Le récit tragique, accablant, tout entier marqué par le fatalisme et l’impuissance, du Procès de Kafka s’achève toutefois sur une scène étonnante. Alors que Joseph K. est conduit par ses deux bourreaux sur le lieu de son supplice, une fenêtre, comparée à une lumière, s’ouvre dans la hauteur :
« Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? […] Il leva les mains et écarquilla les doigts [1] ».
Les interprètes ont volontiers lu ce geste comme le « dernier symbole de l’ambiguïté de Joseph K. [2] » : d’un côté, les deux bras sont tendus comme pour bénir ; de l’autre, les doigts sont écarquillés comme pour repousser. Toutefois, même si l’univers kafkaïen est marqué par l’absence d’espoir et d’amour, il n’est pas dénué de sens. En effet, la culpabilité qui traverse toute la vie de Joseph K. au point de lui survivre après la mort, et celle de l’auteur – « Par ta faute, j’avais perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de culpabilité [3] » –, naît de l’insoluble conflit avec la puissance de la Loi, porteuse de sens, mais éloignée, au point de devenir inaccessible et, au fond, inconnue. Par ailleurs, la multiplication des questions posées par l’auteur du Procès tournent toutes autour de l’espoir ou de l’amour, Même s’il les estime aporétiques, leur présence insistante atteste que l’homme ne peut les faire taire en lui [4]. En ce sens, cet anti-nietzschéen qu’est Kafka (il s’est toujours refusé à faire de l’homme le créateur du sens et de la valeur) ne consonerait pas à l’affirmation de Frédéric Nietzsche selon laquelle l’espérance est « le pire des maux [5] ».
Pascal Ide
[1] Franz Kafka, Le Procès, chap. x, in Œuvres complètes, 4 vol., tome 1. L’Amérique. Le procès. Le château. La fortune, trad. Alexandre Vialatte et éd. Claude David, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 264, Paris, Gallimard, 1976, p. 466.
[2] Heinz Politzer, Franz Kafka der Künstler, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1965, p. 314.
[3] Franz Kafka, Lettre à son père, dans Préparatifs de noce à la campagne Suivi de textes divers et de la Lettre au père, trad. Marthe Robert, coll. « Du monde entier », Paris, Gallimard, 1957, p. 186.
[4] Cf. Bernard Schumacher, Une philosophie de l’espérance. La pensée de Josef Pieper dans le contexte du débat contemporain sur l’espérance, Paris, Le Cerf, 2000.
[5] Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, n. 71, in Œuvres, éd. Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, 2 tomes, 1993, tome 1, p. 483.