Dans une page justement fameuse, le philosophe Alain offre un superbe éloge de la confiance créatrice :
« Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme je veux ; mais elles vont leur train. D’où je vois bien que ma prière est d’un nigaud. Mais quand il s’agit de mes frères les hommes, ou de mes sœurs les femmes, tout change. Ce que je crois finit souvent par être vrai. Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente sont comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme. Je prête, dites-vous, à la femme que j’aime, des vertus qu’elle n’a point ; mais si elle sait que je crois en elle, elle les aura. Plus ou moins ; mais il faut essayer ; il faut croire. Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable ; estimez-le, il s’élèvera. La défiance a fait plus d’un voleur ; une demi-confiance est comme une injure ; mais si je savais la donner toute, qui donc me tromperait ? Il faut donner d’abord [1] ».
Assurément, le propos d’Alain est historiquement situé : l’affirmation « Le peuple, méprisé, est bientôt méprisable » s’éclaire par le contexte de clivage social caractéristique des années 1930 qui conduisit au gouvernement de front populaire. Sa portée n’en demeure pas moins universelle. En effet, il étend sa confiance volontaire de l’acte éducatif aux relations du peuple avec ses gouvernants, en passant par la communion conjugale et la relation avec une personne transgressive. Il conclut ainsi son induction : « Ce que je crois finit souvent par être vrai ». De prime abord, cette foi créatrice de son objet est une loi psychologique, puisqu’elle embrasse les objets (et donc effets) autant dynamisants (« Si je me crois haï, je serai haï ») qu’aliénants (pour l’amour, de même ») – la loi de projection ou de prophétie autoréalisatrice aujourd’hui largement explorée. Mais la suite atteste que cette vérité relève de l’éthique : « il faut croire », affirme Alain. Or, cette formule qui n’a rien d’une description, n’est pas non plus seulement une incitation, mais a tout d’une prescription. L’impératif grammatical est un impératif moral, au sens kantien du terme. Le philosophe français emprunte d’ailleurs à son illustre collègue allemand le clivage entre nature et humanité pour fonder sa démonstration : ce que l’on refuse au monde, du fait de son déterminisme, l’on doit en revanche l’accorder à notre liberté, au moins de manière probable (« souvent »).
Enfin, la puissance transformante, de soi et de l’autre, attribuée à cette confiance s’arrête-t-elle à l’obligation de la volonté, forme suprême de l’éthicité pour Kant ? Alain incite, sinon invite à remonter jusqu’aux portes de l’amour. En effet, s’il est génériquement une obligation (« il faut »), l’acte propre de la confiance est spécifiquement un don (il s’agit de la « donner ») ; plus encore, une initiative (« Il faut donner d’abord ») et un don sans restriction (« si je savais la donner toute »). Il suffit que l’on se rappelle que l’amour est encore plus don qu’attrait pour que cette conception volontariste de la confiance ouvre à une interprétation amative. Aimer, c’est faire confiance inconditionnellement – ce qui ne signifie pas imprudemment – à l’autre.
Pascal Ide
[1] Alain, Propos d’un Normand, CXX, Paris, Gallimard, 1952, p. 226-228. Je remercie Bertrand Senez de m’avoir fait connaître ce texte.