La cosmologie théologique d’Olivier Clément

La théologie orthodoxe russe présente plusieurs caractéristiques à l’égard de la théologie catholique, notamment celle qui se développe depuis un peu moins de siècle : elle unit discours et liturgie ; elle se place d’emblée du point de vue de l’eschatologie, c’est-à-dire de la gloire, déjà présente ; elle se méfie d’une vision sécularisée qui découple l’approche de l’homme et de la nature de la perspective divine ; elle accorde une grande place à la nature ; etc. Nous allons illustrer ce dernier point à partir d’un théologien orthodoxe les plus fameux en France, Olivier Clément. Je me contenterai de tisser des citations suggestives, citations qui appelleraient un commentaire et un développement organique [1].

1) Caractéristiques générales

Il existe une cosmologie chrétienne :

 

« Du 8e chapitre de l’épître aux Romains à la patristique, et de celle-ci aux aspects durables de la philosophie religieuse russe contemporaine, en passant par le palamisme et la Philocalie, la grande tradition orthodoxe est formelle : il existe une cosmologie chrétienne et c’est une connaissance que nous recevons dans la foi [2] ».

 

Cette cosmologie prend d’abord la forme de la « théôria physikè » dont Maxime fut un maître. « La contemplation de la nature constitue un aspect majeur de la spiritualité chrétienne traditionnelle [3] ». En effet, la foi chrétienne propose une perspective qui lui est propre. Par exemple, « le sens métaphysique de la terre ne se révèle qu’à une gnose anthropologique et cosmologique, sens non seulement de la Terre comme planète, mais de la Terre pancosmique, de sorte que s’éclaire la relation symbolique de l’homme aux planètes du système solaire, au soleil lui-même et aux nébuleuses les plus lointaines [4] ».

Cette perspective se retrouve chez les Pères grecs :

 

« Un saint Grégoire de Nysse, un saint Maxime le confesseur, auxquels nous nous référons sans cesse, ont élaboré une théorie dynamique de la matière qui permet de prendre au sérieux – au niveau d’une intelligibilité supérieure – les données scripturaires concernant la portée cosmique de la chute, les miracles du Christ, sa corporéité pneumatique après la Résurrection, la résurrection des corps et son anticipation dans la sainteté [5] ».

 

Notons enfin un trait propre de la cosmologie propre à la tradition orthodoxe russe vis-à-vis de la ligne grecque à la suite d’une observation de Tomas Spidlik : ce qu’il appelle « La dévotion de la Terre-Mère humide ». En effet, contrairement au sol désertique du Moyen-Orient, la terre russe est humide.

 

« L’homme n’est pas le roi de la terre mais son fils […]. La plus grande souffrance de la terre vient du malheur le plus grave : le péché […]. De cette ancienne mythologie unie à la foi chrétienne découlent trois caractéristiques principales pour la mentalité russe : le sentiment de la responsabilité universelle pour le bien et le mal, la vision eschatologique du monde vivifié, dialogal où toute hétérogénéité est dépassée, enfin, troisième caractéristique, l’imagination populaire qui cherche à unir la vie de la terre avec le mystère de la Mère de Dieu [6] ».

 

Entrons maintenant dans le détail en considérant successivement la nature et l’homme.

2) Le cosmos

a) La structure ontophanique de la réalité

« L’approche originellement chrétienne du cosmos est sacramentelle [7] ».

« La théologie orthodoxe de la création souligne d’une part, avec toute la théologie chrétienne, la densité propre du créé […], d’un autre côté et d’une manière non moins radicale, l’orthodoxie souligne la transparence du créé, la présence des énergies divines à sa racine même [8] ».

Cette constitution ontophanique et même théophanique est dynamique :

 

« Le dynamisme de la création consiste à conduire la matière à s’ouvrir progressivement à des réalités toujours plus élevées, car stérile en elle-même, la matière peut pourtant par la fécondation de Dieu donner naissance à la vie ; celle-ci à l’homme ; et ce dernier au Dieu-homme. Le Christ en fait est né de la Vierge Marie et de l’Esprit Saint. Le créé, par ses élévations progressives, a pour but de dépasser les limites de l’espace, de s’élever jusqu’aux dimensions infinies de l’incréé ; de dépasser aussi les limites du temps, de progresser jusqu’à l’éternité [9] ».

b) La présence latente de Dieu dans la matière

« La terre n’est pas seulement celle qui enfante, mais celle qui est appelée à enfanter Dieu, celle qui porte en soi, potentiellement, l’Incarnation divine [10] ».

Cette transparence se dédouble en quelque sorte : la matière est transparence de l’esprit et celui-ci transparence de Dieu. De plus, la diaphanéité présente une dipolarité : révélatrice et effective. Voilà pourquoi « l’univers est appelé à devenir eucharistie [11] ». Telle est la vocation première de la nature : être offrande pour Dieu.

La raison ultime de cette « sainteté de la terre » est liée à la Sophia telle que l’interprète Serge Boulgakov, l’un des maîtres d’Olivier Clément :

 

« Dans La lumière sans déclin, Boulgakov décrit la Sophia comme la limite transparente entre Dieu et le monde […]. La Terre devient le symbole du ‘néant’ qui reçoit le flot de la Sophianité et constitue ainsi une Sophia en puissance […]. La Terre symbolise la ‘Sophia cosmique’, le principe féminin du monde créé […]. Et cette Terre appelle la divinisation [12] ».

c) La dévotion à la Terre-Mère humide

La dévotion à la Terre-Mère humide dont nous avons parlé ci-dessus explique le geste mystérieux d’Aliocha après la mort de Zosime, geste qui scelle sa conversion définitive.

Cette réalité permet d’assumer une vérité affirmée de manière archaïque par les grandes religions païennes : « La Terre apparaît comme le principe féminin du monde créé. Elle est la Grande Mère des religions archaïques ». Or, « ce sens de la terre sacrée, de la terre paradisiaque, est profondément russe [13] ».

La clé est fournie dans un autre texte de Dostoïevski, les Démons, par

 

« les paroles de la ‘Boiteuse’ : ‘La Mère de Dieu, qu’est-ce, selon toi ? – La grande Mère, lui répondis-je, l’espérance du genre humain. Oui, reprit-elle, la Mère de Dieu est la Grande Mère, la grande Terre humide, et cette vérité contient une immense joie pour tous les hommes [14] ».

d) La vibration

En harmonie avec Dieu, le monde lui-même s’harmonise au point d’en devenir vibrant :

 

« La créature, passage perpétuel du néant à l’être dans l’aimantation de l’infini, est ce mouvement dans lequel sont simultanément donnés le temps, l’espace, les structures de la matière : ‘ce monde est un semi-être toujours fluent, en devenir et vibrant : et, au-delà, l’oreille sensible perçoit une autre réalité’ (Paul Florenski) [15] ».

3) L’homme

Tel étant le mystère (théophanique) du cosmos, comment l’homme s’y disposera-t-il ?

a) La contemplation

L’acte qui ouvre l’homme à cette cosmologie est la contemplation du Christ dans la nature : « Le but de la ‘contemplation de la nature’ est de déceler les véritables ‘raisons’ des choses où s’exprime le Logos comme Raison ou Sagesse divine [16] ».

b) La purification

Pour pouvoir communier à la présence de Dieu dans la création, il est nécessaire d’avoir un cœur pur :

 

« Théôria physikè : c’est l’intuition des choses divines dans et à travers le reflet de Dieu dans la nature et dans les symboles de la révélation. Elle présuppose la purification complète du cœur par une longue préparation ascétique qui, à terme, a libéré l’âme de la sujétion à la passion et par suite, des illusions générés par l’attachement passionné aux choses extérieures [17] ».

 

La pureté requiert elle-même la pratique d’une vigilante « garde du cœur » [18]. Alors, la personne parvient à l’expérience d’Aliocha rappelée ci-dessus ou celle de l’iconographe que montre Tarkovski dans André Roublev.

c) L’offrande eucharistique

Comme saint Maxime, Olivier Clément insiste sur l’importance « de recueillir ‘les logoï spirituels des êtres’, non pour se les approprier, mais pour ‘les présenter à Dieu comme des offrandes de la part de la création’ [19] ».

Ainsi l’écologie devient eucharistique : « La bénédiction [sur la nourriture], le respect de la terre, la soumission à toute vie dans sa féconde beauté, le partage avec les pauvres, nous devons tout faire converger pour préparer la transformation de la terre en eucharistie [20] ».

d) La communion sponsale

Cette cosmologie est au service de l’anthropologie. « La cosmologie est subordonnée à l’anthropologie [21] ». Cette idée vient de Vladimir Lossky : « Pour Lossky, cosmologie est incluse dans l’anthropologie et non l’inverse [22] ». En effet, « c’est la capacité de communion de l’homme qui conditionne l’état de l’univers [23] ».

Même au service de l’homme, la nature est appelée à entrer en communion avec lui. Aussi Clément parle-t-il du « rapport nuptial [24] » entre l’homme et le cosmos.

4) Cosmologie pratique

Cette cosmologie contemplative ouvre sur une attitude pratique.

a) Diagnostic : la domination

Pour Clément, la technique pose un problème spirituel :

 

« La technique a détruit la sagesse paysanne, ruiné nos villages, hypertrophié les banlieues de laideur et de haine (s’il n’y a plus de beauté, les hommes ne peuvent que se haïr), violenté la terre, préféré la conquête et l’épuisement de l’espace au respect des lentes maturations [25] ».

 

Ce n’est pas la technique en elle-même qui est problématique, mais son absolutisation : elle conduit à l’aliénation de l’homme. « Ce n’est pas la technique qui doit avoir le dernier mot […]. Elle n’est pas un destin, elle sera ce que nous en ferons [26] ». La relation nuptiale a laissé place à une relation de domination.

b) Remède : la liturgie

Comment s’arracher à cette domination aliénante ? Par la liturgie orthodoxe. En effet, celle-ci « actualise d’une manière voilée mais réelle le corps glorieux du Sauveur [27] ». Or, loin de n’intéresser que l’homme, elle concerne aussi le cosmos : « Par la liturgie, l’homme découvre le monde transfiguré en Christ et désormais collabore à sa métamorphose définitive [28] ». Elle en manifeste la structure sacramentelle, donc ontophanique : si

 

« nous considérons le culte en général et la leitourgia chrétienne en particulier, il nous faut admettre que le principe même sur lequel ils sont fondés et qui a déterminé et façonne leur développement, est celui du caractère sacramentel du monde et de la place de l’homme dans le monde. Le mot sacramentel signifie ici que l’intention fondamentale et première, qui non seulement s’exprime dans le culte mais dont le culte tout entier est réellement le ‘phénomène’, à la fois comme effet et comme expérience, est que le monde tant dans sa totalité comme cosmos que dans sa vie et son devenir comme temps et histoire, est une épiphanie de Dieu, un moyen de sa révélation, de sa présence et de sa puissance [29] ».

Pascal Ide

[1] Certaines citations sont tirées de la thèse d’Olivier Peyron, La question de l’homme chez Olivier Clément (1921-2009) comme locus theologicus entre Orient et Occident. Regard anthropologique sur la post-modernité par un auteur de la théologie russe en France, Rome, Institut Pontifical Oriental, faculté des sciences ecclésiastiques orientales, 2012, p. 121-156.

[2] Olivier Clément, « Le sens de la terre : notes de cosmologie orthodoxe », Contacts, 19, n° 59-60 (1967), p. 252-323, ici p. 252.

[3] Olivier Clément, Questions sur l’homme, Paris, Stock, 1972, réédité, Québec, Anne Sigier, 1986p. 160.

[4] Olivier Clément, « Le sens de la terre… », p. 266.

[5] Ibid., p. 268.

[6] Tomáš Špidlík, L’idée russe. Une autre vision de l’homme, coll. « Pubblicazioni del Centro Aletti », Troyes (4 rue Suchetet, 10 000), Éd. Fates, 1994, p. 199-200.

[7] Olivier Clément, Le visage intérieur, Paris, Stock, 1978, p. 104.

[8] Olivier Clément, « Le sens de la terre », p. 256.

[9] P. Nellas, « Les chrétiens dans un monde en création », Contacts, 29 (1977) n° 99, p. 200.

[10] Olivier Clément, « La sophiologie de Boulgakov comme intégration des religions cosmiques », Contacts, 52 (2000) n° 191, p. 204-210, ici p. 209.

[11] Olivier Clément, « Petite introduction à la connaissance de l’Eglise orthodoxe », Contacts, 51 (1999) n° 188, p. 295.

[12] Olivier Clément, L’œil de feu. Deux visions spirituelles du cosmos, coll. « Hermès » n° 5, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1994, p. 88.

[13] Olivier Clément, « La sophiologie de Boulgakov… », p. 207.

[14] Ibid., p. 207-208.

[15] Olivier Clément, Questions sur l’homme, , p. 147.

[16] Olivier Clément, L’œil de feu, p. 84.

[17] Thomas Merton, L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation, 1959, trad. Micheline Triomphe, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 2010, p. 127.

[18] Olivier Clément, Sources. Les mystiques des origines, Paris, Stock, 1982, rééd. Paris, DDB, 2008, p. 203.

[19] Olivier Clément, « Le sens de la terre… », p. 295. Citant Maxime le Confesseur, Mystagogie, II, 697 d- 700a.

[20] Ibid., p. 297.

[21] Ibid., p. 255.

[22] Olivier Clément, « La théologie de l’homme chez Vladimir Lossky », Contacts, 31 (1979) n° 106, p. 190-205, ici p. 199.

[23] Olivier Clément, « Le sens de la terre… », p. 269.

[24] Par exemple, Ibid., p. 300.

[25] Olivier Clément, L’œil de feu, p. 23.

[26] Olivier Clément, « Tenter d’être chrétien aujourd’hui », Contacts, 39, n° 139 (1987), p. 205-233, ici p. 230.

[27] Olivier Clément, L’Église orthodoxe, coll. « Que sais-je ? » n° 949, Paris, p.u.f., 1961, 92020, p. 86. Souligné dans le texte.

[28] Olivier Clément, Questions sur l’homme, p. 159.

[29] Alexandre Schmemann, « Le culte divin à l’âge de la sécularisation », Istina, 20 (1973) n° 4, p. 403-417, ici p. 405-406.

25.5.2024
 

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