James Bond. Du héros dynamique au héros structural

Umberto Eco a laissé une pénétrante analyse de l’évolution de James Bond dans la série des onze romans d’espionnage éponymes à succès rédigés par Ian Fleming [1]. Elle éclaire la distinction entre récits synchroniques (ou structuraux) et récits diachroniques (ou dynamiques).

Cette différence apparaît au terme du premier roman, Casino Royal. L’espion britannique a vaincu une organisation soviétique, Le Chiffre. Savourant sa convalescence sur un lit d’hôpital, il disserte avec son collègue français, Mathis, et lui confie ses doutes : combattent-ils la bonne cause ? le Chiffre ne remplit-il pas une mission véritable ? Bond est donc en pleine crise : découvrant l’universelle ambiguïté de l’humanité, va-t-il emprunter le chemin des protagonistes des romans de John Le Carré ? Écoutons la réponse de Mathis :

 

« Quand vous serez rentré à Londres, vous découvrirez qu’il y a d’autres Le Chiffre qui essaient de vous détruire, de détruire vos amis et votre pays. ‘M’ vous en parlera. Et maintenant que vous avez vu un homme véritablement méchant, vous saurez sous quel aspect le mal peut se présenter, vous irez à la recherche des méchants pour les détruire et protéger ainsi ceux que vous aimez, et vous-même. […] Entourez-vous d’êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes. Mais, […] ne me décevez pas en devenant humain vous-même. Nous perdrions une merveilleuse machine [2] ».

 

Cette dernière phrase, lapidaire, fait basculer la vie de Bond, et toute la série : désormais, l’espion ne cherchera plus à méditer sur la vie et la mort ou sur le sens des choses. « Avec les dernières pages de Casino Royal, Fleming renonce de fait à la psychologie comme moteur narratif, décidant de transférer caractères et situations au niveau d’une stratégie structurale objective et conventionnelle. Sans le savoir, Fleming accomplit un choix familier à nombre de disciplines contemporaines : il passe de la méthode psychologique à la méthode formelle [3] ». Sur Bond, l’histoire ne mouille plus. Son personnage – et désormais, je parle autant des films que des romans – n’évolue pas plus que son costume ne se salit après une cascade acrobatique en pleine brousse ou que son sens de l’humour ne se fripe après avoir échappé à la gueule d’un requin ou aux griffes d’un tigre.

Une conséquence de ce caractère structural est un trait qui traverse tous les romans de la saga : le manichéisme [4], qui a fait soupçonner Fleming d’être réactionnaire [5]. Tous, sans exception, opposent un bon à un méchant, et nulle évolution n’est même seulement pensable : immuables, la bonté ou la malice constituent des traits non plus éthiques mais ontologiques. Que chaque pôle soit accompagné (Bond entouré de son ami Felix Leiter et de telle ou telle James Bond girl, victime et éventuellement justicière ; le « méchant », toujours flanqué d’un garde du corps particulièrement impressionnant, et, de plus en plus, d’une âme damnée féminine) ne change rien sur le fond : Bond est incorruptible ; l’ennemi n’est que corruption.

Pascal Ide

[1] Umberto Eco, De superman au surhomme, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1993, « Les structures narratives chez Fleming », p. 189-240. Je résume cette analyse dans Pascal Ide, La rencontre au cinéma, Paris, L’Emmanuel, 2005, p. 300-301. Cette différence entre les romans classiques, le plus souvent dynamiques, et les romans de Fleming qui, après le premier, deviennent structuraux, explique pour une part leur succès – dont on sait combien il fut amplifié par le passage à l’écran.

[2] Cité Ibid., p. 191. C’est moi qui souligne.

[3] Ibid., p. 192.

[4] « Fleming cherche des oppositions élémentaires : afin de donner un visage aux forces premières et universelles, il recourt à des clichés. Pour identifier ces clichés, il se réfère à l’opinion publique. En période de tension internationale, ce sera le méchant communiste ou le criminel nazi impuni » (Ibid., p. 220).

[5] « Si Fleming est réactionnaire, ce n’est pas parce qu’il remplit son schéma ‘Mal’ avec un Russe ou un Juif. S’il l’est, c’est parce qu’il procède par schémas. La schématisation, la bipartition manichéenne sont toujours dogmatiques, intolérantes ; inversement, le démocrate est celui qui refuse les schémas, reconnaît les nuances, les distinctions et justifie les contradictions » (Ibid., p. 220 et 221).

18.11.2022
 

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