C) La cité de l’Antichrist
1) Les prophéties de l’Écriture
a) La prophétie de l’Apocalypse
« La femme que tu as vue est la grande cité, qui possède la royauté sur les rois de la terre » (Ap 17,18).
1’) Rome en général
La cité évoquée en ces termes, selon toute apparence, est Rome, alors siège d’un empire couvrant la terre, et souveraine même en Judée. […].
Ainsi ce fait historique, la souveraineté de Rome du temps où le Christ et ses apôtres prêchaient et rédigeaient [76] les Évangiles, est constamment porté à notre attention dans le Nouveau Testament. […]. C’est ce que je tenterai de faire en prenant, comme auparavant, les premiers Pères pour guides.
2’) Rome dans le texte
Voyons ce que dit le chapitre d’où est tiré notre texte et ce que nous pouvons en déduire.
[…]. Il n’y eut jamais peuple plus ambitieux, hautain, endurci et jouisseur que les Romains ; aucun, car nul autre n’en eut l’occasion, qui [77] persécuta à tel point l’Église. […]. La description de l’Apôtre, à cet égard, est aussi bien une prophétie qui s’accomplit remarquablement par la suite, que le reflet de la réalité de son époque même.
b) La prophétie de Daniel le confirme
1’) La prophétie de Rome
Rome, que saint Jean présente comme une femme dépravée, est dite « assise sur une bête écarlate, chargée de noms blasphématoires, portant sept têtes et dix cornes » (Ap 17,3). […]. Ceci correspond d’ailleurs très exactement à la réalité, car on pourrait fort bien dire que Rome, maîtresse du [78] monde, trône et se laisse porter en triomphe par ce monde qu’elle a subjugué et fait sa créature. […]. Il est dit enfin que trois rois, peut-être tous, seront assujettis par l’Antichrist, qui apparaîtra brusquement durant leur règne, car, toujours selon la prophétie de Daniel : « Un autre se lèvera après eux, il sera différent des précédents et [79] abaissera trois rois. Il proférera des paroles contre le Très-Haut et éprouvera les saints du Très-Haut ; il méditera de changer les temps et le droit, et <les saints> seront livrés entre ses mains pour un temps, des temps et un demi-temps » (Dn 7,24-25).
2’) La prophétie de l’Antichrist
La puissance qui se dressera au-dessus des rois est l’Antichrist, et je vous demande de considérer attentivement, dans la prophétie, les places de Rome et de l’Antichrist, l’une par rapport à l’autre : Rome doit tomber avant que l’Antichrist ne s’élève ; en effet, elle est d’abord détruite par les dix rois et alors seulement apparaît l’Antichrist qui supplante ceux-ci. […]. Saint Jean annonce que « les dix cornes haïront et mangeront les chairs » de la femme, et Daniel dit : « Je contemplais ces cornes, et voici, parmi elles poussa une autre corne, petite, qui avait les yeux d’un homme et une bouche disant de grandes choses » (Ibid., 7,21.20) ; il s’agit de l’Antichrist.
2) En quoi ces prophéties se sont déjà réalisées
Tâchons maintenant d’apprécier jusqu’à quel point ces prophéties se sont déjà réalisées et ce qui doit encore s’accomplir.
En premier lieu, comme il a été prédit, l’Empire romain s’est désagrégé. Il s’est bien morcelé en un certain nombre de royaumes indépendants, tel le nôtre, [80] la France et d’autres encore, bien qu’il soit difficile d’en dénombrer précisément dix. […]. Examinons ces points plus en détail.
3) En quoi ces prophéties ne se sont pas encore accomplies
a) Le fait
1’) La division en dix parties
J’ai dit que, jusqu’à présent, l’Empire romain ne s’était pas vraiment divisé en dix parties. C’est pourtant ce qu’annonce Daniel qui, parmi les prophètes, se signale pour la clarté et l’exactitude de ses prédictions, au point que des infidèles, accablés par la justesse de celles- ci, ne purent que se réfugier dans [81] l’hypothèse à la fois indigne, absurde et intenable qu’elles auraient été écrites après les événements qu’elles disaient annoncer. […]. De fait, il y a bien eu, je crois, des approximations du nombre dix, mais rien de plus.
2’) La persistance de Rome
Voyons maintenant de quelle façon la réalité présente correspond à la prophétie et à sa première interprétation. […]. Il est de [82] nouveau fait mention de la bête qui était et n’est plus, mais cependant est. […]. La puissance de Rome étant toujours en léthargie, les dix rois ne sont pas encore apparus ; et si les dix rois – destinés à détruire la femme – ne sont pas encore apparus, la sentence contre Rome n’a pas encore reçu sa pleine exécution.
2’) En quoi ces prophéties se sont réalisées
Si la pleine mesure du jugement n’a pas encore été déversée sur Rome, ses souffrances et celles de son Empire n’en ont pas moins été très sévères. […]. Si c’est d’abord par nous, quelle sera la fin de ceux qui ne donnent [83] pas foi à l’Évangile de Dieu ? Si le juste est à peine sauvé, l’impie et le pécheur – les habitants du monde en général – où paraîtront-ils ? » (1 P 4,17-18).
a) Le début de l’histoire : la destruction de Jérusalem
On trouve ici une allusion au terrible fléau alors en train de parcourir et de punir le monde impie. […]. Je l’ai dit, le châtiment commencé à Jérusalem déferla et roula sur le monde, se frayant inexorablement un passage pendant des siècles, pour enfin, avec une implacable précision, s’abattre sur la hautaine maîtresse du monde, la femme coupable assise sur le quatrième monstre de la vision [84] de Daniel. Je ne mentionnerai qu’une ou deux de ces terribles dévastations.
b) La suite de l’histoire : la destruction de l’empire
1’) Les dévastations des barbares
Des hordes de barbares se déversèrent sur le monde civilisé, l’Empire romain. […]. Même les arbres fruitiers n’échappèrent pas à leurs destructions, si complète fut la désolation.
2’) Les dévastations de la nature
Pour ce qui est des châtiments infligés par le cours de la nature, je n’en citerai que trois, tirés d’un grand nombre. Le premier fut l’inondation qui toucha toutes les régions de l’Empire oriental, dont les côtes furent [85] submergées sur des milliers de kilomètres, l’eau emportant hommes et bâtiments jusqu’à trois kilomètres à l’intérieur des terres. […]. Tel fut le processus par lequel « celui qui retient » (dans le [86] langage de saint Paul) fut peu à peu « écarté » (2 Th 2,7), quoiqu’il n’ait pas été totalement éliminé, même aujourd’hui.
c) La fin de l’histoire : la destruction de Rome
Et tandis que le monde était ainsi tourmenté, l’outrageuse cité qui l’avait régi ne l’était pas moins. […]. L’or et les joyaux de la reine des nations, sa soie et sa pourpre précieuses, ses œuvres d’art, tout fut emporté ou détruit.
3’) En quoi ces prophéties ne se sont pas encore accomplies
Pourtant la prophétie ne s’est pas réalisée en tout
a) Le fait
1’) Preuve scripturaire
Ce sont là des événements considérables et marquants, qui certainement font partie du châtiment prédit pour Rome ; cependant ils ne réalisent pas exactement la prophétie, qui dit expressément deux choses : que les dix parties de l’Empire presque anéanti se dresseront contre la cité et « la rendront déserte et nue et la consumeront par le feu » (Ap 17,16) – ce qu’elles n’ont pas encore fait, et que la cité subira une destruction totale, ce qui ne lui est pas non plus arrivé, puisqu’elle existe toujours. Les mots de saint Jean sur ce dernier point sont clairs et précis : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande, et elle est devenue séjour de démons et repaire de tout esprit impur, repaire de tout oiseau impur » (Ibid., 18,2) ; termes qui semblent faire référence à la malédiction lancée contre la véritable Babylone, [87] dont nous savons comment elle s’est accomplie. […]. Et encore, un ange fort souleva une pierre grande comme une meule et la jeta dans la mer en disant : « Ainsi, d’un jet sera lancée Babylone la grande cité, et plus jamais on ne la trouvera. » (Ibid., 18,21)
2’) Argument théologique
À ces passages, j’aimerais ajouter une réflexion : il est vrai que Rome, plus encore que Babylone, est présentée dans les Écritures comme l’ennemie invétérée de Dieu et de ses saints, comme la souillure et le poison de la terre. Si Babylone s’est vue totalement détruite, [88] combien davantage, selon toute conjecture, Rome le sera-t-elle un jour !
3’) Confirmation
D’ailleurs, notons que certains auteurs dignes de foi de l’Église primitive ne tenaient pas les invasions barbares pour la seule vengeance que Rome était destinée à subir, mais s’attendaient à ce que Dieu la détruisît un jour par la furie des éléments. Rome, dit l’un d’eux, à l’époque où un conquérant barbare occupait la cité, et où tout semblait menacer celle-ci de destruction, « ne sera pas détruite par les nations, mais s’effondrera de l’intérieur sous l’action de la foudre, de tempêtes, de tremblements de terre ».
b) Cause (hypothétique)
La prophétie concerne d’autres objets de la vengeance divine […]. Je vais expliquer en deux points ce que j’entends par là. [89]
1’) Première explication : Rome fut protégée par l’Église
a’) Exposé
- Tout d’abord, comment se fait-il que Rome n’ait toujours pas été détruite ? […]. Ils soutinrent que, sous leurs idoles, ils avaient [90] toujours prospéré, et que maintenant ces idoles et ces démons (ces dieux, disaient-ils) étaient irrités contre ceux parmi eux qui s’étaient convertis à la foi des Évangiles, ceux qui les avaient abandonnés, livrés à leurs ennemis, et qui donc avaient attiré la vengeance sur tous.
D’autre part, ils provoquaient les chrétiens, disant : « Où est maintenant votre Dieu ? Pourquoi ne vient-il pas vous sauver ? Votre part n’est pas meilleure que la nôtre » ; ou, comme le mauvais larron, « Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même et nous aussi » ; ou encore, comme la foule, « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix ! » (cf. Lc 23,39 ; Mt 27,39-40).
b’) Confirmation chez saint Augustin
Cela se passait au temps de l’un des plus célèbres évêques et docteurs de l’Église, saint Augustin, qui releva le défi. […]. C’était là, dit-il, l’exact accomplissement de la promesse de Dieu à Abraham ; par amour des chrétiens qui s’y trouvaient, Rome fut châtiée mais non complètement détruite. [91]
c’) Confirmations historiques
Alaric
La réalité historique rejoint l’interprétation de saint Augustin. […]. Alaric, ce féroce conquérant, premier à l’assaillir, exhorta ses troupes à « respecter les églises des saints Apôtres Pierre et Paul et à les considérer comme des sanctuaires sacrés et inviolables » ; il donna également l’ordre de transférer dans la basilique de saint Pierre un certain nombre de vases sacrés qui lui étaient dédiés et qui avaient été retrouvés dans un autre lieu.
Attila
Cinquante ans plus tard, lorsque Attila s’approcha de la cité pour s’en emparer, l’évêque de Rome, saint Léon, partit à sa rencontre avec deux autres émissaires et parvint à le détourner de son dessein.
Genséric
Quelques années plus tard, Genséric, le plus sauvage des conquérants barbares, parut devant la cité sans défense. […]. Merveilleuse [92] disposition de la Providence divine – manifeste chaque jour ! […].
Et on ne peut expliquer pourquoi Rome n’est pas tombée sous le coup de l’économie divine à l’encontre de ses créatures rebelles, et n’a pas (comme le voudrait la prophétie) enduré la plénitude de la colère divine qui avait commencé à la frapper – sinon parce qu’une Église chrétienne est toujours en ses murs, la sanctifiant, intercédant pour elle et la rachetant.
d’) Objection : la Rome actuelle est souillée comme la Rome antique
Au cours du temps, cette partie de l’Église chrétienne s’est hélas laissé infecter par les vices propres à Rome, apprenant l’ambition et la cruauté dans l’esprit même des anciens maîtres des lieux. Cependant, si Rome était telle que certains la voudraient, si elle était vraiment aussi réprouvée que la Rome païenne, [93] qu’est-ce donc qui tiendrait en suspens le châtiment commencé il y a si longtemps ? […]. Mais de cela, de toute façon, nous ne pouvons rien savoir.
2’) Deuxième explication : Rome comme prophétie d’un monde orgueilleux et trompeur
- Ensuite, de même que Babylone est une figure de Rome et du monde du péché et de la vanité, on pourrait considérer Rome, à son tour, comme une figure d’une autre grande cité ou, de façon générale, d’un monde orgueilleux et trompeur. […]. Dans l’Écriture, plusieurs grandes cités, en raison de leur impiété et de leur décadence, sont mentionnées comme des figures du monde lui-même, et leur fin est décrite en des métaphores qui, prises dans toute leur force, ne peuvent [94] s’appliquer qu’à la fin du monde : le soleil et la lune tomberont, la terre tremblera et « les astres tomberont du ciel» (cf. Mt 24,29 ; Is 13,10). […]. Je veux parler de la description de la femme qui enivre les hommes de ses sortilèges et de ses chimères : est-ce autre chose qu’une ivresse que cet esprit arrogant, impie, jouisseur et faussement libéral qui, des grandes cités, se répand dans tout un pays ?
4) Conclusion
a) Résumé
La question que je posais, en résumé, était celle-ci : ne lit-on pas, dans l’Apocalypse, que Rome (c’est ce que l’on croit et qu’on dit volontiers entre nous) tiendra un rôle particulier dans les événements qui surviendront à la fin du monde, par le fait de l’Antichrist ou après son règne ?
Je répondrai que, dans une grande mesure, les châtiments destinés à Rome sont tombés lorsque son empire [95] lui a été arraché ; que, dans une grande mesure, il a été fait justice de ses persécutions de l’Église, et que, dans une grande mesure aussi, ses persécutions de l’Église ont été jugées et les prophéties à son égard accomplies. […]. L’Empire romain n’a pas encore été divisé en dix états, il ne s’est pas encore dressé contre la femme – ou ce qu’elle représente – et la femme elle-même n’a pas reçu son ultime châtiment.
b) Exhortation à la conversion
C’est contre le danger d’avoir part à ses péchés, et à son châtiment, que nous sommes mis en garde. Qu’éprouverons-nous, à la fin, lorsqu’on ne reconnaîtra en nous que des enfants de ce monde et de ses grandes cités ; avec des goûts, des opinions, des habitudes tels qu’on les cultive dans ces cités ; le cœur esclave de [96] la société humaine et la raison façonnée par elle ! […]. Mais, à cette heure-là, tous les citoyens de Babylone apparaîtront dans leur vraie lumière, celle que la Parole de Dieu jette sur eux : « chiens, sorciers, débauchés, meurtriers, idolâtres, amis et fauteurs de mensonge » (Ap 22,15). [97]
Pascal Ide