Philippe Delerm illustre combien les choses les plus froides, les plus distantes, peuvent soudain rendre proche la voix chaleureuse d’une personne amie et la personne elle-même. En un mot un peu mystérieux, les symboliser.
« Appeler d’une cabine téléphonique. Ce n’est d’abord qu’une succession de contraintes matérielles toujours un peu embarrassées : la lourde porte hypocrite dont on ne sait jamais s’il faut la pousser-tirer ou la tirer-pousser ; la carte magnétique à retrouver entre les tickets de métro et le permis de conduire – contient-elle encore assez d’unités ? Puis, le regard rivé sur le petit écran, obéir aux consignes : décrochez… attendez… Dans l’espace clos, trop étroit et déjà embué, on se tient ramassé, crispé, pas à l’aise. Le pianotage du numéro sur les touches métalliques déclenche des sonorités aigrelettes et froides. On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle, moins isolé que prisonnier. En même temps, on sait qu’il y a là un rite initiatique : il faut ces gestes d’obédience au mécanisme raide pour accéder à la chaleur la plus intime, la plus désemparée – la voix humaine. D’ailleurs, les sons progressent insensiblement vers ce miracle : à l’écho glacial du pianotage succède une espèce de chanson ombilicale ondulée qui vous conduit au point d’attache – enfin, les coups d’appel plus graves, en battements de cœur, et leur interruption comme une délivrance.
« C’est juste à ce moment-là qu’on relève la tête. Les premiers mots viennent avec une banalité exquise, un faux détachement – ‘oui, c’est moi – oui, ça s’est bien passé – je suis juste à côté du petit café, tu sais, place Saint Sulpice’.
« Ce n’est pas ce que l’on dit qui compte, mais ce qu’on entend. C’est fou comme la voix seule peut dire d’une personne qu’on aime – de sa tristesse, de sa fatigue, de sa fragilité, de son intensité à vivre, de sa joie. Sans les gestes, c’est la pudeur qui disparaît, la transparence qui s’installe. Au-dessus du bloc téléphonique bêtement gris s’éveille alors une autre transparence. On voit soudain le trottoir devant soi, et le kiosque à journaux, les gosses qui patinent. Cette façon d’accueillir tout à coup l’au-delà de la vitre est très douce et magique : c’est comme si le paysage naissait avec la voix lointaine. Un sourire vient aux lèvres. La cabine se fait légère, et n’est plus que verre. La voix si près si loin vous dit que Paris n’est plus un exil, que les pigeons s’envolent sur les bancs, que l’acier a perdu [1] ».
Oui, je sais, les cabines téléphoniques, cela n’existe plus. Mais l’exemple parle encore à beaucoup de personnes et pourrait être transposé, même au portable, même si celui-ci est plus facile d’accès (mais pas toujours, surtout lorsque « Ah, zut, cela ne passe pas » !). Belle phénoménologie de la mise en présence : la personne relève la tête, se met à vivre. nous propose une belle manière d’exprimer notre besoin de l’autre pour naître non seulement à notre être mais au monde, comme le montre Michel Tournier dans son Robinson. Belle phénoménologie qui atteste qu’un objet technique déshumanisé peut devenir, peu à peu, porteur d’une présence qui transfigure un monde ne demandant qu’à être habité.
Pascal Ide
[1] Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, Gallimard-L’Arpenteur, 1997, p. 85-87.