La limitation des systèmes formels. Essai d’interprétation philosophique 3/4

3) La preuve du théorème. Portée épistémologique

Ainsi, et voilà le point important, les théorèmes de limitation reflètent des singularités qui appartiennent en propre à la structure de la suite des entiers et qui sont liées à la notion d’infini. La possibilité d’aller toujours plus loin est ce qui caractérise le constructif.

Partant de là, différents développements sont envisageables. Nous en retiendrons trois.

a) L’interprétation conceptualiste

1’) Premier niveau d’interprétation philosophique

Selon Jean Ladrière, la formalisation (si nécessaire pour éviter les erreurs et détecter-résoudre les contradictions) actualise et donc finitise le réel et la saisie que l’intelligence en prend intuitivement. Or, ce réel est infini, du moins en puissance. Le cas le plus flagrant est celui de l’infinité des nombres que l’intelligence ne peut jamais penser de manière actuelle, mais toujours successivement.

 

« Si les systèmes formels présentent des limitations, c’est qu’ils se prêtent au raisonnement diagonal [1], c’est donc que leur structure correspond […] à celle de l’ensemble des suites d’entiers. Cet ensemble possède la propriété remarquable de ne pouvoir être épuisé par une énumération, d’être en quelque sorte indéfiniment extensible, et de ne pouvoir cependant nous conduire à une totalisation effective de tous ses éléments. Ce que prouve l’argument cantorien de la diagonale, c’est en effet qu’aucune énumération ne peut donner tous les ensembles d’entiers positifs. Pour pouvoir en conclure, comme le fait Cantor, que l’ensemble des ensembles d’entiers positifs est non-dénombrable, il faut supposer qu’il existe un ensemble qui contient tous les ensembles d’entiers positifs, c’est-à-dire adopter le point de vue de l’infini actuel, et dès lors dépasser le point de vue constructif. Aussi longtemps par contre qu’on reste dans le dénombrable, on reste dans le constructif [2] ».

 

L’argument clef est donc l’impossibilité de pouvoir dire (c’est-à-dire formaliser) l’infini actuel en mathématique. Formulé d’une autre manière : on ne peut pas construire de l’infini actuel.

Détaillons l’argument. Il se résume dans la compréhension des équivalences suivantes que l’on pourrait formaliser en un tableau : le formel, le constructif et le dénombrable sont à l’acte, à l’effectif et au fini, ce que l’intuitif et l’indénombrable sont à la puissance et à l’infini.

 

Quant à l’axiomatisation

Formalisé, construit

Intuitif

Premier fondement métaphysico-mathématique

Fini

Infini

Fondement métaphysique

Acte

Puissance (infini potentiel)

Exemple mathématique (selon la définition de Cantor)

Ensemble dénombrable

Ensemble non dénombrable

Fondement épistémologique

Visée du sujet connaissant

Objet connu, visé

 

En effet, tout objet formel peut être considéré comme l’indice d’une thématisation, c’est-à-dire la projection d’une démarche vécue de la conscience. Or, cette démarche « appartient à l’actualité », est effective. Précisément, « il faut distinguer en chaque démarche de la conscience mathématique, le contenu qu’elle vise et la réalité qu’elle possède en tant que visée ». Que signifie cette précieuse distinction ?

– « Dans sa réalité propre de visée, elle ne saurait être qu’effective », autrement dit actuelle et finie, bornée. « Or, ce n’est pas le contenu de la visée qui est thématisé, mais la visée elle-même ; ainsi toute thématisation a une réalité effective qui s’inscrit dans l’actuel ».

– Si l’on considère maintenant la réalité visée, celle-ci a une infinité, une virtualité que n’épuise pas la formalisation. « On peut aller […] de thématisation en thématisation, mais il n’est jamais possible de remplacer l’actuel par le virtuel : toute évocation du virtuel repose nécessairement sur de l’actuel. Le système formel représente ce sol d’actualité à partir duquel la pensée mathématique peut s’avancer ».

On peut viser le virtuel dans l’actuel, mais « il n’est jamais possible de faire passer tout le virtuel dans la sphère de l’actualité ». Dans le vocabulaire classique de la philosophie, on dirait que l’on ne peut jamais réduire toute la puissance à l’acte. Plus précisément, on ne peut réduire à l’acte l’infinité potentielle, par exemple celle des entiers. Pourquoi ?

 

« Car cela supposerait que l’on puisse atteindre effectivement le terme ultime d’une suite infinie après en avoir posé effectivement chacun des termes, et cela supposerait en même temps que l’on puisse faire coïncider l’acte en tant qu’acte avec ce qu’il vise (aussi longtemps que cette coïncidence n’est pas assurée, il subsiste en effet un horizon de virtualité qui n’est pas réintégré dans l’actualité). Mais il s’agit là de conditions irréalisables ».

Bref, on peut concevoir, imaginer une opération de totalisation, mais « on ne peut l’accomplir effectivement et par conséquent on ne peut la thématiser ». [3]

Comme le dit très bien Jean Ladrière, « cette potentialité que l’intuition trouve ainsi inscrite en ses démarches mêmes est donc pour elle la manifestation d’un inépuisable ; il est toujours possible d’aller au-delà de tout terme effectivement accessible ». [4] Cette formule résume tout en conjoignant les notions de puissance, d’intuition et d’infinité. L’intuition n’exclut certes pas le constructif, puisque leur point de départ est commun, mais elle le double en l’ouvrant, en le marquant par une béance : après tout entier il y en a encore d’autres ; le propre du nombre entier est donc de n’être épuisé par aucune énumération. Quoique structurée, et définie par l’énumérable, le constructif n’inclut pas tous ses objets qu’aucune énumération ne peut dire.

Autrement dit aussi, la formalisation et même la conceptualisation de l’infini rencontre des limites. Traduit dans les termes de relation sujet-objet, le formalisme est le domaine de la construction. Ce qui en fait l’efficacité en trace les limites. « Aussi longtemps qu’elle reste dans le constructif, la pensée demeure capable de dominer parfaitement son objet. Mais en même temps, parce que le constructif comporte en lui-même l’indication d’une potentialité indéfinie, il offre toujours le moyen de déborder les représentations qu’il a permis d’édifier ». [5]

Mais on peut encore davantage creuser.

2’) Deuxième niveau d’interprétation philosophique

Le théorème de limitation inscrit notre conscience dans la temporalité. Simplifions l’argument pour en livrer le cœur. En effet, qui dit temps, dit succession. Or, l’infini demeure potentiel, car il est successif. La potentialité fondant le théorème de Gödel, la limitation que signifie le temps et qui, pour certains, se fonde sur lui entraîne la limitation des systèmes formels.

« La structure même de la temporalité exclut la possibilité d’une réflexion totale ; il n’y a pas un moment qui serait en lui-même la récapitulation de tous les autres, un présent qui absorberait en lui-même le passé comme l’à-venir et qui se dilaterait aux dimensions de l’expérience tout entière ». Et de marquer le lien entre puissance et temps : « Le seul présent qui nous est accessible est un présent marqué de précarité ; basculant sans cesse dans la non-actualité de ce qui n’est plus, il est en même temps toujours ouvert sur la non-actualité de ce qui n’est pas encore [6] ».

Puisque la structure du constructif symbolise celle de la temporalité, l’impossibilité du système total se conjoint à l’impossibilité de la réflexion totale. « Qu’il n’y ait pas de système définitif qui puisse intégrer la totalité du réel mathématique tient ainsi à la structure de la conscience et aux caractères de la temporalité, selon laquelle la réflexion ne peut s’arrêter à un moment privilégié qui récapitulerait tous les autres [7] ».

3’) Troisième niveau d’interprétation philosophique

Jean Ladrière aime parler en termes d’horizon [8]. La potentialité

 

« détermine […] une sorte d’horizon qui n’est jamais donné sous forme actuelle, à la façon des termes que l’on peut effectivement atteindre et décrire, et qui cependant est donné implicitement avec chacun de ces termes.

« Il est possible alors, pour la pensée intuitive, de se représenter et horizon, par une sorte de passage à la limite, comme un des objets explicitement donnés à l’expérience. C’est ce qui se passe lorsqu’on adopte le point de vue de l’infini actuel et que l’on parle des ensembles non-dénombrables ».

 

Mais la puissance ne disparaît jamais, et c’est pour cela que la limitation existe toujours.

« On ne supprime naturellement pas pour autant l’horizon qui accompagnait et rendait possible le déploiement de la pensée constructive ». C’est vrai notamment pour le cas le plus délicat, celui des infinis apparemment actuels de l’arithmétique cantorienne. Dans ce domaine, « il y a aussi la présence de cette même potentialité indéfinie qui rend possible l’engendrement des classes successives d’ordinaux transfinis [9] ».

4’) Quatrième niveau d’interprétation philosophique

Dans cette dernière étape, Jean Ladrière approfondit encore son interprétation philosophique, il creuse son regard causal et parvient à une vision de sagesse. Mais à regret, nous nous séparerons de cette herméneutique, du fait de l’idéalisme qu’elle met en œuvre.

 

« L’expérience mathématique ne fait que manifester des caractères qui appartiennent à l’expérience humaine en tant que telle. Il ne nous est pas donné d’avoir accès à une présence pure. Il y a, dans notre propre être, aussi bien que dans le monde qui nous est donné et dans la manière dont il nous est donné, une irréductible opacité sur laquelle nous tentons perpétuellement d’empiéter sans cependant pouvoir jamais l’abolir. La présence est toujours mêlée d’absence et la positivité de négativité. Il y a une clarté qui nous est accessible, mais elle est toujours vacillante et qui se révèle est en même temps ce qui se dissimule ». En un mot : « Nous ne rejoignons jamais l’être lui-même mais seulement ses manifestations ».

 

Appliquons ce principe ontologique et noétique à notre sujet : « Ainsi l’expérience mathématique ne peut-elle combler cette distance qui sépare le formel de l’intuitif, les constructions possibles du système total, l’infini potentiel de l’infini actuel ». D’où aussi la conclusion particularisée : « L’être mathématique ne s’épuise pas dans ses manifestations ».

Jean Ladrière met cette limite sur le compte de notre finitude (ce qui devient une borne ontologiquement inscrite et donc définitive), à l’instar du refus kantien de toute intuition extra-mentale. La connaissance adéquate supposerait de plus une pure transparence à soi-même qui nous est bien évidemment refusée.

 

« Il faut voir, dans ce détour obligatoire par le domaine de l’opératoire, la condition d’une pensée finie qui est toujours prise dans la succession de ses actes et qui ne peut arriver à une pleine clarté sur elle-même ni à une pleine compréhension de ses objets. Il n’y a ni création de l’objet ni intuition adéquate de ses propriétés, mais acte de découverte lié à un aménagement des outils qui rend ceux-ci capables de faire apparaître une réalité qui les transcende [10] ».

b) L’interprétation réaliste

Pour notre part, nous ferions appel à d’autres catégories que Ladrière évoque plus qu’il ne développe la catégorie d’infini, et plus encore, le couple acte et puissance [11]. Plus précisément, il faut croiser les capacités du sujet connaissant et l’objectivité connaissable de deux notions elles-mêmes à croiser ; ou, mieux, quant à ces deux notions, il convient d’appliquer le couple plus universel de l’acte et de la puissance à la notion d’infini (ce qui donne infini potentiel et actuel), pour comprendre le véritable enjeu des principes de limitation. Commençons par un petit détour par les notions d’acte et de puissance et appliquons-les à l’infini :

1’) L’acte et la puissance

Il est hors de question de se lancer dans un exposé de métaphysique. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en reparler. Disons simplement que

Aristote a élaboré ce couple de notion pour rendre compte des phénomènes naturels. C’est aussi, pour lui, la réponse au fameux dilemme posé par Héraclite et Parménide.

Le théorème de limitation interne des systèmes formels énoncé par Kurt Gödel me semble notamment s’interpréter en termes de différence puissance-acte et la confirmer. C’est ce qu’exprimait le philosophe Stanislas Breton : « Ce théorème de limitation peut s’énoncer ainsi : ‘Pour tout langage-objet, quel qu’il soit, un certain x (que nous appelons principe) est ineffable’. Nous appelons ‘limite’ au sens strict cette impossibilité de dire le principe dans un langage-objet » [12].

2’) L’infini

Il n’est pas plus question de faire un traité sur la notion d’infini dont l’histoire reste d’ailleurs à écrire.

Aristote notait : « l’infini n’est pas en puissance en un sens tel qu’il doive ultérieurement exister en acte à titre de réalité séparée ; mais il est en puissance pour la connaissance seulement : car c’est le fait que le processus de division ne fait jamais défaut qui explique que cet acte n’existe pour l’infini qu’en puissance, et qu’il n’existe pas à titre de réalité séparée ». [13] Jean-Marie Leblond commente avec précision. D’une part, Aristote parle « d’une puissance qui exclut positivement le passage à l’acte, car l’infini ne peut […] exister en acte ». Or, c’est « un emploi curieux, paradoxal, de la notion de puissance, qui, d’ordinaire, semble désigner directement l’éventualité d’une réalisation ». D’autre part, et c’est là la cause de cette potentialité, « la notion de puissance est toute proche de la notion de matière : elle est la multiplicité pure qui persiste sous le continu, elle est puissance qui demeure sous l’acte, sans être jamais réalisée en tant que telle ». [14] Or, les entités mathématiques, pour paraître formelles, sont finalement extraites de la réalité physique, ainsi qu’on l’a montré dans le chapitre 1.

Comme le constate un bon connaisseur d’Aristote, Hamelin :

 

« Puis donc qu’on ne peut se passer de l’infini et qu’il ne peut non plus exister au sens plein, il faut lui reconnaître une existence inférieure à l’existence pleine, et cependant distincte du néant. Ce mode intermédiaire d’existence, qu’Aristote reconnaît d’une manière générale et dont la solution du problème de l’infini n’est qu’une application particulière, c’est la puissance. L’infini, qui ne saurait exister en acte, existe en puissance [15] ».

 

Précisons qu’il s’agit non pas d’une puissance qui pourrait passer à l’acte, mais d’une puissance qui demeure potentialité. [16]

Confirmation directe est donnée par le fait que l’empirisme tout à la fois refuse la puissance [17] et la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps [18].

Ces paradoxes, comme le théorème de Gödel nous reconduisent à la finitude :

– la finitude du sujet. Une objectivation absolue du sujet est impossible. L’acte de compréhension n’est pas en tout formalisable. Il y a comme une dénivellation entre l’acte de conscience et sa projection, sa thématisation, entre le je et le me.

– Mais ces paradoxes logico-mathématiques si embarrassants présentent un second enseignement, relatif à la finitude non plus du sujet, mais de l’objet. On ne peut « parler adéquatement de la transcendance dans le langage de l’effectuable, c’est-à-dire du fini [19] ».

Le théorème de limitation interne rappelle donc la situation limitrophe d’un homme en équilibre instable entre fini et infini. Le néoplatonicien Proclus l’avait déjà formulé admirablement : « ni la limite ne peut oublier l’illimité, ni l’illimité la limite qui lui donne sa forme. Mais ces structures mêmes doivent être dépassées vers l’Un ineffable. Cet équilibre difficile entre un verbe de raison et un abîme de silence, telle serait la situation fondamentale de l’âme [20] ».

3’) Application

Si le système total est inépuisable, c’est parce que l’expérience mathématique se déploie sur un horizon inépuisable, celui de l’infinité du dénombrable. Or, toute infinité dérivée de ce qui est physique est virtuelle. D’où la limitation intrinsèque et nécessaire des systèmes formels. Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote avait déjà entrevu cette limitation dans le domaine physique ; Gödel en fait l’application en mathématique.

Il est très important de voir que la notion de limitation sauvegarde le positif comme le négatif de la puissance ; une lecture trop superficielle pourrait occulter la dimension positive que Jean Ladrière défend toujours soigneusement. Précisément, la construction formelle dit l’actualité et la capacité à étendre le système, l’infinité virtuelle. La limitation manifeste l’incapacité d’exprimer et donc de formaliser actuellement un infini. Au-delà nous nous trouvons confrontés à la finitude inhérente à tout esprit incarné. Dans une perspective augustinienne, le principe de limitation rappelle la souffrance, intérieure de notre aspiration non comblée, et inefficace, à embrasser, a fortiori à maîtriser, l’infinité actuelle.

c) L’interprétation de Douglas Hofstadter

1’) Exposé

Gödel, Escher, Bach est un gros et passionnant ouvrage de Douglas Hofstadter, le fils du prix Nobel de physique, lui-même brillant physicien [21]. Il y traite de la difficile question de l’intelligence artificielle. Or, et c’est là l’une des originalités de l’œuvre, la démonstation de l’auteur se fonde sur la notion d’incomplétude gödelienne, ou plus précisément, sur son bras de levier : auto-référence [22]. Il vaut la peine de s’y attarder car on retrouve chez lui des concepts qui ne sont pas toujours cernés avec autant de clarté chez d’autres auteurs.

Norbert Wiener, le pionnier de la cybernétique, estimait que la capacité de raisonner ne pourra jamais être mécanisée. Mais, répondent Lewis Carroll ou Arthur Samuel, en 1960, la machine ne peut fonctionner que moyennant des règles qu’elles ne s’est pas donnée ; par contre, l’homme fonctionne sans avoir besoin de règles. Là dessus, Douglas Hofstadter a beau jeu d’objecter que les argumentations de Carroll et de Samuel ont oublié un élément essentiel dans le fonctionnement de la machine : à côté des règles nécessaires au soft (le logiciel), le hard (le matériel) fonctionne tout seul selon les lois de la physique qu’il ignore. De ce point de vue, la structure de l’homme est absolument isomorphe à celle de la machine : doué de cerveau et de pensée, il répond à des règles respectivement matérielles et logicielles. Un corollaire d’importance en est que plus rien ne permet de discerner l’homme de la machine. [23]

Mais voici le point qui nous intéresse. Comment discerner matériel et logiciel ? Le critère est simple : le logiciel est auto-modifiable, autrement dit doué d’une méta-règle, alors que le matériel est intouchable. Or, l’auto-référence sur laquelle se fonde le théorème de Gödel concerne le niveau logiciel et renvoie à une limite interne qui fait signe vers un méta-niveau, intouchable.

Inductivement, Douglas Hofstadter va établir que le réel se structure en deux niveaux bien différents, puisque l’un est modifiable à volonté par des règles, et l’autre intouchable, du moins tant que l’on s’intéresse au premier. D’où un premier concept, celui de Hiérarchie Enchevêtrée. Mais, le second niveau, intouchable devient règle à l’égard de méta-règles qui, tant que l’on ne considère que les règles sont elles-mêmes intouchables. On pourrait ainsi régresser à l’infini. Et c’est là qu’intervient un autre concept clé plus lancé qu’énonce Douglas Hofstadter, celui de Boucle Étrange : au lieu de remonter dans la série des modifiables-intouchables et s’arrêter – possiblement – à un premier intouchable, Douglas Hofstadter va incurver la structure sur elle-même pour en faire une boucle. Le penseur français Edgar Morin fera de même, lorsque, constatant la constitution binaire et même complexe, de toute réalité, notamment la composition en tout et parties, il refusera d’en hiérarchiser les éléments et les articulera dynamiquement, en boucle : « Au commencement était la boucle ». [24]

D’où une conclusion universelle qui, pour l’auteur, traverse tout l’univers : le réel est toujours constitué de Hiérarchie Enchevêtrée, de Boucle Étrange et finalement de niveaux – les trois concepts de la philosophie élaborée par Douglas Hofstadter.

Enfin, cette notion de « niveaux » que Douglas Hofstadter ne définit jamais – et pour cause ! – renoue avec la catégorie classique si importante d’analogie. Douglas Hofstadter retrouve la notion d’analogie. En effet, celle-ci est mariage, intime conjugaison ou entrelacement de même et d’autre, d’identique et de différent. Or, c’est exactement ce que me dit la notion de Hiérarchie Enchevêtrée : l’enchevêtrement dit la différence et la hiérarchie l’unité. Il est d’ailleurs passionnant que Douglas Hofstadter ne parle pas simplement d’unité ou de boucle, mais de Hiérarchie, ce qui suppose un ordre et une différence de degré, ce qu’implique aussi l’analogie.

En effet, les théorèmes de limitation sont des théorèmes métathéoriques. En conséquence, ils se fondent sur la possibilité d’établir une distinction entre théorie et métathéorie et de donner, dans chaque concret, un sens précis à cette distinction. Or, on peut appeler « niveaux » la différence existant entre le théorique et le méta-théorique.

2’) Remarque critique

L’immense mérite de Douglas Hofstadter est de comprendre à la fois la distinction et l’intime union (qu’il qualifie d’enchevêtrée) en toute réalité. C’est ainsi qu’il peut penser le Moi (qui est conscience et liberté) et le cerveau. L’explication des relations cerveau-conscience pourrait séduire et faire illusion. Ce n’est plus le cas lorsqu’on aborde la question de la liberté. Celle-ci se définit par une capacité d’autodétermination ; nous en reparlerons ailleurs. C’est là un des acquits définitifs de l’idéalisme allemand.

Le paralogisme tient, me semble-t-il, non pas à un matérialisme implicite, mais à une application trop univoque de la distinction des niveaux. Ici, Douglas Hofstadter est victime de sa formation mathématique qui n’envisage de gradation que dans l’ordre du plus ou moins complexe : le paradoxe d’Epiménide est une auto-référence à un degré, tandis que la conscience et la liberté sont des auto-références à de multiples degrés, mais finalement de même niveau. Or, la liberté, l’esprit ne répondent pas au même loi que la matière. Le règne de l’esprit est la conscience de soi, la transparence, celui de la matière est opacité [25].

Douglas Hofstadter retrouve la notion de structure duelle de la réalité matérielle. Mais il n’articulera pas, il ne hiérarchisera pas verticalement les couples E-I, il sera séduit, comme Danchin, par l’immanence du symbole universel de l’Orobouros, le serpent qui se mord la queue. Si l’on redressait la boucle en en manifestant l’incohérence, il serait possible de retrouver le moyen terme, l’un des bras de levier principaux de la première preuve aristotélicienne de l’existence du Premier Moteur, autrement dit de Dieu.

Exemple d’auto-référence : « Je ne suis pas sincère, dit un frère à un ancien. – Jusqu’à quel point ? lui demanda celui-ci. – Je ne le suis même pas quand je dis que je ne le suis pas [26] ».

Forme moderne du principe de limitation interne. Tout le monde écrit et la poste est chargée de distribuer le courrier, mais comment envoyer un courrier à qui est chargé non de le recevoir mais de l’envoyer ? La réponse semble simple : il suffit d’écrire à la poste. Allez-y et vous verrez que celle-ci est le seul bâtiment au monde à ne pas avoir de boîte aux lettres !! C’est en tout cas l’expérience que j’ai faite, sur le Corso Vittorio Emmanuele II ou le Longo Tevere. Que faire ? On ne peut redoubler l’opération.

Pascal Ide

[1] Sur celui-ci, cf. Ibid., n. 70, p. 76-77.

[2] Ibid., p. 432-433.

[3] Il a déjà été dit que le système formel n’épuise pas la virtualité, ne peut penser la puissance « il n’est pas possible de représenter de façon effective dans le système formel toutes les virtualités qui peuvent être évoquées dans le cadre d’un langage non formalisé ». (p. 411) « Il reste toujours des possibilités intuitives qui ne sont pas réintégrées dans le formel » (p. 414) Tous ces passages sont extraits des p. 436 et437.

[4] Ibid., p. 440.

[5] Ibid., p. 441.

[6] Ibid., p. 437-438.

[7] Jean-Louis Gardies, Résumé de l’ouvrage de Ladrière, in Encyclopédie philosophique universelle. III. Les œuvres philosophiques. Dictionnaire, volume dirigé par Jean-François Mattéi, Paris, PUF, tome 2, 1992, p. 3440.

[8] Je pense que ce terme est, pour une part, mais pour une part seulement, équivalent à celui d’objet formel.

[9] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 438 à 441. Il est significatif que Ladrière fasse allusion au platonisme « La vérité du platonisme, c’est qu’il représente sous la forme d’existences idéales une structure réelle de l’expérience ». (p. 442)

[10] Dernier §, p. 443-444.

[11] Il a déjà été dit que le système formel n’épuise pas la virtualité, ne peut penser la puissance « il n’est pas possible de représenter de façon effective dans le système formel toutes les virtualités qui peuvent être évoquées dans le cadre d’un langage non formalisé ». (p. 411) « Il reste toujours des possibilités intuitives qui ne sont pas réintégrées dans le formel » (p. 414)

[12] Du Principe. L’organisation contemporaine du pensable, coll. « Bibliothèque des sciences religieuses », Paris, Aubier-Montaigne, Le Cerf, Delachaux et Niestlé, DDB, 1971, p. 169. Cf. p. 165-168.

[13] Métaphysique, L. 8, ch. 6, 1048 b 13 à 17, trad. Jules Tricot, « Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, Vrin, 21953, tome 2, p. 501. Cf. aussi Physiques, L. 3, ch. 6, 206 a 18.

[14] Jean-Marie Le Blond, Logique et Méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 21970, p. 420 et 421.

[15] Octave Hamelin, Le système d’Aristote, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 41985, p. 284. Cf. p. 282 à 286. Certes, ce que dit Aristote s’applique d’abord aux corps physiques, mais, mutatis mutandis, ces notations s’appliquent à l’infini mathématique.

[16] A propos de l’infinité divine, Thomas d’Aquin met en place toute une théorie de l’infini (cf. Somme Théologique, Ia, q. 7). Systématisant la pensée d’Aristote, il distingue deux sortes d’infini actuel et potentiel. En effet, l’infinité, dit-il se définit par opposition au fini. Or, la réalité est duelle, matière et forme. En un mot, la matière est principe de contraction et la forme de perfection. Plus précisément, tout être matériel existe sous une forme déterminée ; il est donc toujours fini et son infinité n’est que potentielle soit par accroissement, soit par division. De sorte que l’infini qui se tient du côté de la forme est imparfait c’est de l’indéfini, de l’inachevé, alors que l’infinité formelle est parfaite, illimitation. Or, la quantité est extraite de la matière (cf. chap. 1). Aussi, de quelque côté que l’on retourne le problème, « l’infini d’ordre quantitatif est un infini qui regarde la matière » (Ibid., a. 1, ad 2um) et ne peut qu’être d’ordre potentiel.

[17] « C’est la thèse empiriste fondamentale que tout être est nécessairement actuel » (Michel Malherbe, La philosophie empiriste de David Hume, coll. «À la recherche de la vérité », Paris, Vrin, 31992, p. 108).

[18] Cf. Op. cit., p. 50-56 et 107-108.

[19] Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes, p. 322.

[20] Stanislas Breton, Philosophie et mathématique chez Proclus, Paris, Beauchesne, 1969, p. 172.

[21] L’original roman d’Arturo Perez-Reverte, Le tableau du Maître flamand, fait plusieurs fois allusion à Gödel (via la fugue Ricercar, donc Hofstadter, me semble-t-il).

[22] Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach Particulièrement intéressant pour notre propos est le dernier chapitre, le ch. XX qui résume et amplifie philosophiquement les thèses essentielles de l’ouvrage (p. ). Nous nous en inspirerons particulièrement. L’ouvrage donne par ailleurs, une présentation agréable, très accessible et pleine d’humour de ce théorème et une bibliographie commentée et actualisée p. 851s.

[23] Cette conclusion intéresse la question philosophique de l’intelligence artificielle et ne sera pas immédiatement abordée.

[24] Trouve-t-on ici une trace de l’influence marquante de la lecture de l’ouvrage de Jacques Monod, Le hasard et de la nécessité (Paris, ) dont on connaît son travail génial sur les enzymes allostériques, sur les boucles d’autorégulation et ses prises de position réductionnistes contre la spécificité du vivant et la finalité ?

[25] Cf. Claude Bruaire, La force de l’esprit. Entretiens avec Emmanuel Hirsch, France Culture, Paris, DDB, 1986, p. 16-19 Le philosophe français y donne une preuve inductive de l’irréductibilité de l’esprit à la matière à partir de trois faits.

[26] Piero Gribaudi, Bons mots et facédies des Pères du désert, trad. Louis-Albert Lassus, Paris, O.E.I.L., 1987, n. 215, p. 82.

9.2.2020
 

Comments are closed.