1) Le don originaire (don 1)
a) Nature du don
L’amour trouve son origine dans l’âme ; en revanche, l’origine de la charité est Dieu. Augustin le dit dans une formules lapidaires dont il a le secret : « Nous aimons Dieu par Dieu [1] ! » Plus précisément, comme nous le verrons plus bas, la source de la charité en nous est l’Esprit-Saint : « Comment vient la charité ? Par la grâce de Dieu, par l’Esprit Saint [2] ». Augustin le montre en positif et en négatif, contre le pélagianisme.
1’) Preuve positive
Augustin se fonde avant tout sur l’affirmation de saint Paul dans l’épître aux Romains (Rm 5,5) : « Diffusa est in cordibus nostris per Spiritum Sanctum qui datus est nobis » – dont on a dit combien elle est fréquente sous sa plume. Poursuivons la citation commencée ci-dessus : « Comment vient la charité ? Par la grâce de Dieu, par l’Esprit Saint. Car nous ne pourrions la posséder de nous-mêmes comme si nous en étions les auteurs : elle est un don de Dieu, et un grand don [la traduction de la BA dit : « inappréciable »], puisqu’il est dit : ‘La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné’ [3] ».
C’est aussi ce que montre les Actes. Le jour de Pentecôté, l’Esprit-Saint fut répandu ; or, l’Esprit a pour œuvre propre de faire de « la multitude des croyants » « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4,32) ; or, c’est la charité qui fait l’unité ; c’est donc que l’Esprit-Saint est la source de la charité : « Si, en montant jusqu’à Dieu, beaucoup d’âmes sont par la charité une seule âme et beaucoup de cœurs un seul cœur, qu’opère la Source même de la charité dans le Père et le Fils ? […] C’est de là en effet que la charité vient à nous de l’Esprit Saint lui-même », et Augustin de citer le passage paulinien [4].
2’) Preuve contre le pélagianisme
Pour Pélage, la charité a sa source dans le libre arbitre de l’homme et dépend de ses propres efforts [5]. Pour bien le montrer, Augustin reprend la précédente citation de Rm 5,5 et intercale un « non per nos ipsos » entre « cordibus nostris » et « per Spiritum Sanctum » [6]. Un signe le confirme : sans la charité, les préceptes de la loi sont austères et les œuvres difficiles [7].
b) Modalité du don
Le don de Dieu est totalement gratuit. Augustin l’a expérimenté dans le jardin de Milan, lors de sa conversion. L’Écriture le souligne : « Dieu a aimé le premier ». (1 Jn 4,19) Et Augustin se fondera constamment sur cette primauté gratuité, prévenante de l’amour divin dans ses différentes polémiques contre Pélage et ses disciples, les moines d’Adrumète, Julien d’Eclane.
c) Disposition du bénéficiaire
Augustin a développé une théologie du sujet réceptif au don divin. En effet, l’homme reçoit Dieu en le désirant ; or, le désir est l’attitude par excellence de réceptivité au don.
Augustin distingue parfois certaines étapes dans cette préparation au don de Dieu. Il fait par exemple le De doctrina christiana fait appel à quatre verbes successifs : « Tu n’as pas encore l’amour : gémis, crois, demande, obtiens [8] ».
2) Le don de soi (don 3)
a) Exposé général
1’) Exposé
En traitant du contenu conceptuel de l’amour chez Augustin, nous avons montré que l’amour est, chez Augustin, finalisé par le bien de l’autre, autrement dit par le don de soi. Il faut maintenant montrer que, pour l’évêque d’Hippone, ce don de soi est appelé à devenir don de sa vie : « Si quelqu’un a une charité si grande qu’il aille jusqu’à mourir pour ses frères, la charité est parfaite en lui [9] ». Tel est l’exemple des martyrs que nous sommes appelés à imiter ; tel est, plus encore, l’exemple du Christ (Jn 15,13 ; 1 Jn 3,16) que l’on est appelé à reproduire en nos vies.
Plus encore, passant de l’exemple de l’amour à son origine (qui est plus intérieure), aimer de charité, c’est laisser le Christ aimer en soi ; or, le Christ aime en donnant sa vie et cela constitue le sommet, l’achèvement de sa mission ; donc, le sacrifice n’est pas seulement une imitation du Christ, il est l’accomplissement même de l’amour de Jésus en soi (Jn 15,13) [10].
2’) Vécu affectif
L’amour est cause de joie. En effet, le psaume dit que l’Esprit dilate le cœur (Ps 118, 32.36) ; or, c’est le propre de la joie que de dilater. Augustin en voit aussi un signe dans le terme « infusa », par opposition à « inclusa » utilisé par l’épître aux Romains (Rm 5,5) : « La parole inclusa résonne comme choses étroites ; en revanche, ce qui est diffusé insinue une largeur [11] ».
Mais, avant tout, le don d’amour est cause de paix. Double est la paix. Extérieure, elle est concorde ou même santé [12]. Nous verrons plus bas combien la charité œuvre pour la communion, unit ceux qui s’aiment : « elle nous a fait un dans le Christ [13] ». Intérieure, la paix est repos. On sait à quel point les deux catégories de repos et d’inquiétude sont structurantes dans la pensée d’Augustin. L’amour seul conduit l’âme à son repos en l’unissant à ce qui est son bien. C’est ce qu’exposent aussi bien les catégories topographiques, cosmologiques qui, à mon sens, sont plus que des métaphores.
3’) Conséquences topographiques
Pour Augustin, l’amour, donc le don, est lié au lieu. Pour deux raisons. La première est que tout amour est une tendance, un mouvement ; or, le mouvement cherche son repos, la finalité dans laquelle il va pouvoir se reposer ; voilà pourquoi Augustin peut dire, dans une phrase célèbre : « mon poids, c’est mon amour ; je suis porté [14] ».
La seconde tient aux différents types d’affection. On le sait, pour Augustin, l’amour se porte soit vers le bien qu’est Dieu, soit vers le mal qu’est le péché ; or, Dieu est au-dessus de tout, il est celui vers lequel tout s’élève ; inversement et par conséquent, le mal est ce qui est inférieur, au-dessus : les connexions topographiques et éthiques sont fréquentes et spontanées, semble-t-il. Donc, l’amour s’inscrit forcément entre ces deux pôles : supérieur et inférieur. Précisément, « tout amour soit descend, soit monte. En effet, par le bon désir, nous sommes élevés vers Dieu, et par le désir mauvais, nous sommes précipités vers ima [15] ». Toute proche de cette analogie est celle, aussi contrastée des ailes et de la glu qu’Augustin emploie volontiers ; or, les ailes font monter alors que la glu fixe au sol, en bas. En effet, soit l’amour élève l’âme vers Dieu comme des ailes dans le ciel : « notre amour, ce sont nos ailes [16] ». Soit il attache l’âme aux seules choses terrestres : « l’amour des choses terrestres, c’est la glu des ailes spirituelles [17] ».
A cette topographie verticale se joint volontiers, sous la plume d’Augustin, une métaphore plus horizontale tirée des pieds. Son avantage est que la même réalité, à savoir l’organe corporel, peut aller dans un sens ou en sens contraire ; or, de même, l’amour peut s’approcher ou s’éloigner de Dieu :
« un seul et même homme qui se tient corporellement dans un lieu, lorsqu’il aime Dieu s’approche de Dieu, et aimant l’iniquité s’éloigne de Dieu : chaque fois, ce sont les pieds qui le meuvent, mais ils peuvent soit s’approcher soit s’éloigner [18] ».
A noter que les ailes, comme les pieds vont par paire ; or, celle-ci évoque souvent, pour Augustin, le double précepte de la charité : les pieds signifient « les deux préceptes de la charité, du Dieu et du prochain [19] ».
b) Les deux amours de Dieu et du prochain
La question des deux préceptes de la charité est longuement et souvent développée par Augustin [20].
1’) Nature des deux amours
a’) L’amour de Dieu
Que Dieu soit aimé ne saurait poser de problème pour le néoplatonicien que fut Augustin. En effet, l’amour se porte vers le bien ; or, Dieu est le bien suprême, « summum bonum » : somme de tous les biens, voilà ce que Dieu est pour nous. Dieu est pour nous le bien suprême. Rien en-dessous ne doit demeurer ; rien après ne doit être cherché ; tout autre [bien] est périlleux, tout autre [bien] est néant [21] ». Voilà pourquoi Dieu doit être aimé par-dessus tout. « Nous ne devons rien aimer de plus large [22] ».
C’est d’ailleurs ce que l’Écriture demande en Mt 22,37 : l’homme doit aimer Dieu « de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit ». En effet, ces trois caractéristiques correspondent à tout ce qui en nous vit [23], aux trois parties de l’âme : cœur, âme, esprit [24].
b’) L’amour du prochain
Augustin se fonde sur le commandement du Christ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même : Diliges proximum tuum tanquam te ipsum » (Mt 22,39 et //) dont il explique les différentes composantes : qui est mon prochain ? pourquoi l’aimer ? comment l’aimer?
1’’) Qui est mon prochain ?
Quelle est l’extension de la charité chrétienne ? Autrement dit, à qui s’adresse le don de soi ? Le prochain est identiquement tout homme : « Tout homme est le prochain de tout homme […] car rien n’est si proche de l’homme qu’un homme [25] ». Ce prochain inclut particulièrement l’inconnu et même l’ennemi : « Tout homme est le prochain de tout homme. Interroge la nature. Il est inconnu ? C’est un homme. Il est ennemi ? C’est un homme [26] ». Augustin rappelle au moins 110 fois le commandement du Christ : « Aimez vos ennemis ». (Mt 5,44 ; Lc 6,27)
2’’) Pourquoi l’aimer ?
Je suis appelé à aimer tout homme, notamment un ennemi pour deux raisons décisives. D’abord parce qu’il est un homme, parce qu’il partage avec nous la communauté de nature. Cette motivation est commune aux chrétiens et aux hommes, par exemple les stoïciens à qui Augustin emprunte l’argument : « Il faut concevoir le prochain non pas à partir d’une proximité de sang mais d’une société de raison [27] ». On peut aussi envisager cet argument d’un point de vue non plus synchronique mais diachronique, génétique : « Celui-ci est ton prochain qui est né avec toi d’Adam et Ève [28] ».
Ensuite et plus encore, parce qu’il est un frère. Augustin parcourt les différentes motivations de l’amour : « Je te demande pourquoi tu aimes ton ennemi : […] pour qu’il soit en santé durant cette vie ? Mais s’il n’y trouve pas avantage ! Pour qu’il soit riche ? Mais si les richesses sont pour lui cause d’aveuglement ! Pour qu’il se marie ? Mais si ce mariage doit lui rendre la vie amère ! » Seule solution : « Souhaite-lui d’avoir part avec toi à la vie éternelle ». Or, partager la même vie, c’est être frère du même père. Donc « souhaite-lui d’être ton frère. […] Quand tu l’aimes, c’est un frère que tu aimes ». Et s’il n’accueille pas la vie de la grâce, il s’agit de le désirer pour lui : « Ce qu’en effet tu aimes en lui, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit [29] ».
3’’) Comment l’aimer ?
Il s’agit d’aimer le prochain comme (tanquam) soi-même. Il y a là une pédagogie : « Pour que l’homme sache aimer le prochain comme lui-même, il doit d’abord s’aimer lui-même en aimant Dieu [30] ». Que veut dire tanquam ? Augustin parle parfois de « règle » : « De proximo inventa est tibi regula, quia inventus es proximo tuo par tu ipse […] Ad te ipsum, et comment tu t’aimes, ainsi aime le prochain [31] ».
Augustin donne un moyen lorsqu’il propose la règle d’or (cf. Mt 7,12), en positif comme en négatif, comme moyen de vivre l’amour du prochain. Augustin note d’ailleurs que cete « règle de l’amour » (regula dilectionis) est inscrite dans le cœur de tout homme [32].
Augustin donne aussi un moyen autant que l’acte de la charité, lorsqu’il dit que la charité de Dieu s’approche, comme le bon Samaritain s’approchant de l’homme blessé [33].
c’) L’amour de soi
Il se pose un problème. Suivant en cela la Bible, Augustin n’énumère que deux commandements de la charité : il n’y a pas un troisième amour qui serait l’amour de soi. Pourtant, dans nombre de texte, il parle de l’amour de soi, non d’un amor sui qui se distinguerait de la charité en étant tourné vers soi, mais d’un bon amour de soi [34].
D’abord, Augustin constate que l’amour de soi n’a pas besoin de commandement car il est spontané : chacun est naturellement porté à s’aimer lui-même : « même quand un homme sort de la vérité, il reste toujours en lui l’amour de lui [35] ».
Ensuite, Augustin distingue deux sortes d’amour de soi, selon qu’il est bon ou mauvais – nous retrouvons ainsi la distinction éthique qui, constamment affleure sous la plume du pasteur. Il y a un bon amour de soi par lequel l’homme aime Dieu « plus que » soi-même [36] et un mauvais amour de soi qui une préférence de soi à l’égard de Dieu [37] ; d’ailleurs, cette haine de Dieu entraîne haine du prochain [38] et haine de soi [39]. Autrement dit, il n’existe pas d’amour de soi qui soit neutre, indifférent à l’égard de l’amour de Dieu. Par conséquent, ce qui est dit de l’amour de soi est reconduit à ce qui fut dit de la caritas Dei : ou il est ouvert à Dieu et s’ouvre à plus que lui ce qui le bonifie ou il se préfère lui-même et se ferme à Dieu ce qui le rend malicieux.
2’) Les relations entre les amours
a’) Nécessité des deux amours
« Chaque précepte est ainsi […] qu’aucun d’entre eux ne peut être tenu sans l’autre [40] ». « Tu choisis l’amour du prochain : il ne sera pas véritable si Dieu n’est pas aimé. Tu choisis l’amour de Dieu ; il ne sera pas véritable, si le prochain n’est pas sous-entendu [41] ». La connexion nécessaire se prend pour des raisons différentes des deux côtés :
« Pour ceux qui comprennent bien les deux commandements se trouvent en chacun. Car celui qui aime Dieu ne peut pas mépriser celui qui ordonne d’aimer le prochain, et celui qui aime son prochain d’un amour saint et spirituel, qu’aime-t-il en lui si ce n’est Dieu [42] ? »
Le commandement de l’amour de Dieu est connecté à celui de l’amour du frère, au nom de l’objet directement visé ; mais le commandement de l’amour du frère est connecté à celui de l’amour de Dieu au nom de la source, de la cause du commandement : « Si tu n’aimes pas ton frère, comment aimes-tu celui dont tu méprises le commandement [43] ? » « Aime ton prochain et contemple en toi-même la source de ton amour [44] ». « ‘Dieu est charité’. Si donc tu aimes, aime la source de ton amour, et tu aimes Dieu [45] ».Nous reviendrons sur ce point esseniel.
b’) Ordre de perfection ou ordo præcipiendi
Très clairement, pour Augustin, il y a une hiérarchie dans l’amour. L’amour de Dieu est premier par rapport à l’amour de l’autre et de soi-même : la dilectio veut « jouir de Dieu pour lui-même et de soi-même et du prochain pour Dieu [46] ».
Précisément, « L’amour de Dieu est premier selon l’ordre du précepte [47] ». C’est ce que montre l’Écriture : bien entendu, Mt 22,37.39, et cela, dès le premier commentaire [48] ; mais aussi la prière de l’Epouse dans le Cantique : « ordinate in me caritatem : Ordonnez en moi la charité » (Ct 2,4) [49]. Autrement dit, l’amour est « ordonné [50] », c’est-à-dire hiérarchisé. L’argumentation, quant à elle, repose sur la hiérarchie des biens vers lesquels tend l’amour. Or, le bien se fonde sur l’être : plus un être est en acte, plus il est désirable. Donc, l’organisation axiologique est aussi un ordre ontologique.
c’) Ordre de manifestation ou ordo faciendi
Cependant, si l’amour de Dieu est ontologiquement premier, l’amour du prochain détient aussi une priorité. En effet, la phrase du commentaire de l’Évangile de saint Jean citée ci-dessus – « L’amour de Dieu est premier selon l’ordre du précepte » – s’achève ainsi : « mais l’amour du prochain est premier dans l’ordre de la pratique [51] ».
Comment entendre la distinction entre ces deux types d’ordre [52] ? Comment distinguer précepte et pratique ? Augustin fait appel à un critère de purification de l’amour : « en aimant le prochain, tu purifies ton œil pour voir Dieu [53] ». Il mentionne aussi la distinction classique de l’ordre de perfection (ou de nature) et de l’ordre de génération, précisément : ce qui est premier ontologiquement est dernier chronologiquement. « Commence donc par aimer ton prochain [54] ». Et certains textes du maître d’Hippone font de l’amour du prochain est un degré, un « gradus » vers l’amour de Dieu [55]. Mais ces distinctions ne rendent pas compte du sens ultime de l’ordo faciendis.
Celui-ci relève de la phénoménologie, mais d’une phénoménologie fondée sur une ontologie.
- En termes concrets, « l’amour du prochain exprime notre amour de Dieu [56] » : il le visibilise, le manifeste. Dans les termes de la pensée du don, le noyau de la dilectio proximi est la dilectio Dei et la dilectio proximi est la manifestation de la dilectio Dei. D’abord, car Augustin fonde ce primat dans l’ordre pratique en le référant à la parole de la Ia Ioannis : « Si tu n’aimes pas ton frère que tu vois, comment pourras-tu aimer Dieu que tu ne vois pas ? » (1 Jn 4,20) Or, la différence du visible et de l’invisible est d’ordre phénoménologique. De plus, Augustin dit parfois que la dilection d’autrui est un acte à travers lequel l’action de Dieu se lit : « lorsqu’on agit bien, nous saisissons Dieu agir par nous [57] ». Enfin, les deux explications précédentes s’éclairent à partir de la logique de la manifestation. L’ordre chronologique se fonde aussi sur l’ordre phénoménologique :
« Il faut donc recommander tout d’abord l’amour de Dieu et l’amour du prochain ensuite, mais on commence par l’amour du prochain pour parvenir à l’amour de Dieu, car, ‘Si tu n’aimes pas ton frère que tu vois, comment pourras-tu aimer Dieu que tu ne vois pas ?’ [58] ».
De même, le critère de purification est lié à la clarification de la vision. Il est en effet fondé sur la sixième béatitude : « Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu ». (Mt 5,8) que cite souvent Augustin [59].
- En retour, cette phénoménologie se fonde sur une ontologie, l’apparition sur un fondement. En effet, comme nous le disions plus haut, l’amour du prochain est à l’amour de Dieu comme l’acte à sa source, c’est-à-dire sa cause : « Aime ton prochain et contemple en toi-même la source de ton amour [60] ». Nul ne peut aimer l’autre sans que le Tout-Autre ne le lui donne. Or, l’ordre de la causalité, du fondement relève de la métaphysique. Pour le dire en une phrase qui joigne ces deux perspectives, phénoménologique et métaphysique, aujourd’hui trop disjointes : le prochain manifeste la cause intime d’aimer qui l’habite : Dieu.
d’) Unité des deux amours
Quelles que soient les distinctions, l’unité des deux amours demeurent l’enseignement le plus important et l’absolue nouveauté de l’Évangile, ce qu’une théologie morale du don ne doit jamais cesser de méditer : le Christ lui-même l’atteste (Mt 22,17.19) Mais comment deux dilections portant sur des objets aussi hétérogènes, essentiellement divers, peuvent-ils spécifier un même amour ?
Il faudrait ici analyser en détail le texte capital qu’est le livre 8 du De Trinitate. Dany Dideberg résume ainsi le syllogisme central démontrant l’unité des deux amours : « celui qui aime son frère, aime l’amour. Or, l’amour est Dieu puisque ‘Deus dilectio est : Dieu est amour’ (1 Jn 4,8.16). Donc, celui qui aime son frère, aime Dieu [61] ».
Le moyen terme est l’amour, c’est-à-dire l’acte d’aimer. En quoi consiste-t-il ? Augustin y distingue trois éléments : « [62] ? » En termes scolastiques : les deux termes que sont le sujet (l’amant) et l’objet (l’aimé, ce qui est aimé) et la relation les unissant, c’est-à-dire l’amour lui-même.
De plus, Augustin distingue non pas deux, mais trois amours, le troisième étant l’amour de l’amour, celui-ci étant commun aux, voire fondateur des deux autres amours, de Dieu et du prochain : « qui aime son frère aime Dieu ? Nécessairement il aime Dieu, nécessairement il aime l’amour même. Peut-il aimer son frère sans aimer l’amour ? Nécessairement il aime l’amour [63] ».
Cette doctrine de l’amour de l’amour est sans doute évangélique ; elle est aussi philosophique : la conception augustinienne de la charité est « la transposition, dans le contexte d’une pensée chrétienne, de la théorie platonicienne et plotinienne selon laquelle l’amour du Bien absolu est impliqué en tout connaissance et en tout vouloir humains [64] ».
Pascal Ide
[1] Sermon, 34, 3. « Amemus Deum de Deo ! »
[2] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 6, BA 72, p. 89.
[3] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 6, BA 72, p. 89.
[4] In Ioannis Evangelium, Tractatus 39, 5, BA 73a, p. 287.
[5] Cf. De spir. et litt., 32, 56 ; 33, 57 et 59 ; De perf. iust. hom., 5, 11 ; 10, 21 ; De gratia et libero arbitrio, 18, 37 à 19, 40.
[6] Cf. par exemple Epîtres, 82, 20 ; De Natura et gratia, 67 ; Ennar. in Ps., 67, 11.
[7] De Natura et gratia, 83 ; Perf. iustitia, 21.
[8] Sermo de dilectione Dei et proximi, § 14, Revue bénédictine, 102 (1992), p. 63-74, ici p. 73.
[9] In Epistolam Ioannis, Tractatus 5, 4, SC, p. 255.
[10] Cf. In Epistolam Ioannis, Tractatus 5, 12 ; Ennar. in Ps., 56, 1 ; 102, 3 ; In Ioannis Evangelium, Tractatus 84, 1.
[11] Sermon, 358, 4. « Verbum enim quod est, inclusa, quasi angustias sonat ; quod est diffusa, latitudinem insinuat ». Saint Thomas dit de même des effets contrastés de la tristesse et de la joie.
[12] « Hoc est ergo in membris Christi caritas, quod est in membris corporis sanitas ». (Sermon Denis, 19, 6)
[13] Ennar. in Ps., 140, 3. « Ipsa [caritas] unum nos fecit in Christo ».
[14] Confessions, L. 13, ch. 10. « pondus meum amor meus ; eo feror, quocumque feror ».
[15] Ennar. in Ps., 122, 1. « Omnis amor aut adscendit, aut descendit. Desiderio enim bono levamur ad Deum, et desidetrio malo ad ima praecitpitamur ».
[16] Ennar. in Ps., 103, 1, 13. « nostra dilectio pennæ nostræ sunt ».
[17] Sermon, 112, 6.
[18] Ennar. in Ps., 94, 2. « Unus ergo idemque homo corpore stans uno loco, et amando Deum accedit ad Deum, et amando iniquitatem recedit a Deo ; nusquam pedes movet, et tamen potest et accedere et recedere ».
[19] Ennar. in Ps., 33, 2, 10. « duo præcepta diectionis, Dei et proximi ».
[20] Cf. les développements très précis de Dany Dideberg (art. « Caritas », c. 731-741) dont je vais très largement m’inspirer.
[21] De moribus, 1, 13. « Bonorum summa, Deus nobis est. Deus est nobis summum bonum. Neque infra remanendum nobis est, neque ultra quæredum : alterum enim periculosum, alterum nullum est ».
[22] De moribus, 1, 18. « ut nihil amplius diligere debeamus ».
[23] « De tout ce qui en toi vit » (Sermon Wilm. 2, 3. « ex toto, quod in te vivit »)
[24] De Doctrina christiana, L. 1, 21.
[25] Disc. chr., 3. « Proximus est omni homini omnis homo […] Nihil tam proximum, quam homo et homo ».
[26] Sermon Denis, 16, 1. « Omni homini proximus est omnis homo. Interroga naturam. Ignotus est ? Homo est. Inimicus est ? Homo est ».
[27] Cf. Ep., 155, 14.
[28] Ennar. in Ps., 25, 2, 2. « Proximus tuus ille est, qui tecum natus est ex Adam et Eua ».
[29] In Ioannis Epistolam, Tractatus 8, 10, p. 361. « Non enim amas in illo quod est ; sed quod vis ut sit ».
[30] Ennar. in Ps., 118, 8, 2.
[31] Disc. chr., 3.
[32] Cf. De vera religione, 87.
[33] Cf. De doctrina christiana, 1, 33.
[34] Sermon Wilm., 2, 4.
[35] De Doctrina christiana, L. 1, 27. « quantumlibet enim homo excidat a veritate, remanet illi dilectio sui ».
[36] Ep., 155, 10. « plus quam te ».
[37] On se souvient du mot fameux de la Cité de Dieu : « l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu ». (Cité de Dieu, L. 14, 28 : « amor sui usque ad contemptum Dei ».)
[38] L’amour dévié entraîne l’autre à sa perte : « aimant ainsi le prochain, tu conduis à l’iniquité, et ton amour laqueus sera les aimés ». (Ennar. in Ps., 140, 2 : « ita et proximum diligens, ad iniquitatem duces, et dilectio tua laqueus erit dilecti »)
[39] C’est l’exemple de la parabole du fils prodigue : à se préférer à Dieu, on se perd tôt ou tard. En effet, en ne préférant pas Dieu, on aime un autre bien qui est iniquité ; or, « qui […] aime l’iniquité, hait son âme » (De Trinitate, L. 14, 18 : « qui […] diligit iniquitatem, odit animam suam ») C’est ce qui se passe lorsqu’on place son amour dans un bien qui déçoit, ici l’argent (cf. le commentaire d’Augustin sur 2 Tm 3, 2 : Sermon, 330, 3).
[40] Exp. Gal., 45. « Utrumque præceptum ita […] ut neutrum sine altero possit teneri ».
[41] Sermo de dilectione Dei et proximi, § 13, Revue bénédictine, 102 (1992), p. 63-74, ici p. 73.
[42] In Ioannis Evangelium, Tractatus 65, 2, trad., BA 74a, p. 201. « Bene intelligentibus utrumque invenitur in singulis. Nam et qui diligit Deum, non eum potest contemnere præcipientem ut diligat proximum ; et qui sancte ac spiritaliter diligit proximum, quid in eo diligit nisi Deum ? »
[43] In Ioannis Epistolam, Tractatus 9, 11, trad., SC 75, p. 404.
[44] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 8, BA 72, p. 95.
[45] Sermo de dilectione Dei et proximi, § 12, Revue bénédictine, 102 (1992), p. 63-74, ici p. 72.
[46] De Doctrina christiana, L. 1, 28-29.
[47] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 8, BA 72, p. 95. « Dei dilectio prior est ordine præcipiendi ».
[48] De Mor., 1.
[49] La Cité de Dieu, L. 15, 22, BA 36, p. 140 ; Sermon 21, 3 ; 37, 16.23 ; 100, 2, etc.
[50] De Doctrina Christiana parle de « dilectio ordinata » (1, 28 ; cf. aussi Contra Faustum, 22, 28.78).
[51] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 8, BA 72, p. 95. « proximi autem dilectio prior est ordine faciendis ».
[52] Cf. les différentes hypothèses émises par Dany Dideberg (art. « Caritas », c. 737-740), dont aucune ne me paraît décisive.
[53] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 8, BA 72, p. 95. Cf. Note complémentaire 6, « Charité fraternelle et purification du cœur », p. 725-726.
[54] Ibid.
[55] Mor., 1, 48 ; De Musica, 6, 46 ; Contra Adim., 6.
[56] In Ioannis Evangelium, BA 72, Note complémentaire 5, « Les deux ‘ordres’ de la charité », p. 725.
[57] De animæ quant., 78. « cum bene agitur, Deum per nos agere intellegamus ».
[58] Sermon 265, 8 et 9, PL 38, 1223.
[59] Cf. par exemple In Ioannis Evangelium, Tractatus 1, 19 ; 3, 18 ; 18, 6 ; 19, 16 ; etc.
[60] In Ioannis Evangelium, Tractatus 17, 8, BA 72, p. 95.
[61] Dany Dideberg, art. « Caritas », c. 738.
[62] De Trinitate, L. 8, 12. « Quid est autem diletio vel caritas quam tantopere scriptura divina laudat et prædicat nisi amor boni ? Amor autem alicuius amantis est, et amore aliquid amatur. Ecce tria sunt, amans et quod amatur et amor. Quid est ergo amor nisi quædam vita duo aliqua copulans velu copulari appetens, amantem scilicet et quod amatur ? »
[63] In Ioannis Epistolam, IX, 10, SC 75, p. 401.
[64] Paul Agaësse, Introduction à In Ioannis Epistolam, SC 75, p. 51.