La lisière, à l’aune du don

Suite à des travaux de plus en plus nombreux, les politiques agricoles prennent conscience de l’importance des lisières. Celles-ci s’éclairent singulièrement à la lumière de la métaphysique de l’amour-don.

 

  1. Commençons par les faits en considérant les deux termes en présence : interface et importance écologique.

D’un côté, il y a les interfaces, dont les plus importantes sur des terres cultivées comme en France sont les haies, c’est-à-dire les limitations entre les champs ou terrains, et les lisières, c’est-à-dire les bordures forestières. De l’autre, cette importance écologique se traduit non seulement, du point de vue biologique, par la croissance de la biodiversité, mais aussi du point de vue humain, par une amélioration de l’agriculture.

Or, l’effet bénéfique des haies est bien documenté en science agricole : elles accroissent la biodiversité végétale et animale ; l’agriculture durable est favorisée. En revanche, aujourd’hui, les bords de forêts demeurent le parent pauvre. Pourtant, un fait éloquent devrait attirer l’attention : la seule longueur des lisières en France totalise deux fois la distance entre la Terre et la Lune.  Heureusement, depuis quelques années, des études font état du rôle joué par les lisières entre les champs et les forêts sur la faune et la flore [1]. Voire, elles montrent que leur impact serait plus grand que les haies. D’une part, en effet, lorsqu’elles sont entretenues, elles présentent de l’herbe, des buissons et des arbres. Or, ces niveaux différents et gradués de végétation servent de refuge pour de nombreuses espèces animales telles que les oiseaux, les reptiles, les insectes, et de corridors pour les cerfs et les sangliers. De plus, elles permettent un démarrage plus précoce de l’herbe. Donc, les lisières accroissent les réservoirs de diversité environnementale, végétale et animale. D’autre part, elles avantagent les activités agricoles, qui regroupent les cultures et les élevages avoisinants [2]. En effet, les lisières présentent des effets régulateurs. Par exemple, les chauves-souris sont des prédateurs des insectes. Or, les lisières sont pour elles un terrain de chasse idéal. De plus, les pesticides sont des polluants. Or, les insectes qui abîment les cultures ont tendance à se concentrer sur les bords des champs. Donc, le développement des lisières permet un traitement plus ciblé et une réduction de la pollution. Elles possèdent aussi des effets protecteurs. Vis-à-vis de certaines populations animales. Par exemple, elles accueillent des prédateurs naturels, tels que l’hermine. Or, celle-ci régule les populations de campagnols. Autre illustration. Aux lisières se multiplient les abeilles sauvages pollinisatrices ; or, celles-ci limitent la diffusion des ravageurs. Vis-à-vis des éléments : le vent (les lisières atténuent les bourrasques), l’eau (elles minimisent les risques de verse), le feu, c’est-à-dire la chaleur (elles diminuent les écarts de température et protègent le bétail contre le froid).

 

  1. Spontanément, surtout dans une culture marquée par l’individualisme, la lisière (ou la haie) apparaît comme une frontière naturelle au bord des champs, donc comme une barrière. S’ajoutent les questions importantes, mais polémiques, nées des flux migratoires dont l’un des enjeux est la frontière vue comme lien qui rassemble ou sépare [3] ou, pour utiliser les catégories du philosophe italien Roberto Esposito, qui conduit à l’immunité ou à la communauté [4].

Ces « effets de bord », pour parler comme les écologues, sont riches de sens pour une métaphysique de l’amour-don et de l’amour-communion. En effet, lisières et frontières sont à la convergence de trois grandes lois du don.

La première est la constitution ontophanique – qui est l’intériorisation de la communication, autrement dit une auto-donation ad intra – selon laquelle le fond, ou la chose en soi, se montre (se donne et se dit) dans la manifestation. Or, la lisière est au champ ou à la forêt ce que l’unidimensionnalité (ou la 2D) de l’apparition est à la bidimensionnalité (ou la 3D) du fond.

La deuxième est la logique quaternaire de la communion qui conjugue (parfois sponsalement) les deux êtres en présence. Or, la frontière comme la lisière rapprochent deux entités jusqu’au contact. Donc, au mieux, ces bords deviennent le lieu d’un échange – le lieu se transforme en lien, le contre en rencontre, le face à face en interface, l’affrontement ou la confrontation en bifrons – qui non seulement confirme l’identité des entités en interaction, mais les enrichit mutuellement.

Les deux premières lois du don viennent de transformer cette surface en interface et de conjurer le seul face à face. Il faut ajouter un troisième fait, plus rare et plus contingent, qui est la complexité plissée de cette interface (ce à quoi renvoie la longueur inattendue des lisières en France). Or, cette complexité épouse une dynamique fractale ou holographique qui peut (et doit) s’interpréter dans les catégories du don [5].

 

Ainsi donc, ces découvertes autour des lisières nourrissent une vaste induction qui englobe toutes les interfaces, au triple niveau microscopique, mésoscopique et macroscopique (que l’on songe à un autre lieu singulièrement suggestif : les rivages), chez les êtres inertes (les diverses liaisons atomiques), vivants (au point que ces connexions deviennent des structurés, au-dedans comme les membranes cellulaires, au-dehors comme la médiation de la peau, qui est un organe à part entière et même l’organe le plus lourd du corps humain) et humains (nous avons évoqué le sujet des frontières politiques). Et cette induction ouvre à une métaphysique qui invite à penser l’être de la frontière ou plutôt l’être comme frontière à partir de la catégorie fondamentale (mais catégoriale plus que transcendantale) de métaxu (médiation).

Pascal Ide

[1] Cf. Tharaka S. Priyadarshana et al., « Crop and landscape heterogeneity increase biodiversity in agricultural landscapes: A global review and meta-analysis », Ecology Letters, 27 (28 mars 2024) n° 3, e14412 ; Lenore Fahrig et al., « Functional landscape heterogeneity and animal biodiversity in agricultural landscapes », Ecology Letters, 14 (février 2011) n° 2, p. 101-112.

[2] Cf., par exemple, Canton de Neuchâtel, « Valoriser les lisières forestières Informations sur les subventions cantonales et les prestations complémentaires du Parc du Doubs », document en ligne consulté le 1er mars 2025 : https://www.ne.ch/autorites/DDTE/SAGR/pdi/Documents/Biod_valorisation_lisi__res_ne_parcdoubs_1.pdf

[3] Cf., notamment, Régis Debray, Éloge des frontières, coll. « Blanche », Paris, Gallimard, 2010 (site pascalide.fr : « Éloge des frontières (Régis Debray) ») ; Amilhat Szary, « La frontière au-delà des idées reçues », Revue internationale et stratégique, 102 (2016), p. 147-153 ; Coquery Vidrovitch, « Frontières africaines et mondialisation », Histoire politique, 17 (2012), p. 149-164 ; Foucher, « Frontières : rejet, attachement, obsession », Pouvoirs, 165 (2018), p. 5-14 ; Reitel, « Un monde de frontières ? A world of borders? », Bulletin de l’Association des Géographes de France, 99 (2022), p. ; Wihtol de Wenden, « Frontières, nationalisme et identité politique », Pouvoirs, 165 (2018), p. 39-49.

[4] Cf. Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, trad. Léo Texier, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2021. Cf. site pascalide.fr : « De l’immunité biologique à la communauté ».

[5] Cf. Pascal Ide, « Le tout est (dans) la partie. La loi holographique, contrepoint à l’émergence », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 52-112.

25.7.2025
 

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