John Henry Newman, L’Antichrist. Proposition de Plan 1/4

John Henry Newman, L’Antichrist, trad. Genia Català et Grégory Solari, trad. Pierre-Yves Fux pour les citations bibliques et patristiques, Genève, Ad Solem, 1995.

 

Voici une proposition de divisio textus (c’est-à-dire de plan détaillé) pour faciliter la lecture d’un texte par ailleurs fluide. Pour une étude systématique, cf. l’étude sur le site : « L’Antichrist selon saint Newman. Un enseignement essentiel pour notre temps ».

A) Les temps de l’Antichrist

« Que nul ne vous trompe d’aucune manière : <rien n’arrivera> si l’apostasie n’est pas venue d’abord, et que ne s’est pas révélé l’homme de l’iniquité, le fils de la perdition » (2 Th 2,3).

0) Introduction

a) Objet

Les chrétiens de Thessalonique s’étaient figuré que le retour du Christ était imminent […]. Il n’est donc pas hors de propos, en cette saison de l’année où nous tournons nos pensées vers la venue du Christ, [28] de passer en revue les avertissements de l’Écriture qui concernent son précurseur. C’est ce que je me propose de faire maintenant en plusieurs sermons, et ce faisant je me mettrai sous la conduite exclusive des Pères de l’Église.

b) Méthode : se mettre à l’écoute des premiers Pères

1’) Leur autorité en matière de doctrine

Si je choisis de suivre les anciens Pères, c’est sans pour autant leur reconnaître sur ce sujet l’autorité qu’ils ont en matière de doctrines ou de rites […]. Nous pourrions à juste titre alléguer un droit égal à tirer nos propres déductions de l’Écriture ; dire que les interprétations de l’Écriture ne sont que des opinions, et que si les nôtres rejoignaient les leurs, ce serait là une heureuse coïncidence qui fortifierait d’autant notre confiance en eux ; sinon, il n’y aurait [29] rien d’autre à faire que de suivre notre propre lumière. En matière de foi, aucun homme n’a le droit d’imposer à un autre ses propres déductions. […]. La question qui se pose alors est simplement celle du témoignage, celle des moyens à leur disposition pour savoir s’il en avait été ainsi et s’il en était toujours ainsi ; car si telle était bien la tradition suivie par tant d’Églises, dans un même temps et indépendamment les unes des autres et, semble-t-il, depuis les apôtres, il ne fait pas de doute que cette tradition ne puisse être que vraie et apostolique.

2’) Leur autorité (moindre) en matière de prophéties

Voilà comment les Pères s’expriment en matière de doctrine ; il en va autrement quand ils interprètent les prophéties. Sur ce sujet, il semble n’y avoir eu de [30] traditions ni catholiques, ni universelles, ni ouvertement exposées ; et quand ils interprètent, les Pères, dans la plupart des cas, insistent sur le fait qu’ils énoncent soit leurs opinions personnelles soit des traditions non certifiées. […] Bien que les Pères ne nous transmettent pas l’interprétation des prophéties avec la même certitude qu’ils nous transmettent la doctrine, ils méritent néanmoins, à proportion de leur consentement, de leur autorité personnelle et de l’adhésion de leur temps, ou de [31] l’autorité des sources dont ils se réclament, d’être lus avec déférence ; car, pour dire le moins, il y a autant de probabilité qu’ils soient dans le vrai que les commentateurs d’aujourd’hui ; à certains égards même davantage, dans la mesure où, de nos jours, l’interprétation des prophéties est devenue matière à controverse et à prise de parti. La passion et les préjugés ont à tel point affecté la qualité du jugement qu’il est difficile de savoir à qui se fier, et on peut se demander si un simple chrétien ne serait pas un aussi bon exégète que ceux qui en assument l’office.

1) La venue de l’Antichrist

a) Exposé

  1. Venons-en maintenant au texte qui nous occupe, que j’examinerai en m’appuyant sur des arguments tirés de l’Écriture, sans me préoccuper d’être d’accord avec les commentateurs modernes, ni de dire en quoi je ne le suis pas. […]. Notre Sauveur précise que cela le précédera immédiatement, ou que sa venue suivra de très près. Après avoir évoqué les « faux prophètes » et les « faux christs », produisant « des signes et des prodiges » (Mt 24,24), et parlé de « l’abondance de l’iniquité » et de la [32] « charité qui se refroidira» (Mt 24,12) il ajoute en effet : « Quand vous verrez toutes ces choses, sachez que c’est proche, aux portes ». […]. En deuxième lieu, la prédication [33] de l’Évangile à travers le monde entier : « Et l’on proclamera cet Évangile du Royaume dans toute la terre habitée, en témoignage pour toutes les nations, et alors viendra la fin » (Mt 24,14).

b) Première objection

1’) Exposé

On serait en droit d’objecter à cette conclusion que, dans notre texte, saint Paul dit que « le mystère de l’iniquité exerce déjà son influence » (2 Th 2,7) c’est-à-dire de son temps même, comme si l’Antichrist était de fait déjà venu.

2’) Réponse

Mais il est aussi possible que saint Paul ait seulement voulu dire qu’il distinguait des ombres et d’obscurs présages, les prémices de l’activité qui un jour se déploierait dans toute son ampleur. […]. C’est ce qui fait dire à saint Jean : « Petits enfants, c’est la dernière heure, et de même que vous avez entendu qu’un Antichrist venait, maintenant aussi sont apparus de nombreux [34] Antichrists ; de là nous connaissons que c’est la dernière heure » (1 Jn 2,18). […]. Dans le sens où les jours de l’Apôtre étaient le dernier temps du monde, ils étaient aussi le temps de l’Antichrist.

c) Deuxième objection

1’) Exposé

Cela admis, on pourrait avancer une seconde objection, fondée sur la déclaration de saint Paul : « Vous savez maintenant ce qui le retient, pour qu’il se révèle à son moment » (2 Th 2,6). […] Or, il est généralement admis que cette puissance qui fait obstacle est l’Empire romain, et puisque celui-ci, d’après ce que l’on soutient, a été depuis longtemps écarté, il faudrait conclure que l’Antichrist est venu depuis longtemps.

2’) Réponse

J’admets que « ce qui retient », ou « celui qui retient », représente la puissance de Rome, puisque tous les anciens auteurs en parlent ainsi. Et de même que Rome, selon la vision du prophète Daniel, a succédé à la Grèce, j’admets que l’Antichrist succède à Rome, et que le Christ, notre Sauveur, succède à l’Antichrist. [35] […]. C’est d’au milieu d’elles [36] qu’il surgira, comme le même prophète nous le révèle : « Je considérais les cornes, et voici, une autre corne, petite, sortit d’entre elles […] et voici, à cette corne, il y avait comme des yeux d’hommes, et une bouche qui disait de grandes choses » (Dn 7,8).

2) L’identité de l’Antichrist

  1. Maintenant, que nous disent sur l’Antichrist les auteurs sacrés ?

a) L’Antichrist comme esprit

1’) Son existence

En tout premier lieu, comme on l’a vu, qu’il incarne un certain esprit qui existait du temps même des apôtres : « Le mystère de l’iniquité exerce déjà son influence » (2 Th 2,7) ; « maintenant aussi sont apparus de nombreux Antichrists » (1 Jn 2,18). […]. Il n’est pas douteux que ce principe maléfique a été actif depuis lors, se manifestant de temps en temps, tout en étant [37] maîtrisé par « celui qui retient ». Bien plus : une lutte féroce se déroule en ce moment même sous nos yeux entre l’esprit de l’Antichrist, cherchant à se dresser, et le pouvoir politique dans les pays « romains », au sens de la prophétie, qui le répriment avec fermeté et détermination.

2’) Sa nature

Tenter d’établir en quoi consiste cet esprit sortirait de mon présent propos, autant que de m’étendre sur sa doctrine ; il reste qu’en ce moment même, tout comme aux jours de nos pères, un principe acharné et anarchique est partout à l’œuvre – un esprit de rébellion contre Dieu et contre l’homme, que malgré leurs plus grands efforts les puissances gouvernantes dans chaque pays parviennent à peine à contenir. Si ce phénomène dont nous sommes témoins est l’esprit de l’Antichrist qui un jour sera lâché, l’esprit d’ambition, père de toute hérésie, de tout schisme, de toute sédition, de toute révolution et de toute guerre – qu’il le soit ou non, il reste que le cadre actuel de la société et du gouvernement, pour autant qu’il symbolise la puissance romaine, semble être
« ce qui retient », et l’Antichrist, ce qui se dressera lorsque cet obstacle aura cédé.

b) L’Antichrist comme personne

  1. Les remarques qui précèdent ont pu laisser entendre que l’Antichrist est une personne, un individu, et non une puissance ou un royaume.
1’) Arguments scripturaires en faveur de l’identité personnelle

C’est assurément l’impression que laissent à l’esprit les passages de l’Écriture qui le concernent, quand on a pleinement [38] pris en compte le caractère métaphorique du langage prophétique ; et telle était bien l’universelle croyance de l’Église primitive. […]. Il séduira par des paroles captieuses ceux qui [39] transgressent l’Alliance, mais le peuple de ceux qui connaissent leur Dieu se fortifiera et agira […]. […]. Tous ceux qui habitent sur la terre l’adoreront, ceux dont le nom n’est pas écrit dans le Livre de Vie de l’Agneau immolé depuis la fondation du monde » (Ap 13,5-8). [40]

2’) Arguments historiques en faveur de l’identité personnelle

Qu’on puisse entendre, par Antichrist, une personne singulière est de plus rendu vraisemblable par le fait que plusieurs individus sont déjà apparus au cours de l’histoire, répondant largement aux descriptions qui précèdent ; cette circonstance fonde la probabilité que l’accomplissement à venir, dans toute sa plénitude, se fera lui aussi dans un individu.

a’) Premier exemple : le roi païen Antiochus

De ces figures obscures du mal à venir, la plus remarquable s’est manifestée avant le temps des apôtres, entre leur époque et celle de Daniel. […]. Puis « le [42] roi Antiochus écrivit à tout son royaume que tous devaient former un seul peuple, et que chacun devait abandonner ses usages. […]. On nous donne ici quelques linéaments de l’Antichrist qui sera tel, et même pire qu’Antiochus.

b’) Deuxième exemple : Julien l’Apostat

L’histoire de l’empereur apostat Julien, qui vécut entre 300 et 400 après Jésus-Christ, fournit une autre [43] approximation du futur Antichrist, et une raison supplémentaire de penser que celui-ci sera, non pas un royaume ou quelque puissance du même ordre, mais bien une personne.

c’) Troisième exemple : Mahomet

Tel est aussi le cas du faux prophète Mahomet, qui propagea son imposture environ six cents ans après que le Christ fut venu.

d’) Quatrième exemple : Napoléon

Enfin il y eut, dans la génération qui nous a précédés, et dans notre enfance même, des événements qui semblent donner plus de probabilité encore à l’hypothèse que l’Antichrist sera une personne singulière, et non pas plusieurs individus agissant ensemble.

c) Résumé

Tout ce que je viens de dire sur ce sujet pourrait se résumer ainsi : nous savons que la venue du Christ sera immédiatement précédée d’un déchaînement du mal tout à fait terrifiant, sans équivalent, que notre texte nomme apostasie : défection du milieu de laquelle surgira un individu effrayant, homme de péché et fils de la perdition, l’ennemi spécifique et singulier du Christ – l’Antichrist ; nous savons que ceci aura lieu lorsque le cadre actuel de la société se sera effondré sous le coup des révolutions ; nous savons aussi que l’esprit qu’il incarnera se trouve pour l’instant contenu par « les pouvoirs en place », mais qu’à leur éclatement il sortira de leur sein et, selon les règles de son art pervers, les réanimera et, sous son [44] empire, les reconstituera en un seul corps (cf. Ep 4,16 et Col 2,19. Voir note 19, p. 137), tous, à l’exclusion de l’Église.

3) L’occasion de sa venue : l’apostasie

  1. Il serait hors de mon propos d’en dire davantage pour l’instant. Je conclurai en attirant votre attention sur un détail particulier du texte, que j’ai déjà en partie commenté.

a) Énoncé

Il nous est dit que « l’apostasie viendra et que se révélera l’homme de l’iniquité ». […]. Observez maintenant de quelle façon admirable le cours de la Providence, tel qu’il transparaît dans l’histoire, a donné l’interprétation de cette prédiction.

b) Preuves

1’) Preuve scripturaire : Antiochus

Le premier commentaire nous est donné par le cas d’Antiochus, antérieur à la prophétie, comme je l’ai déjà fait remarquer. Les Israélites, du moins un grand nombre d’entre eux, abandonnèrent leur religion dans ce qu’elle avait de plus sacré et, alors seulement, il fut accordé à l’ennemi de faire irruption.

2’) Preuves historiques
a’) L’arianisme et Julien l’apostat

L’exemple suivant nous est fourni par l’empereur apostat Julien qui, par la ruse, tenta de renverser [45] l’Église et de réinstaurer le paganisme. […]. Comme il était à prévoir, il dévia vers le paganisme, devint le persécuteur acharné de l’Église et fut emporté avant que son règne ait pu [46] couvrir le bref espace de temps qui sera celui du véritable Antichrist.

b’) le nestorianisme et l’eutychianisme, et Mahomet

La grande hérésie suivante, aux conséquences bien plus durables et de plus grande envergure, eut un caractère double, ayant, si je puis dire, deux têtes : le nestorianisme et l’eutychianisme, en apparence opposés l’un à l’autre mais unis dans leur fin : niant, d’une façon ou d’une autre, la réalité de la miséricordieuse incarnation du Christ et détruisant la foi des chrétiens plus insidieusement, mais non moins sûrement, que l’hérésie d’Arius. […]. C’est, là encore, une Ombre remarquable de l’Antichrist.

c’) La Révolution française et l’avènement de Napoléon

Pour ce qui est du quatrième et dernier exemple, que je pourrais relever dans la génération qui a immédiatement précédé la nôtre, je me bornerai à observer que c’est pareillement d’une apostasie que l’Ombre de l’Antichrist a surgi, d’un abandon de la foi en faveur de doctrines infidèles, et sans doute l’apostasie la plus inique et la plus blasphématoire que le monde ait jamais connue. [47]

c) Conséquence pratique : avertissement pour aujourd’hui

1’) Les multiples signes de l’apostasie

Ces exemples nous donnent un même avertissement. […]. N’est-il pas vrai que l’on assiste à des tentatives fébriles et incessantes pour se débarrasser de la nécessité de la religion dans les affaires publiques ? par exemple, la volonté de se passer des serments, sous prétexte qu’ils sont trop sacrés pour les affaires de la vie courante, au lieu de faire en sorte qu’on en use avec plus de [48] révérence et de considération ? la volonté d’organiser l’éducation sans religion – c’est-à-dire, ce qui revient au même, en mettant sur le même plan toutes les formes de religion ? la volonté de faire observer la tempérance et les vertus qui en découlent, sans l’aide de la religion, par le moyen de sociétés fondées sur le seul principe de l’utilitarisme ? la volonté de faire de l’utilité, et non de la vérité, la finalité et le critère des décisions de l’État et de la constitution des lois ? la volonté de fonder sur la quantité et non sur la vérité le motif de garder ou de rejeter tel article de foi, comme si l’Écriture nous donnait une raison quelconque de croire que la masse soit dans le vrai et le petit nombre dans le faux ? la volonté de vider la Bible de son sens principal, en conservant tous les autres, pour nous amener à croire qu’elle peut avoir cent significations différentes, toutes également valables, ou, en d’autres termes, ne pas en avoir du tout, n’être que lettre morte, bonne à mettre à l’écart ? la volonté d’effacer de la religion les formes extérieures et objectives, tout ce qui se manifeste dans les rites ou peut s’exprimer dans des écrits, la volonté de la confiner au domaine de notre sensibilité intérieure, et par là – considérant à quel point nos sentiments sont éphémères, inconstants, évanescents – la volonté, en fait, de détruire la religion ?

2’) L’Antichrist
a’) Sa possible survenue

En ces jours mêmes, indéniablement, une confédération du mal se constitue, prend la mesure de ses [49] forces, dispose ses troupes aux quatre coins du monde et encercle l’Église du Christ comme dans un filet, ouvrant la voie à un universel abandon de la foi. […]. Non, il vous présente des appâts pour vous attirer.

b’) Ses appâts ou signes

Il vous promet la liberté civile ; il vous promet l’égalité ; il vous promet le commerce et la prospérité ; il vous promet l’exemption des impôts ; il vous promet des réformes. […]. Il vous souffle quoi dire, puis vous écoute, vous complimente, vous encourage. [50] […]. Il vous montre comment devenir des dieux. Puis il rit et plaisante avec vous, gagne votre intimité ; il prend votre main, glisse ses doigts entre les vôtres, les referme, et là vous lui appartenez.

c’) Exhortation

Nous qui sommes chrétiens, nous fils de Dieu, frères du Christ et héritiers de la gloire, allons-nous consentir à avoir part ou héritage dans cette entreprise (cf. Ac 8,21) ? […]. C’est pourquoi sortez du milieu d’eux et séparez-vous […] et ne touchez pas à ce qui est impur » (2 Co 6,14-17), de crainte d’être participants de l’œuvre des ennemis de Dieu et de préparer la voie à l’homme de l’impiété, au fils de la perdition. [51]

Pascal Ide

16.8.2021
 

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