La joie, notion centrale chez C. S. Lewis

Que la joie soit la notion centrale chez Clive Staples Lewis, différents témoignages l’attestent : « La joie était l’expérience centrale de la vie intérieure de C. S. Lewis [1] » ; c’est « l’expérience la plus ubiquitaire, convaincante et centrale de l’œuvre de Lewis [2] ».

De fait, les diverses joies que Lewis a éprouvées sont autant d’expériences spirituelles. Elles jalonnent son chemins vers le théisme, puis vers la foi chrétienne. La joie l’a éveillé à la foi en la vie éternelle. Ce qu’il vit, il en parle et l’analyse. Lewis a souvent écrit sur la joie et il développe ce thème en profondeur dans pas moins de quatre de ses livres : The Weight of Glory où la joie est expliquée comme le plus profond de tous les désirs qu’aucun bonheur naturel ne peut satisfaire ; Surprised by Joy qui décrit son itinéraire intérieur ; The Pilgrim’s Regress qui raconte comment le désir de voir le beau pays d’Islande devient le plaisir essentiel d’un jeune homme appelé John ; enfin, dans Till We Have Faces, qui narre combien ce désir ardent est présent en permanence dans la quête d’un des protagonistes, Psyche : « La chose la plus douce de toute ma vie a été l’aspiration [longing], d’atteindre la Montagne, et trouver l’endroit d’où toute beauté vint [3] ».

Quel sens présente ce thème ? En un mot, la joie est le révélateur de notre orientation vers Dieu. Elle nous indique la source de nos désirs et leur seul repos, le Ciel. Plus encore, la joie est l’une des voies par lesquelles Dieu nous achemine vers lui. Tant que nous n’avons pas trouvé notre vraie patrie, nous ne faisons pas l’expérience de la Joie. Elle est donc l’équivalent – mais souriant – de l’inquiétude augustinienne. Il est d’ailleurs significatif qu’un commentateur ait fait du désir du ciel le thème le plus prégnant de l’œuvre de Lewis [4].

En effet, la Joie est un sentiment, donc une réalité subjective. Lewis distingue la Joie, la Joie pleine et entière du plaisir et du bonheur. La Joie est, pour lui, « un terme technique et doit être distingué de manière précise et de Bonheur et de Plaisir [5] ». Ces trois émotions présentent un point commun : celui qui en a fait l’expérience une fois veut recommencer. Mais la Joie se distinguent des deux autres sentiments. Un premier critère de distinction est subjectif et affectif : Bonheur et Plaisir ne vont pas sans souffrance, alors que la Joie en est exempte. Le second critère, objectif, anticipe ce que nous allons dire plus bas : l’objet de la Joie échappe à la saisie [6]. Pour approcher cette tripartition, le philosophe américain Peter Kreeft offre quelques comparaisons suggestives. La première (mouvement, repos, mouvement dans le repos) livre la clé des autres analogies :

 

« Le plaisir est le mouvement ; le bonheur est le repos ; la joie est le mouvement dans le repos. Le plaisir est comme le travail, le bonheur est comme le sommeil, la joie est comme le jeu. Le plaisir est comme l’action, le bonheur comme le repos, la joie comme la contemplation. Le plaisir est une rivière qui court vers la mer, le bonheur est la mer pleine, paisible, la joie est un grand et glorieux fleuve en pleine mer [7] ».

 

Nous venons de voir que la Joie est un sentiment particulier. Or, tout sentiment est spécifié par un objet. Quel est donc, selon Lewis, l’objet qui suscite la Joie ? On l’a deviné, c’est Dieu, non pas Dieu en lui-même, dans sa vie immanente, mais Dieu pour nous, c’est-à-dire Dieu qui se donne à l’homme, qui s’approche de Lui. Un important passage de Surprised by Joy se termine ainsi : « l’Autre nu, sans image (bien que notre imagination le salue avec des centaines d’images), inconnu, indéfini, désiré [8] ».

Au fond, à l’instar de l’imagination et du désir, la joie joue un rôle théo-logique autant qu’eschatologique. Lewis l’exprime en un raccourci saisissant : « Si je trouve en moi-même un désir qu’aucune expérience en ce monde ne peut satisfaire, l’explication la plus probable est que je suis fait pour un autre monde [9] ».

Pascal Ide

[1] Walter Hooper, « Past Watchful Dragons », Charles A. Huttar (éd.), Imagination and the Spirit, Grand Rapids (Michigan), Eerdmans, 1971, p. 36.

[2] James T. Como (éd.), C. S. Lewis at the Breakfast Table and Other Reminiscences, London, Collins, 1980, p. xxx.

[3] Clive S. Lewis, Till We Have Faces: A Myth Retold, London, Geoffrey Bles, 1956 : London, Fount Paperbacks, 1978, p. 83. Il existe deux traductions en français : Un visage pour l’éternité : un mythe réinterprété, trad. Marie-Dominique Le Péchoux, coll. « Au cœur du monde », Lausanne et Paris, L’Âge d’homme, 1995 ; Tant que nous n’aurons pas de visage, trad. Marie de Prémonville, Paris, A. Carrière, 2011.

[4] Cf. Wayne Martindale, Journey to the Celestial City, Chicago, Moody Press, 1995, p. 130.

[5] Clive S. Lewis, Surprised by Joy: the Shape of My Earthly Life, London, Geoffrey Bles, 1955 : London, Fount Paperbacks, 1977, p. 20. Il existe, là aussi, deux traductions en français : Surpris par la joie, trad. Marie Tadié, Paris, Seuil, 1964 ; Surpris par la joie. Le profil de mes jeunes années, trad. Denis Ducatel, Le Mont-Pèlerin (Suisse), Éd. Raphaël, 1998.

[6] Ce mystère est détaillé dans l’ouvrage cité à la note précédente.

[7] Peter Kreeft, Heaven The Heart’s Deepest Longing, San Francisco, Ignatius Press, 1989, p. 143.

[8] Ibid., p. 175-177.

[9] Clive S. Lewis, Mere Christianity, Londres, Geoffrey Bles, 1952, p. 118. Trad. (plusieurs éditions) : Voilà pourquoi je suis chrétien, trad. Aimé Viala, Guebwiller – Bruxelles – Lausanne, Ligue pour la lecture de la Bible, 1979.

19.6.2025
 

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