Plus que les autres maîtres du soupçon, Ernst Bloch a résorbé toute transcendance, affirmé que le monde soit l’unique horizon où l’homme s’accomplit, donc, en négatif, a immanentisé le reditus et refusé que son espérance soit hors monde.
Certes, pour le philosophe marxiste, l’homme est un être encore caché, son mystère lui échappe. Mais, s’il n’est pas encore (totalement actualisé), il est déjà là. Le fondement de l’histoire est donc anthropologique et constitue le déploiement de ce qui demeure caché dans l’homme. Ajoutons que ce déploiement n’a rien de la nécessité d’un système. Mais quoi qu’il en soit, ce processus d’actualisation demeure dans le monde du même et du déjà-là [1].
Pour Bloch, ce processus historique s’opère en cinq étapes [2].
- Le grand héros antique Prométhée est pour les hommes en étant contre Dieu.
- Job est comme l’équivalent de Prométhée dans la Bible ; il est un « Prométhée hébraïque [3]».
- Passant de l’individu au peuple entier, l’exode montre une société qui se construit dans la révolte contre son Dieu et faisant de la terre son royaume. Voilà pourquoi le livre L’athéisme dans le christianismeporte pour sous-titre : La religion de l’exode et du Royaume.
- Le Christ est la quatrième figure de cette évolution. En effet, celui-ci prépare ce processus d’immanentisation, de sécularisation : ne s’appelle-t-il pas lui-même « Fils de l’Homme » et non pas « Fils de Dieu » ? Il nous fait ainsi comprendre qu’il faut donc évincer Dieu et le remplacer par l’homme [4]. C’est ainsi que Bloch peut parler de « la lumière luciférienne de Jésus » qui garde sous le « boisseau » la vérité du « Dieu chrétien » révélant progressivement, dans l’histoire, sa véritable essence qui est immanente [5].
- Enfin, Faust accomplit ce qui est encore voilé dans le Christ. En effet, le docteur Faust surgit en plein milieu chrétien pour faire de l’homme l’artisan de son propre accomplissement ; or, selon Bloch, « seul un bon chrétien peut être un véritable athée et seul l’athée est l’accomplissement du chrétien [6]».
Bloch emprunte expressément sa thèse au judéo-christianisme, mais il s’en démarque tout aussi fortement.
Que lui emprunte-t-il ? D’abord, l’affirmation de départ : l’homme se cache. En effet, il reprend la parole fameuse d’Isaïe : « Vraiment tu es un Dieu caché » (Is 45,15), pour l’appliquer à l’homme : l’homme est dissimulé à ses propres yeux [7]. Ensuite, le déploiement nécessaire : la religion judéo-chrétienne est une religion de l’histoire, de la manifestation progressive. Pour Bloch, la grande vérité du judéo-christianisme est son dynamisme puissamment eschatologique – qui entre puissamment en résonance avec le messianisme marxiste qui s’avère donc être une utopie sécularisée
En quoi se démarque-t-il ? Tout d’abord, il projette la vérité transcendante de la Révélation à la vérité humaine. Ce faisant, il renouvelle le geste de Feuerbach en affirmant de l’homme ce que les Saintes Écritures disent de Dieu. Ensuite, il applique totalement à l’histoire ce qui est dit de l’espace au moins symbolique. En effet, le christianisme attribue le « pas encore » à la Transcendance ou au Tout-Autre. La philosophie blochienne transpose cet au-delà de l’espace transcendant dans l’au-delà du temps, à savoir l’éternité. Autrement dit, l’au-delà devient un « pas encore ».
Jürgen Moltmann [8] et Gustavo Gutiérrez [9] ont tenté de reprendre la philosophie de Bloch et de la christianiser. Toutefois, en réinjectant une dimension eschatologique, mais de manière inflationnaire (tout devant se relire dans la tension du « déjà là » et du « pas encore »), ces théologies n’ont-elles pas trop concédé à la déconstruction triomphaliste du mystère chrétien présente chez Bloch ?
Ne serait-ce pas l’oubli du Don originaire et de sa transcendance qui conduit à une telle récupération immanentiste du christianisme vidée de toute transcendance, à une sécularisation de toute utopie ? Au ras même de la philosophie, Lévinas montre qu’il existe une transcendance moins imaginative que celle que se représente Bloch [10].
Pascal Ide
[1] Ernst Bloch vise ici Hegel (cf. Ernst Bloch, Sujet-objet. Éclaircissements sur Hegel, trad. Maurice de Gandillac, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1977, p. 38-40.
[2] Cf. Id., Le principe espérance, trad. Françoise Wuilmart, coll. « Bibliothèque de philosophie » n° 18, Paris, Gallimard, 3 vol., 1976-1991, ch. 53. Cf. Pierre Furster Gen, « La dialectique de l’espérance », Gérard Raulet (éd.), Utopie et marxisme selon E. Bloch. Un système de l’inconstructible, Paris, Payot et Rivages, 1976, p. 179-186.
[3] L’athéisme dans le christianisme, p. 148-157.
[4] Ibid., p. 15-16 et 178-188.
[5] Id., Esprit de l’utopie, trad. Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1977, p. 263.
[6] Ibid., exergue.
[7] Ernst Bloch, L’athéisme dans le christianisme. La religion de l’Exode et du Royaume, trad. Éliane Kaufholz et Gérard Raulet, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1978, p. 69-70.
[8] Cf. Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, trad. Françoise et Jean-Pierre Thévenaz, coll. « Cogitatio fidei » n° 50 et 70, Paris, Le Cerf, 2 vol., 1970-1973 ; De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance / Jürgen Moltmann, trad. Inconnue, Paris, Empreinte-Temps présent, 2012.
[9] Gustavo Gutiérrez, Théologie de la libération, coll. « S’ouvrir » n° 3, Paris, L’Harmattan, 1977, p. 216-220.
[10] Emmanuel Lévinas, « Sur la mort dans la pensée d’Ernst Bloch », Gérard Raulet (éd.), Utopie et marxisme, p. 318-325. Cf. aussi Id., De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 76.