La Dentellière, le roman de Pascal Lainé, est volontiers interprété comme la fine description d’un personnage en quelque sorte prélapsaire, ou, systémiquement, comme l’opposition entre le monde naturel symbolisé par Pomme et le monde civilisé symbolisé par Aimery. Plus profondément, il me paraît offrir une tragique illustration de deux dysfonctionnements symétriques du don (ce que les Anglosaxons appellent les pathologies de l’altruisme) : l’excès et le défaut, le premier étant illustré par l’héroïne et le second par le héros.
Pascal Lainé n’est pas seulement fasciné par celle qu’il appelle, tout simplement, Pomme (sans autre prénom, ni nom de famille), il l’aime [1]. Sa naturalité trop déterministe, son immédiateté trop peu réflexive, sa bonté trop indemne de faiblesse, en font un être intouché par la faute originelle. Et cela d’autant qu’elle est opposée à Aimery de Béligné, non pas tant par le milieu, la culture, la géographie culturelle (Paris versus province), que par la personnalité toute en médiation artificielle et en narcissisme. Toutefois, derrière cette description rousseauiste qui oppose, de manière naïve, la bonne nature et la société corruptrice, une description du don de soi, pas totalement conscient, de Pomme rencontrant l’égoïsme, pas totalement inconscient, d’Aimery :
« Il ne pouvait pas simplement ignorer le mal qu’il faisait à Pomme. Elle n’avait rien demandé de lui, peut-être, sauf d’accepter l’offrande qu’elle lui faisait de sa personne : il s’avisait maintenant qu’elle lui avait extorqué quelque chose d’énorme. Et lui, il n’avait pas eu le courage de retenir la jeune fille au bord du don de soi ; il l’avait laissée faire [2] ».
L’offrande que Pomme fait d’elle-même est telle que sa maladie, loin d’être une fuite de sa souffrance, devient l’expression de son amour. Et, quand, enfin, Aimery se décide à la rencontrer, la jeune fille invente des rencontres avec d’autres hommes que lui afin de le déculpabiliser. Dès lors, dans cette immolation, l’achèvement (la fin) du roman devient l’achèvement (l’accomplissement) de l’amour :
« Alors mon angoisse d’avoir peut-être été le seul s’est atténuée. La Dentellière m’a considéré pendant quelques secondes, avec un sourire d’une tendresse presque maternelle. Il m’a semblé qu’elle avait deviné mon angoisse, et qu’elle avait pitié de moi [3] ».
Autant Pomme est donnée jusqu’à imprudemment s’immoler à celui qui ne se donne pas en retour, autant Aimery se garde jusqu’à justifier sa réserve et s’illusionner lui-même.
Certes, il tombe amoureux. Mais l’amour en son premier élan, même le coup de foudre sont imprégnés de narcissisme à leur insu : « Pomme l’avait immédiatement séduit, il n’aurait pas su dire pourquoi. Ce qu’il pensait trouver en elle, il ne l’avait jamais cherché. Il ignorait même ce que c’était […]. Le mystère de Pomme, il le mettait à sa mesure, à lui ». Elle est « le prétexte, libre, de son rêve et de son besoin d’elle [4] ». Sans naïveté, l’auteur note que c’est la solitude éprouvée comme un esseulement qui transforme aussitôt une rencontre en promesse de vie commune : Aimery de Béligné et Pomme « ne sentaient pas que dans cette solitude, moins d’une heure après qu’ils s’étaient rencontrés, résidait le possible désir d’une vie à deux [5] ».
Certes, l’on pourrait accuser Pomme d’être trop pauvre pour rejoindre la richesse culturelle et sociale d’Aimery et d’être trop naïve pour ne pas en avoir conscience. Mais Pascal Lainé exprime avec une rare bonheur d’expression, combien cette pauvreté apparente n’est jamais séparée d’une richesse réelle qu’il appartient à l’aimé de découvrir à l’héroïne elle-même : « Ce sont de pauvres filles. Elles savent elles-mêmes qu’elles sont de pauvres filles. Mais pauvres seulement de ce qu’on n’a pas voulu découvrir en elles [6] ». Et de préciser quelques lignes auparavant : « Parce qu’elle était de ces âmes qui ne font aucun signe, mais qu’il faut patiemment interroger ».
L’auto-centration du jeune homme s’atteste surtout en creux dans son « insupportable culpabilité [7] », cette intime responsabilité (« Il se rendait bien compte qu’il était vaniteux ») étant aussitôt recouverte par une justification encore plus insupportable : « Alors il se disait que cette vanité, puérile […] n’était que l’autre face d’une grande timidité [8] ». Et que l’on n’aille pas à notre tour l’excuser. Pomme a trop de consistance pour ne pas avoir été réelle, la culpabilité d’Aimery est trop palpable pour ne pas avoir été celle de l’auteur (« Pour Aimery, pour l’auteur de ces lignes, pour la plupart des hommes, ce sont des êtres de rencontre, auxquels on s’attache un instant [9] ») qui s’en débarrasse dans un acte d’écriture, pourtant répudié au nom de son hypocrisie [10]. En effet, l’écriture ne guérit de la blessure amoureuse que par souci narcissique de se débarrasser d’un souvenir rendu encombrant par la culpabilité résiduelle :
« Un soir, tout d’un coup, il eut une illumination. Il avait trouvé le moyen de vider sa querelle avec les choses du monde. Il écrirait ! Il serait écrivain (un grand écrivain). Pomme et ses objets seraient enfin réduits à sa merci. Il en disposerait à sa convenance. Il ferait de Pomme ce qu’il en avait rêvé : une œuvre d’art [11] ».
Suprême coquetterie : en se mettant en scène dans son héros, Pascal Lainé a prévenu les critiques qui l’accuseraient d’instrumentaliser non seulement son héroïne, mais aussi son lecteur, entraînés malgré lui, dans cette auto-thérapie. Du moins est-il excusé de brosser ce tableau impossible en reconnaissant le mystère de sa dentellière et son incommensurabilité : « en se saisissant de ce personnage, […] l’écrivain n’a su faire que l’abîmer [12] ».
Pascal Ide
[1] Voilà pourquoi la relation amicale de Pomme avec Marylène prend autant de place que la relation amoureuse avec Aimery.
[2] Pascal Lainé, La Dentellière, coll. « Le Chemin », Paris, Gallimard, 1974, p. 144. C’est moi qui souligne.
[3] Ibid., p. 176.
[4] Ibid., p. 90. Cf. la suite du passage.
[5] Ibid., p. 88.
[6] Ibid., p. 146. C’est moi qui souligne.
[7] Ibid., p. 176.
[8] Ibid., p. 160.
[9] Ibid., p. 146.
[10] Cf. Ibid., p. 162-163.
[11] Ibid., p. 163-163.
[12] Ibid., p. 84.