Et hop ! Voici la scène (choc !) qui se trouve dans le tout premier album [1] et en accès libre sur internet.
Dans le parc, face à deux gamins manifestement en école buissonnière, il se sent obligé de pérorer. C’est sa grande affaire, la promotion du savoir, fût-il inutile, pédant, précieux.
Dans le square du coin, Achille Talon tombe sur une paire d’enfants en rupture de banc… d’école ! Face aux déserteurs révoltés et médusés, l’érudit se lance non pas tant une critique de l’obscurantisme que dans un éloge, et dans un éloge non pas tant de l’institution que du savoir, non sans un humour involontaire : « Ignorez-vous qu’avec l’oisiveté, la boisson et les bandes dessinées, l’ignorance est la mère de tous les vices ? » Et, pour établir sa thèse (car toute interro-négative vaut affirmative), il propose une induction des différents savoirs que l’école est sensée proposer, parcourant la botanique (« l’isoplexis est un arbre à feuilles persistantes »), la chimie (soit dit en passant, la formule chimique du bœhmite n’est pas « A1… », mais « Al… »), en économie, en histoire de l’art (les dates de Véronèse) et en biologie (l’appellation de la monnaie angolaise). Les deux gamins qui semblent ébaubis par le savoir encyclopédique de leur enseignant buissonnier, disent leur émerveillement et s’attirent un sourire satisfait (aux deux sens du terme). Au terme d’une péroraison qui est une aussi-oraison ou adoration de soi), le professeur improvisé lance un défi à ces admirateurs supputés : « Posez-moi une question. N’importe laquelle ! Allons ! ». Les deux élèves s’avèrent être de vrais sacripants demandent alors : « Quel jour sommes-nous ? » Le plus malin n’est pas celui ou plutôt ceux qu’on pense ! Rougissement, mutisme (« Idée muette »), affaissement et fuite sous la physionomie hilare des deux victorieux, confirmés dans leur évasion : le savant autoproclamé ignore la réponse…
L’humour étant la forme légère de l’éthique, la leçon de cette page jubilatoire concerne ici le vice de notre anti-héros qui est aussi visible que son nez ou que son ventre : l’amour-propre. Et cette chute morale se traduit par une chute de son moral (yeux exorbités) qui elle-même se visibilise par sa dégringolade physique. Mais la logique étant l’éthique de la pensée, l’enseignement concerne ici la raison même de cette hygiène : la blessure. En l’occurrence, double est l’enseignement touchant la navrure de l’esprit.
Tout d’abord, celle-ci réside non pas dans la simple nescience, c’est-à-dire manque de science, mais dans la privation, c’est-à-dire le manque de la lumière nécessaire à son accomplissement. Or, si Talon fait étalage d’une érudition aussi confondante qu’inutile, il fait preuve d’une ignorance crasse sur un savoir aussi quotidien que nécessaire. Aussi la nescience des enfants sur la signification du terme « isoplexis » n’est-elle en rien une blessure de leur intelligence (ce qui n’excuse assurément pas la pseudo-école dite buissonnière qui, elle, les privera du savoir indispensable que devrait leur enseigner l’école authentique). En revanche, l’ignorance de Talon, portant sur l’indispensable, constitue un véritable scotome de l’entendement.
Ensuite, la blessure la plus profonde et la plus inquiétante de l’intelligence ne réside pas seulement dans l’ignorance, mais dans l’ignorance de l’ignorance, ainsi que le montre si bien le mythe de la Caverne. Or, confronté à son non-savoir, notre comique, lui, est confus d’être confondu : il prend conscience de son inconscience. Et c’est ce qui tempère notre colère pour son arrogance et attire, au fond, notre sympathie. Savoir qu’on ne sait pas, disait le même Socrate, est le début de la science. Pour qui consent à guérir de sa cécité… Et toc ! [2]
Pascal Ide
[1] Greg (scénario et dessin), « Idée muette », Les idées d’Achille Talon cerveau-choc !, Paris, Dargaud, 1966, p. 16.
[2] Nous distinguons donc trois degrés dans la carence de savoir : la nescience (qui est la simple absence de savoir) ; l’ignorance (qui est la privation, c’est-à-dire l’absence d’une forme due, nécessaire à l’accomplissement, en l’occurrence de savoir) ; l’erreur ou illusion (qui est une ignorance au second degré). Avec le deuxième degré commence la blessure de l’intelligence qui s’achève avec le troisième.