« Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1,14), exhorte Jésus, nouveau Jonas. La conversion est un acte sans retour, sans retard et sans restriction.
- La conversion est un acte sans retour, pas au sens où elle serait irréversible, mais au sens où elle est sans retour sur soi.
Le grand théologien allemand au nom italien Romano Guardini a grandi dans une famille croyante. Alors qu’il est étudiant à Munich, il va vivre en 1905 une crise qui va ébranler sa foi en profondeur :
« Mes convictions religieuses se mirent à chanceler – raconte-t-il dans son autobiographie. […] Quand je m’apprêtais à dire ma prière du soir, je ne savais pas à qui je devais l’adresser. Maintes fois, si grotesque cela puisse paraître, je me remémorai une preuve de l’existence de Dieu, pour être sûr qu’il existait un Dieu que je puisse prier. Un soir, je me mis à discuter avec un autre étudiant […] de questions religieuses. Je lui exposai les arguments usuels en faveur de l’existence de Dieu et il les réfutait, en alléguant les raisonnements de la critique kantienne. C’est alors que toute ma foi se volatilisa ou, plus exactement, je me rendis compte que je n’en avais plus aucune [1] ».
Il vaut la peine de relever la cause de cette volatilisation. D’un mot, Kant insiste sur l’autonomie, celle de la liberté, comme celle de la raison (c’est le « Aude sapere : ose savoir [par toi-même] » de son écrit sur les Lumières), au point de réduire l’idée de Dieu à quelque chose d’inconnaissable et son existence à un postulat de la raison pratique. Bref, l’homme peut vivre et se comprendre sans Dieu.
Quelque temps après, Guardini se rend en vacances à Mayence avec son ami Karl Neundörfer. Ils échangent sur la foi. C’est alors que se produit un événement imprévu :
« Je me souviens, comme si c’était hier, de cette heure. Cela se passa dans ma petite chambre sous les combles de la maison de mes parents située dans la Gonseheimer Strasse. Karl Neundörfer et moi-même avions parlé des questions qui nous préoccupaient l’un l’autre, et ma dernière parole avait été : ‘‘Finalement, tout se ramènera sans doute à l’adage : ‘Qui veut conserver son âme, la perdra ; qui l’abandonne, la recevra’.’’ J’eus alors le sentiment que je tenais vraiment ‘tout’ entre les mains, comme sur les plateaux d’une balance en état d’équilibre : ‘Je peux la faire pencher vers la droite ou vers la gauche. Je peux abandonner mon âme, ou je peux la conserver’. C’est alors que je fis pencher la balance vers la droite. Ce fut un instant de calme parfait. Il n’y eut ni tremblement, ni illumination, et même pas un quelconque éprouvé. C’était l’intuition parfaitement claire : ‘C’est ainsi’, aussitôt suivie du mouvement imperceptible et silencieux : ‘Qu’il en soit ainsi !’ Puis je sortis et l’appris à mon ami. Or, en lui aussi, quelque chose de semblable s’était sans doute produit. […] Les jours suivants, je fus très heureux, d’un bonheur calme et serein. Je n’ai jamais été un homme des grands émois. Chez moi, tout est toujours quelque peu réservé [2] ».
L’adage « Qui veut conserver son âme, la perdra ; qui l’abandonne, la recevra » est en fait une parole de Jésus dans le premier évangile (Mt 10,39). En la citant, Guardini montre implicitement que la personne se trouve face à une bifurcation : soit se centrer sur elle-même, soit trouver son centre hors d’elle-même, c’est-à-dire, ultimement, en Dieu. Or, s’il avait perdu la foi en optant pour le premier chemin, le jeune homme la retrouve en s’ouvrant au second. Et que l’on n’objecte pas que se désapproprier de soi ou se perdre est le contraire de s’approprier ou se trouver, donc de la liberté. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : « À quel point tout accomplissement personnel repose sur cette capacité de se détacher de soi-même – répond Guardini, non sans paradoxe –, découle aussi de la formule que le christianisme a forgé pour la désigner : liberté [3] ». Onze ans plus tard, en 1916, alors qu’il est maintenant prêtre et vicaire en paroisse, il rédige son premier écrit qui s’intitule significativement « L’obéissance religieuse » où il commente le verset de saint Matthieu cité ci-dessus. Aujourd’hui, nous sommes face à deux options : vivre pour soi ; se donner à l’autre, ce qu’il ne peut faire sans l’aide du Christ et la médiation de l’Église (c’est la suite de son chemin [4]).
- La conversion est sans retard.
« Seigneur, donne-moi la chasteté et la continence », priait saint Augustin qui ajoutait : « Mais ne le fais pas tout de suite [5] ». Et l’on peut remplacer la chasteté par la douceur, la patience, la fidélité, l’honnêteté, etc. La conversion, c’est comme le régime, c’est pour demain !
En ce moment, au cinéma passe un film sobre et beau, La vie mystérieuse de Mademoiselle Fran. Il raconte l’histoire de Fran, une employée de bureau dans une petite entreprise portuaire de l’Oregon. D’une timidité maladive, cette célibataire mène une existence millimétrée, dénuée de toute fantaisie, millimétrée, contrôlée, figée. Mais, quand une de ses collègues part à la retraite, arrive son remplaçant, Robert, une recrue sympathique, qui fait mine de s’intéresser à elle. Or, le plus important, ce n’est pas ce qui arrive au dehors, mais ce qui va arriver en cette femme qui n’est encore jamais tombée amoureuse. Elle qui maîtrise tout, va-t-elle enfin être capable de s’ouvrir du dedans à cette nouveauté ?
« Vivre, c’est changer – disait le cardinal Newman. Être parfait, c’est-à-dire saint, dans son vocabulaire, c’est avoir changé souvent ». Donc, ne pas retarder indéfiniment. Déjà, nous procrastinons dans la vie courante [6]. Qui n’a pas placé en dessous de sa to-do-list une chose qu’il sait devoir faire, mais qu’il ne veut pas regarder en face ? Avec les mille justifications que notre imagination invente. C’est encore plus vrai dans la vie spirituelle : qui ne temporise, retarde indéfiniment d’aller se confesser ou de s’engager dans sa paroisse ou de faire des maraudes ou d’enfin mettre en place un temps quotidien de prière ou de faire la démarche pour se réconcilier avec un proche… ?
- La conversion est sans restriction.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Le cardinal Henri de Lubac rappelle une maxime de saint Ignace : « S’adresser à Dieu comme si tout dépendant uniquement de lui, agir comme si tout dépendant uniquement de nous ». Et il commente : tel est
« le paradoxe qui est au fond de la vie chrétienne, toujours le même sous des aspects multiples. […] Partout, qu’il s’agisse de doctrine, d’apostolat, de conduite extérieure ou d’activité spirituelle, cette loi se vérifie. L’histoire de l’Église nous rappelle par maints exemples que les déviations les plus graves sont le fait, non d’une inspiration basse et perverse, mais de l’abandon exclusif à une tendance, d’ailleurs excellente. […] Fascinés par une vérité, nous oublions la vérité compensatrice, et l’ardeur même de notre effort risque lors de nous fourvoyer. Le meilleur peut engendrer le pire. Plus une âme est généreuse, plus l’œuvre à laquelle ele se consacre est haute, plus aussi le danger est grand [7] ».
Le chemin de notre conversion ne consiste donc pas à nier ce que nous voyons, mais à l’enrichir de ce que nous ne voyons pas encore. Un thérapeute familial raconte que, lorsqu’il reçoit un couple, il installe un dé (un gros dé !) entre les deux époux et il leur demande quelle est la face que l’autre voit. Bien évidemment, ils ne savent pas. Puis, il leur demande s’ils peuvent voir à la fois leur face du dé et celle du conjoint. Là encore, la réponse est négative.
Dans la foi chrétienne, il s’agit de tenir des vérités paradoxales : Dieu est à la fois un et trois ; Jésus est à la fois vrai Dieu et vrai homme ; l’Église est sainte et composée de pécheurs ; l’Écriture est inspirée par l’Esprit-Saint et écrite par des hommes ; etc. Il en est de même dans la vie chrétienne où il s’agit de tenir ensemble : la vérité et la miséricorde – « Va, et ne pèche plus » (Jn 8,11) – ; don de soi et soin de soi-même ; abandon à Dieu et responsabilité ; ouverture des frontières aux migrants et souci de la souveraineté nationale ; etc. Or, souvent, nous sommes plus inclinés vers l’un des pôles. Par exemple, nous confessons plus la divinité de Jésus que son humanité ; nous sommes plus portés à faire miséricorde qu’à dire ce qui est vrai et juste.
Il en va de même dans la conversion. Le bon Dieu ne nous demande pas de renoncer à ce qu’il y a de bon, de juste, de vrai dans ce que nous pensons et ce que nous faisons. Il nous demande d’accepter de nous ouvrir à ce que le cardinal Henri de Lubac appelle le rythme paradoxal de la foi et de la vie chrétienne. C’est plus inconfortable, mais c’est la seule manière de tomber dans des erreurs graves, théoriques ou pratiques.
J’emprunterai le dernier exemple au prédicateur de la Maison Pontificale, le père Raniero Cantalamessa. Il raconte sa rencontre avec un artiste célèbre, Master Bee : « Sa recherche passionnée dans le domaine religieux l’avait conduit à adhérer au bouddhisme et à l’hindouisme. Après de longs séjours au Tibet, en Inde, au Japon, il était devenu un maître dans ces disciplines. A Milan, une foule de professionnels et d’hommes de la culture avaient recours à lui pour une direction spirituelle et pratiquaient avec lui la méditation transcendantale et le yoga ». Mais, un jour, cet homme se convertit au Christ. Voici comment il l’expose :
« J’étais seul, dans un bois touffu, lorsque se produisit cette révolution intérieure qui changea toute la structure pensante de mon intelligence. Je connaissais les paroles du Christ : ‘Je suis le chemin, la vérité et la vie et nul ne vient au Père sinon par moi’. Mais, dans le passé, je les avais trouvées quelque peu présomptueuses. Ces paroles frappaient maintenant au plus profond de moi. Après trente-cinq ans de bouddhisme, hindouisme et taoïsme, j’étais attiré par ‘ce Dieu’. Il y avait cependant en moi la présence d’un profond refus de tout ce qui concernait le christianisme. Peu à peu je sentis une étrange sensation m’envahir, une sensation complètement nouvelle, comme je ne l’avais jamais ressenti auparavant. Je perçus la présence de Quelqu’un de qui émanait une puissance extraordinaire.
« Ces paroles du Christ étaient une obsession. Elles devenaient un cauchemar. Je résistais, mais le son intérieur s’amplifiait et revenait comme un écho dans ma conscience. J’étais au bord de la crise. Je perdais le contrôle de mon esprit et après trente ans de méditation du sens profond, ceci était pour moi inconcevable. ‘Oui, c’est vrai, tu as raison, criais-je, c’est vrai, c’est vrai, mais arrête, je t’en prie, je t’en prie’. Je croyais mourir de l’impossibilité de sortir de cette épouvantable situation. Je ne voyais plus les arbres, je n’entendais plus les oiseaux, il n’y avait plus que la voix intérieure de ces paroles qui s’inscrivaient dans mon être.
« Je tombai à terre et perdis connaissance. Mais juste avant, je me sentis enveloppé d’un amour infini. Je sentais se liquéfier la structure porteuse de ma pensée, comme une grande explosion de ma conscience. Je mourais à un passé qui m’avait profondément conditionné. Toutes mes vérités se désintégraient. Je ne sais pas combien de temps je restai là, mais lorsque je repris connaissance, c’était comme si j’avais vécu une nouvelle naissance. Le ciel de mon esprit était limpide et des larmes sans fin me mouillaient le visage et le cou. J’avais le sentiment d’être l’être le plus ingrat existant sur cette terre. Oui, la grande vie existe et n’appartient pas à ce monde. Pour la première fois je découvrais ce que les chrétiens entendent par ‘grâce’ [8] ».
Aujourd’hui, et cela depuis plus d’un quart de siècle, cet artiste et sa femme, qui est elle aussi artiste, mènent une vie semi-érémitique dans le monde et enseignent la prière du cœur et celle du chapelet.
Or, et voilà où je voulais en venir, cet homme, continue Cantalamessa, « n’a pas ressenti le besoin de renier ses expériences religieuses passées qui ont préparé la rencontre avec le Christ et qui lui permettent maintenant d’apprécier toute la nouveauté de cette rencontre. Il continue même à avoir un profond respect pour ces expériences, en montrant, par les faits comment il est possible de conjuguer aujourd’hui la plus totale adhésion au Christ avec une très grande ouverture aux valeurs d’autres religions ». Se convertir, sans restriction, en s’ouvrant à ce rythme paradoxal, ici entre Orient et Occident.
Pascal Ide
[1] Romano Guardini, Berichte über mein Leben Autobiographische Aufzeichnungen. Aus dem Nachlass, Franz Henrich éd., Schriften der Katholischen Akademie in Bayern, vol. 116, Düsseldorf, 1984, p. 68 s.
[2] Romano Guardini, « Der religiöse Gehorsam », Auf dem Wege. Versuche, Mainz, Matthias Grünewald Verlag & Wiesbaden, H. Rauch, 1923, p. 9-32, ici p. 9.
[3] Ibid., p. 16.
[4] Cf. site pascalide.fr : « La Trinité, source de toute conversion. Exemple de Romano Guardini ».
[5] Saint Augustin, Confessions, L. VIII, vii, 17, Saint Augustin, Les Confessions, in Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, Études Augustiniennes, 1962, vol. 2, p. 45.
[6] Cf. site pascalide.fr : « La procrastination : défaut ou qualité ? ».
[7] Henri de Lubac, « Le rythme paradoxal », Archives de Lubac, n° 9954-9956, éd. Marie-Gabrielle Lemaire, Nouvelle revue théologique, 146 (2024) n° 1, p. 99-105, ici p. 99-100.
[8] Première prédication de l’Avent à la Maison Pontificale, vendredi 2 décembre 2005. C’est moi qui souligne.