La blessure de l’intelligence selon Descartes

Même si Descartes a profondément et durablement blessé l’esprit humain (au moins en Occident) en proposant/imposant la méthode mathématique comme unique voie d’accès à la vérité – ce qui est la forme par excellence de la blessure par monisme méthodologique –, on lui doit aussi d’avoir nommé avec brièveté, mais aussi grande précision, les trois blessures peut-être les plus radicales (au sens étymologique), et d’avoir même ébauché quelques remèdes [1]. Il le fait dans la première de ses quatre règles :

 

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute [2] ».

 

Après avoir nommé sa règle générale qui est la règle d’évidence (« ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle »), Descartes l’explicite à la fois plus précisément et négativement par trois autres préceptes : 1. ne pas se précipiter, c’est-à-dire juger sans évidence ; 2. ne pas prévenir, c’est-à-dire pré-juger au sens étymologique, poser un jugement avant le jugement d’évidence ; 3. ne pas juger au-delà de l’évidence. Comme ces règles permettent d’éviter l’erreur, ce sont autant de moyens pour éviter la blessure de l’esprit.

L’on pourrait distinguer ces trois sous-règles selon deux principes de distinction. Le premier est temporel : l’on peut fauter avant (1 et 2) ou après l’évidence (3). Le second concerne les causes même de l’errance avant évidence : elles sont soit extra-intellectuelles (1) ; soit intellectuelles (2). De fait, précipitation et prévention se ressemblent beaucoup, voire sont identiques quant à la nature, mais se différencient quant à la cause.

1) La précipitation

« … d’éviter soigneusement la précipitation… ».

a) Diagnostic positif (définition)

La précipitation est le défaut de l’entendement qui juge de la vérité avant d’être parvenu à la complète évidence. Descartes en donne une image éloquente : ceux qui « se jettent trop vite dans la recherche des problèmes […] sont aussi ridicules qu’un vlet, qui serait envoyé quelque part par son maître, et s’empresserait si fort d’obéir, qu’il se mettrait à courir sans avoir encore reçu d’ordres et sans savoir où on lui a commandé d’aller [3] ».

Cette faute n’est pas une nouveauté, puisque, à la suite d’Aristote, saint Thomas parle de la précipitation comme d’une faute contre la vertu de prudence. Précisément, la précipitation ou témérité est le péché de celui qui, au lieu, d’aller étape par étape dans son discernement et sa décision, saute une étape et va trop vite aux conclusions [4]. Voilà pourquoi « la précipitation est l’opposé du [don de] conseil, qui fait qu’on ne passe pas à l’action avant que la raison en ait délibérée [5] ». Triples sont donc les différences entre les acceptions thomasienne et cartésienne de la précipitation : 1. quant à la nature (générique) : pour le théologien elle est une faute ou un péché, donc est volontaire, alors que pour le philosophe, elle est une erreur, dont est involontaire ; 2. quant au sujet : pour Thomas, la précipitation affecte l’intellect, alors que, pour Descartes, elle blesse la volonté ; 3. quant à l’extension : pour le penseur médiéval, elle n’affecte que la raison pratique (versus la raison théorétique), en l’occurrence, dans son exercice prudentiel (donc, au sein de la raison pratique, la praxis versus la poïésis), alors que, pour le philosophe moderne, elle s’étend à la totalité de l’entendement.

b) Diagnostic étiologique (cause)

Multiples sont les causes possibles de la précipitation. Énonçons les plus communes selon Descartes :

  1. la confiance excessive dans ses capacités [6]. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette disposition peut affecter et même altère surtout les meilleurs esprits. Voilà pourquoi la sottise peut aller de pair avec l’intelligence. Voire, l’aveuglement peut être le plus grand chez les esprit les plus grands (comme chez les démons), mais non sans une autre cause qui est l’orgueil ;
  2. la paresse ou la crainte de l’effort : certains vont trop vite ou affirment au hasard au lieu d’explorer méthodiquement le sujet [7];
  3. l’orgueil : croyant « indigne d’un homme docte d’avouer qu’il ignore quelque chose, ils [les doctes] se sont habitués embellir leurs fausses raisons, si bien qu’ensuite ils ont fini par se convaincre eux-mêmes, et qu’ils les ont ainsi donées pour vraies [8]».

L’on pourrait ajouter bien d’autres raisons qui n’ont pas été explorées par notre auteur. Par exemple, il y a une prédisposition caractérologique à la précipitation, prédisposition qui n’est surtout pas un déterminisme : la forme d’esprit intuitive ou synthétique.

c) Remède

À l’erreur précise qu’est la précipitation s’oppose un remède tout aussi précis : la circonspection. C’est ce que Descartes explique là encore à partir d’une heureuse métaphore : « Comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber [9] ».

Et ce qu’il conseille à autrui, notre auteur se l’applique d’abord à lui-même : « Je ne mettrai rien en cette lettre dont l’expérience et la raison ne m’ait rendu certain », écrit Descartes à la princesse Élisabeth [10].

2) La prévention

« … d’éviter soigneusement […] la prévention… ».

a) Diagnostic positif (définition)

La prévention est l’erreur de l’intelligence qui juge de la vérité non pas à partir de l’évidence, mais à partir de jugements antérieurs, c’est-à-dire de préjugés. La psychologie cognitive parlerait volontiers de biais de confirmation, mais la prévention possède une acception plus large.

Comme l’introduction le notait, la prévention est en fait une forme de précipitation. Elle s’en distingue non pas comme une espèce vis-à-vis d’un genre, mais plutôt comme d’une cause particulière vis-à-vis d’une faute embrassant tous les types de causes (ou bien comme la cause proprement intellectuelle, donc interne à l’intelligence de la précipitation).

L’on pourrait se demander pourquoi Descartes isole la prévention à côté de la précipitation dont elle se rapproche tant, voire objecter qu’elle n’est qu’une sous-catégorie de la précipitation. La raison (et la réponse) en est, semble-t-il, que le préjugé est de loin la source la plus fréquente de précipitation. Et cette fréquence tient à sa profondeur qui, elle-même, s’enracine dans son caractère habituel. En effet, pour Descartes, la raison première de la prévention ou du préjugé remonte à l’enfance ; or, un jugement aussi ancien est si présent à la mémoire qu’il est difficile de l’oublier, si habituel qu’il est difficile d’en prendre conscience et si répété qu’il est difficile de s’en détacher.

b) Diagnostic étiologique (cause)

Nous venons de le dire, pour le philosophe français, la cause principale de la prévention sont les préjugés hérités de l’enfance et ceux qui proviennent de la confusion entre âmes et corps due aux sensations (et conduisant à la doctrine, pour notre auteur, gravement erronée, des formes substantielles). Mais il est possible de distinguer d’autres origines à cet errement [11].

c) Remède

Le remède est aussi célèbre que radical : le doute méthodique. Pour « purger » de nos préjugés, il s’agit de remettre en question nos jugements qui ne sont pas fondés sur l’évidence. Or, ces jugements sont si nombreux et si profonds, ainsi que nous l’avons dit, que la seule manière de s’en libérer est de douter totalement (ou synchroniquement) et simultanément (ou diachroniquement), c’est-à-dire méthodiquement. Et comme, nous l’avons dit, les sensations errent, elles doivent donc être englobées dans l’universel doute.

Et, là encore, Descartes a vécu ce qu’il dit et pense. C’est ainsi qu’il met en œuvre ce doute systématiquement : de manière ébauchée, au début de la quatrième partie du Discours de la méthode (qui est aussi une autobiographie intellectuelle) ; de manière développée dans la première des Méditations métaphysiques.

Ajoutons que, et Descartes parle toujours à partir de son expérience, ce doute à l’égard de nos préjugés est si coûteux et si déstabilisant, qu’il requiert un véritable effort [12].

3) L’extension

« … de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». Nous ne commenterons que le processus général, renvoyant au commentaire de Gilson pour le détail de l’interprétation du texte.

a) Diagnostic positif (définition)

Ce que j’appelle l’extension (contractant l’expression : « l’extention indue ») est une errance de l’esprit qui affirme plus que ce qu’il voit de manière évidente, c’est-à-dire claire et distincte. Autrement dit, elle est la faute d’un jugement qui va plus loin que son intuition. Autant précipitation et prévention n’ont pas encore eu l’intuition de la vérité, autant l’extension bénéficie de cette lumière, mais comprend plus.

L’exemple typique de l’extension est, pour Descartes, le jugement qui attribue aux choses une couleur ou d’autres propriétés sensibles. En effet, celles-ci sont toutes muables alors que la chose demeure, ainsi que l’illustre le fragment fameux sur le morceau de cire. Le philosophe vise ici une autre doctrine scolastique, celle des qualités réelles [13].

b) Diagnostic étiologique (cause)

Le mécanisme fondamental est le hiatus entre entendement et volonté. En effet, celle-ci est infinie par sa faculté d’affirmer. Or, celui-là est fini dans sa puissance de concevoir. Aussi, lorsque la volonté déborde des limites de l’entendement, court-elle le risque de dire plus qu’elle ne voit :

 

« D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C’est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche [14] ».

c) Remède

Le mal dicte le traitement. Face à cet entraînement irréfléchi d’une raison qui dépasse les limites de l’entendement, le seul remède efficace est non plus le doute, mais l’abstention méthodique, une sorte d’ascèse intimant à la raison d’excèder ce qu’elle voit de manière évidente. Laissons là encore la parole à Descartes, tant son propos est clair et éclairant :

 

« Si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use fort bien, et que je suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors que je ne sers plus comme je dois de mon libre arbitre ; et si j’assure ce qui n’est pas vrai, il et évident que je me trompe, même aussi, encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir, et d’user mal de mon libre arbitre ; car la lumière naturelle nous enseigne que la connaissance de l’entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté [15] ».

4) Conclusion

N’y a-t-il pas une contradiction en louant la finesse du diagnostic de Descartes sur les blessures de l’entendement et la précision de ses remèdes, tout en l’accusant de l’avoir aveuglé ? Pour répondre à cette objection, il suffit de distinguer la méthode en général et la méthode en particulier. De même autres sont les règles (et outils) logiques qui sont universelles (définition, énonciation ou problématique, etc.), autres sont les lois propres à une discipline particulière (autre le raisonnement juridique, autre le raisonnement médical). Or, si le philosophe nomme avec précision les blessures cardinales de l’esprit en général, il impose, à titre de remède, une méthode particulière qui, non pas en elle-même, dans sa prétention à l’universalité, obscurcit l’esprit.

Pascal Ide

[1] Nous suivons très étroitement le travail toujours très utile : René Descartes, Discours de la méthode. Texte et commentaire par Étienne Gilson, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31962, p. 198-200.

[2] René Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Œuvres complètes, Paris, Léopold Cerf, 11 vol., tome VI, 1902, p. 18, l. 16-23 : Œuvres et Lettres, éd. André Bridoux, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1953, p. 137. Désormais, je citerai le tome par des chiffres romains, suivi de la page et de la ligne.

[3] René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, XIII : tome X, p. , l. : éd. André Bridoux, p. 94-95.

[4] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 53, a. 3.

[5] Ibid., q. 8, a. 6, ad 1um.

[6] Cf. René Descartes, Les principes de philosophie, « Préface » : tome IX, p. 13, l. 3-5 : éd. André Bridoux, p.

[7] Cf. Id., Règles pour la direction de l’esprit, II : tome X, p. 365, l. 20 – p. 366, l. 3 : éd. André Bridoux, p.

[8] Id., Règles pour la direction de l’esprit, II : tome X, p. 362, l. 24 – p. 363, l. 4 : éd. André Bridoux, p. 39.

[9] Id., Discours de la méthode, deuxième partie, tome IV, p. 16, l. 30 – p. 17, l. 3 : éd. André Bridoux, p. 136.

[10] Id., Les principes de philosophie, « Lettre à la princesse Élisabeth », éd. André Bridoux, p. 553.

[11] Cf. Pierre-Silvain Regis, Cours entier de la philosophie… selon les principes de M. Descartes. La logique, IVe partie, chap. v, 6°, Amsterdam, 1691, tome 1, p. 51.

[12] Cf. René Descartes, Ve réponses, tome VII, p. 348, l. 21-26 ; p. 349, l 19 – p. 350, l. 8 ; Lettre sur les Ve objections, tome IX, p. 204, l. 1-26.

[13] Cf. Id., Ad Hyperaspistem, août 1641, tome III, p. 430, l. 13 – p. 431, l 13.

[14] Id., Méditations métaphysiques, IV, tome VII, p. 58, l. 20-25 : éd. André Bridoux, p. 306.

[15] Ibid., p. 61, l. 27 – p. 62, l. 7 : éd. André Bridoux, p. 307.

18.10.2023
 

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