénisme qui tendait à l’engloutir. ‘Non me in te mutabis, sed tu mutaberis in me [14] ».

 

Alors que, appliquée à l’Eucharistie, cette formule compare les deux personnes du Christ et du chrétien qui sont, au moins partiellement extérieures, l’une à l’autre, elle éclaire ici les relations entre l’humanité et la divinité au sein de l’unique personne du Christ. Auterment dit, pour la première fois, ce principe d’assimilation est appliqué non point systémiquement, mais individuellement. Dès lors, les deux énoncés opposés qui la composent caractérisent : la première, « Non me mutabis in te », l’hellénisme antichrétien (païen ou arien) ; la seconde, « sed tu mutaberis in me », ce qu’il appelle « la foi [chrétienne] primitive ». En employant le verbe « engloutir », Lubac redouble même l’assimilation : l’hellénisme offensif (« les assauts ») cherche à absorber non seulement la nature divine du Christ dans sa nature humaine, mais la foi chrétienne elle-même. Quoi qu’il en soit, ce principe propose une relecture originale de l’enseignement chalcédonien (d’autant que certains vont l’appeler, justement, « principe ». Alors que les adverbes signifiant l’union sans confusion ni séparation des deux natures du Christ sont souvent juxtaposés, l’application de la parole augustinienne en offre une articulation dynamique.

 

  1. L’ultime application extra-eucharistique du principe augustinien l’étend aux relations entre raison et foi : « C’est le christianisme qui, maintenant, dit à la philosophie : ‘Non me mutabis in te, sed tu mutaberis in me’[15] ». On peut en rapprocher la réflexion suivante concernant la vérité révélée : « À vrai dire, nous ne la possédons pas : c’est elle qui nous possède [16]». Comme toujours, deux attitudes sont opposées : une philosophie ou une raison qui serait tentée de s’assimiler le christianisme ou la Révélation ; le christianisme ou la Révélation qui, au contraire, s’assimile la raison philosophique (non pour la nier, mais pour l’élever).

Et c’est dans ce dernier élargissement que nous retrouvons la signification de la citation augustinienne dont nous avons vu qu’elle s’entend d’abord de la relation à la Vérité qu’est Dieu.

3) Une réinterprétation en clé dative

Nous avons donc vu combien ce que nous appelons le principe d’assimilation (ou de transformation) inversée joue un rôle central dans la théologie lubacienne. Plus encore, il exerce un rôle discrétif par sa double facette, négative et positive : il opère un discernement entre une interprétation erronée et une interprétation ajustée. Enfin, il présente une fonction heuristique ou féconde en s’étendant à des domaines aussi variés que la théologie fondamentale, la christologie, l’ecclésiologie, la théologie sacramentaire ou la théologie spirituelle. L’on s’étonnera juste de ne pas le voir appliqué directement aux relations entre la nature et la grâce ou le surnaturel, donc à la théologie morale. En effet, l’articulation de la raison et de la foi en est une application particulière. Il serait aussi éclairant de le mettre en relation avec un autre principe patristique, l’admirabile commercium, dont on sait qu’il est la principale interprétation que les Pères donnent de la sotériologie : (il fallait que) Dieu devienne l’homme pour que l’homme devienne Dieu. Ainsi, comme nous l’avons suggéré, ce principe pourrait expliciter ce que le « principe chalcédonien » comporte encore de trop statique.

Est-il possible de pousser plus loin l’analyse en cherchant à expliciter ce principe et le désenclaver d’une interprétation trop exclusivement eucharistique ? Nous émettrons l’hypothèse qu’une théologie (qui est aussi une métaphysique) de l’amour-don en possède les ressources. Tentons d’en rendre compte de la manière la plus analytique possible.

  1. Partons de ce qui est le centre brûlant de la Révélation : « Dieu est amour, agapè» (1 Jn 4,8.16).
  2. L’agapè est un amour qui prend l’initiative de donner et de se donner. C’est ce que, dans l’économie, atteste au mieux l’Incarnation : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16. Cf. Jn 15,13 ; 1 Jn 4,10) ; « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). Donc, l’amour n’est pas d’abord attrait, mais donation.
  3. L’amour-don se déroule entre deux personnes : le donateur aimant et le récepteur aimé. Il est rythmé par un mouvement en quatre temps : donation, réception, donation en retour (redamatio) et réception en retour [17]. Il n’est pas la peine ici d’entrer dans le détail des deux derniers actes. Seuls nous importent les deux premiers : la donation et la réception que demande (sans l’exiger) la donation. En effet, la donation est pour la communion qui est l’échange des dons, comme l’amour est pour l’amitié qui est l’amour réciproque.
  4. Celui qui se donne par amour aspire à être reçu autant qu’il se donne. Or, il donne au maximum (puisqu’il va jusqu’à se donner, donner sa propre vie). Donc celui qui reçoit est symétriquement appelé à se recevoir. Voilà pourquoi le Christ peut dire dans le discours du pain de vie : « Celui qui mange ma chair vivra par moi» (Jn 6,57). Puisque, ce qui fait vivre in-forme le vivant, celui qui est aimé est trans-formé en celui qui l’aime. Il semble donc que l’on ait éclairé la deuxième partie de la formule, à partir de l’amour agapè ou amour-don : en se donnant, l’aimant s’assimile l’aimé. Par ailleurs, multiples sont les dons divins, en particulier, les sacrements et sa Parole, donc sa Vérité, et, dans ces dons, c’est rien moins que le donateur divin qui se donne. Ainsi se comprennent les différentes applications de la loi d’assimilation : l’Eucharistie, la Parole, la Vérité révélée, la grâce.
  5. En fait, cette explication n’a pas rendu compte d’un premier temps : l’aimant qui transforme l’aimé a d’abord été assimilé par lui. De plus, elle suscite une objection de taille : en assimilant l’être aimé celui qui aime ne lui fait-il pas violence ? La donation n’est-elle pas une forme subtile de domination ? Et répondre qu’elle aspire à la communion ne suffit pas. Car c’est retarder la réponse à la totalité du cycle du don, alors que la violence doit être conjurée dès la donation même.

La seule réponse est de conjuguer l’agapè à l’humilité. Celui qui donne ne surplombe pas, il s’abaisse et s’abaisse kénotiquement (cf. Ph 2,6 s). Voilà pourquoi, dans ce premier temps, il consent à être assimilé par celui qui le reçoit. Ici se vérifie au plus haut point l’adage ignatien selon lequel : « Non cœrceri a maximo, contineri tamen a minimo, hoc divinum est » [18]. Telle est la logique profonde de l’Incarnation : elle n’est pas seulement l’union de la nature divine et de la nature humaine, ni même seulement l’assomption de la nature humaine par la Personne du Fils, elle est d’abord une « assimilation » de la nature divine par la nature humaine, au sens où celle-ci reçoit celle-là, donc la contient et demeure seule visible. L’on peut donc appliquer cette loi générale à tous les exemples ci-dessus : l’humanité du Christ s’assimile sa divinité ; l’homme s’assimile le Pain de Vie ; la philosophie s’assimile le christianisme ; l’intelligence s’assimile la vérité révélée ; l’Église (et le chrétien) s’assimile le Christ. Et l’on pourrait continuer : l’esprit s’assimile la Parole de Dieu ; la nature s’assimile la grâce ; le sens littéral s’assimile le sens allégorique (et les autres sens spirituels) ; etc.

Voilà pourquoi celui qui reçoit peut devenir amnésique et ingrat du don qui lui a été fait, de sorte qu’il croit que, comme dans l’assimilation de nourriture, le don reçu est assimilé au récepteur.

  1. Il demeure une question qui est au cœur même de la loi d’inversion : comment ce qui, dans un premier temps, est assimilé peut-il devenir le principe assimilateur ? Pour le dire avec les mots du père de Lubac, comment le Christ est-il « lui-même le corps dont ceux qui le mangent deviennent l’aliment [19] » ? Répondons avec le même théologien qui parle de la « puissance vivifiante de l’Hostie [20]» et dont nous notions ci-dessus, pour y revenir, qu’il écrivait : « Le pain eucharistique […] est la Vie » et, avec Teilhard de Chardin, « la ‘puissance dévorante’ de l’Eucharistie – ‘la petite hostie, aussi dévorante qu’un brasier’ ». Mais quelle est donc cette Vie, ce Feu, cette « puissance dévorante » ?

Nous émettrons l’hypothèse que c’est l’Esprit-Saint. En effet, le Christ, en son Eucharistie, est au centre ; plus, il est le « Centre vivant » de la Révélation [21], « toute la Bible en substance [22] », « le cœur de l’Église [23] ». Et, de même que l’Esprit n’est pas seulement communion du Père et du Fils, mais leur communication, le Seigneur vivifiant qui fait « circuler » la vie entre le Père et le Fils, de même, c’est l’Esprit qui, intériorisé avec le Christ (la Vérité, la grâce, etc.), trans-forme celui qui l’assimile. Et donc l’assimile au Christ.

Et si Lubac le dit plus que Teilhard, mais moins que ne le demanderait l’action de l’Esprit-Saint, c’est que, comme son confrère Teilhard ou Blondel à la même époque, la théologie connaissait une véritable éclipse pneumatologique [24].

4) Un principe d’unification de la pensée lubacienne ?

On le sait, l’une des crux interpretum posée aux lecteurs de l’œuvre imposante du cardinal Henri de Lubac est celle du principe unificateur de sa pensée. En effet, d’un côté, ses écrits sont d’une dispersion d’autant plus grande que leur quantité est impressionnante. Et leur auteur lui-même a fait l’exégèse de cette pluralité disséminée en intitulant un de ses livres, autobiographique : Mémoire sur l’occasion de mes écrits, et un autre, Théologies d’occasion. Or, rien de plus accidentel à la thématique d’une œuvre que les occasions ou circonstances de la vie. De l’autre, le lecteur assidu ne peut se défaire de l’impression qu’une ou quelques intuitions centrales sont transversales, voire que toutes sont déjà ébauchées dans l’ouvrage princeps, Catholicisme. Mais autant la dispersion est explicite, autant l’unité est implicite.

Le conseil de Bergson en philosophie vaut pour cette autre sagesse qu’est la théologie :

 

« Enfin tout se ramasse en un point unique. Et ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. Il ne pouvait formuler ce qu’il avait dans l’esprit sans se sentir obligé de corriger sa formule, puis de corriger sa correction : ainsi, de théorie en théorie, se rectifiant, alors qu’il croyait se compléter, il n’a fait qu’une chose, par une complication qui appelait la complication et par des développements juxtaposés à des développements, que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle [25] ».

 

L’on sait que Balthasar s’y est risqué, avec la profondeur du théologien et l’empathie de l’ami, cherchant le « point archimédique » et l’« intention secrète » qui font « converger des choses apparemment disparates [26] ».

Lubac semble lui-même nous indiquer une autre clé interprétative lorsqu’il affirme dans un passage désormais célèbre : « C’est, je crois bien, depuis assez longtemps l’idée de mon livre sur la Mystique qui m’inspire en tout [27] », assertion qu’il ratifie, vingt ans plus tard, à l’occasion de ses quatre-vingts ans, lorsqu’il relit ses lignes et signe : « C’est encore aujourd’hui le point où j’en suis [28] ».

Dans cette brève note, nous nous permettons d’émettre une double hypothèse : cette phrase de saint Augustin joue un rôle synthétique dans sa pensée de ce grand patrologue que fut Lubac [29] ; elle ne peut pleinement déployer ses virtualités heuristiques qu’à la lumière d’une métaphysique et d’une théologie qu’il n’a pu trouver en acte ni chez saint Thomas ni chez Blondel, et dont l’absence explique aussi peut-être qu’il ne se soit jamais lancé dans cet ouvrage sur la mystique, alors que les décennies qui ont suivi son aveu il a produit des ouvrages aussi imposants que la Postérité spirituelle… : une pensée de l’être comme amour-don et donc comme amour-communion.

Pascal Ide

[1] Augustin, Confessions, L. VII, x, 16 : PL 32, 742 : Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, Études Augustiniennes, 1962, vol. 1, p. .

[2] Paul McPartlan avance le chiffre de huit (« Tu seras transformé en moi », Communio, 17 [1992] n° 5. Henri de Lubac. Le théologien à l’œuvre, p. 38-52, ici p. 41). Mais, étrangement, dans cet article auquel nous empruntons nos références à Lubac, il offre dix références, ainsi que nous allons voir. Quoi qu’il en soit, le prêtre anglais, qui a fait sa thèse de théologie sur Henri de Lubac, commente ainsi : « Il [Lubac] l’utilise si souvent qu’il a l’air de penser que ses lecteurs sont tous familiers de ce texte, intuition fondatrice du christianisme ».

[3] Nous nous limitons au n. 16, p. .

[4] Cf. Émilie Zum Brunn, Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin, des premiers dialogues aux Confessions, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1969.

[5] Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris, Le Cerf, 1938, 71983, p. 72-73.

[6] Id., Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen-Âge. Étude historique, coll. « Théologie » n° 3, Paris, Aubier, 1944, 21949, p. 200-201.

[7] Ibid. Souligné par moi.

[8] Id., La prière du père Teilhard de Chardin, Paris, Fayard, 1964, p. 68.

[9] Id., La foi chrétienne. Essai sur la structure du symbole des apôtres, Paris, Aubier, 1969, 21970, p. 293.

[10] Cf. site pascalide.fr : « La mystique à la lumière du don selon Henri de Lubac ».

[11] Henri de Lubac, « Mystique et Mystère », Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1984, p. 73.

[12] Divo Barsotti, cité Ibid., p. 57-58.

[13] Henri de Lubac, L’Écriture dans la Tradition, Paris, Aubier, 1966, p. 258.

[14] Id., Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Communio-Fayard, 1980, p. 50-51. Cf. Id., La foi chrétienne, p. 293.

[15] Id., « Sur la philosophie chrétienne », Recherches dans la foi, Paris, Beauchesne, 1979, p. 135.

[16] Id., « Le problème du développement du dogme », Théologie dans l’histoire. II. Questions disputées et résistance au nazisme, Paris, DDB, 1990, p. 55.

[17] Pour une première approche, cf. Pascal Ide, Bénédite de Peyrelongue, Anouk Grévin et Jean-Dider Monneyron, Recevoir pour donner, Paris, Nouvelle Cité, 2021.

[18] Cette maxime est tirée de la préface d’Hyperion de Hölderlin et provient d’une oraison funèbre sur saint Ignace de Loyola, dont la source est un anonyme (Imago primi saeculi Societatis Iesu, Antverpiae, 1640) et qui fut reprise par le jésuite hongrois Hevenesi en 1705 dans un recueil de maximes « ignatiennes », les Scintillae ignatiane. Pour une histoire de la maxime, cf. Hugo Rahner, « Die Grabschrift des Loyolas », Stimmen der Zeit, 139 (1947), p. 321-337. Cf. le commentaire théologique de Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Tome I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966, p. 167-177.

[19] Henri de Lubac, Corpus mysticum, p. 200-201.

[20] Id., Images de l’abbé Monchanin, Paris, Aubier, 1967, p. 145. Souligné par moi.

[21] « Construites tout entières, en un sens, avec des matériaux humains, les formules dogmatiques expriment cependant la vérité divine […]. Mais c’est à la condition […] qu’on les rapporte toujours à cette révélation même, au Centre vivant, au Centre divin d’où tout rayonne et à qui tout doit nous conduire à Jésus-Christ » (Henri de Lubac, Affrontements mystiques, Paris, Témoignage chrétien, 1950, p. 210).

[22] Paul Claudel, cité par Henri de Lubac, L’Écriture dans la Tradition, p. 239.

[23] Le « Christ, en son Eucharistie, est vraiment le cœur de l’Église » (Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, DDB, 1953, 21985, p. 137).

[24] Cf. Pascal Ide, « La christologie de Teilhard : une pneumatologie qui s’ignore ? », Penser la fraternité aujourd’hui avec Teilhard. Une lecture renouvelée du Phénomène humain, colloque du centre Sèvres, 15 et 16 mars 2024, Noosphère, à paraître.

[25] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, in Œuvres, Éd. du centenaire, Paris, p.u.f., 1959, p. 1347. Cf. aussi Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 335, éd. Lafuma, n° 92 ; Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1935-1936, § 73, appendice XXVIII, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 568 ; Jean-Louis Chrétien, « Comment lutter avec l’irrésistible », Corps à corps. A l’écoute de l’œuvre d’art, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1997, p. 11-24.

[26] Hans Urs von Balthasar, « Une œuvre organique », dans Id. et George Chantraine, Le Cardinal Henri de Lubac. L’homme et son œuvre, coll. « Le Sycomore. Chrétiens aujourd’hui » n° 9, Paris, Lethielleux et Namur, Culture et Vérité, 1983, p. 48.

[27] Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, coll. « Présences » n° 1bis, Namur, Culture et vérité, 1989, p. 113.

[28] Ibid.

[29] Sans pour autant être unique. L’on sait aussi la place que Lubac donne à la parole de saint Irénée de Lyon pour qui le Christ « omnem novitatem attulit » (Contre les hérésies, L. IV, 34, 1).

8.11.2024
 

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