Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-4 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique moderne. Whitehead

Chapitre 4

Quelques philosophies de la nature à l’époque des nouvelles théories physiques

« La plus puissante résistance à nos rationalisations, la complexité du réel. C’est alors que la complexité du réel peut stimuler la complexité de la pensée [1] ».

Pour Michel Euvé, l’évolution des rapports entre l’humanité et le cosmos depuis l’Antiquité est passée par trois stades. Les deux premiers sont classiques : le cosmos antique et médiéval ; l’univers moderne, à partir du xviie siècle, où « l’homme est ontologiquement étranger à l’univers des choses » ; le troisième stade où « la nature change de métaphore : de ‘machine’ (Descartes), elle devient ‘organisme’ (Whitehead) ». Et de citer en note ce mot : « L’idéal dont nous rêvons n’est pas une machine, mais un système vivant où tout fonctionne, comme dit Le Roy, par conspiration [2] ». Ne parle-t-on pas d’une « histoire de la nature » ? La prise en compte de la complexité, que l’auteur souligne, va dans le sens de ce nouveau modèle.

A) La nature comme don en process selon Alfred North Whitehead

1) Introduction

Alfred North Whitehead (1861-1947) nous propose la dernière grande et originale philosophie de la nature [3]. Deux témoignages l’attestent. Gilles Deleuze dit de Whitehead qu’il a élaboré « la dernière grande philosophie anglo-américaine, juste avant que les disciples de Wittgenstein n’étendent leurs brumes, leur suffisance et leur terreur [4] ». Le philosophe allemand Robert Spaemann salue en Whitehead, en particulier dans Process and Reality, « peut-être le seul philosophe au xxe siècle qui a compris le problème de l’intériorité-extériorité [5] ».

Notre exposé se fondera sur la remarquable synthèse opérée par un excellent connaisseur, Jean Ladrière [6]. Notre intention n’est pas d’exposer en détail la cosmologie de Whitehead, mais de voir comment elle contribue à développer une rythmique ternaire originale qui, enrichissant l’aristotélisme, est structurée à partir du don. Après avoir brièvement tracé le cadre biographique intellectuel (1), je montrerai le déploiement de cette dynamique à partir de trois domaines : en ses sources scientifiques (2), dans l’ontologie (3) et la théologie (4). En son origine scientifique, la tripartition du don est encore ébauchée sous la forme d’une image, d’un schème, mais qui est prégnant de tous les développements ultérieurs, mais en sa philosophie de l’être et de Dieu, son élaboration est conceptuelle.

a) Cadre biographique intellectuel

La vie intellectuelle de Whitehead peut se diviser en trois parties.

1’) Cambridge : la période mathématique (1881-1910)

La première partie de la vie de Whitehead fut consacrée à la mathématique, à la logique (on se souvient que Whitehead fut le co-auteur, avec Bertrand Russell du monumental Principia mathematica) et aux sciences (précisément, la physique théorique et l’interprétation de la théorie de la relativité).

En 1881, Whitehead entre au Trinity College de Cambridge où il restera, durant trente années, jusqu’en 1910 et don’t il sera successivement étudiant et fellow (c’est-à-dire enseignant et chercheur). Sa présence dans ce cercle très fermé, très admiré et très envié, lui permet de nouer des amitiés avec des savants de toutes disciplines, grâce aux dîners qui réunissent presque chaque soir les universitaires des différentes spécialités. Whitehead dira que l’atmosphère du Trinity College ressemble à celle des dialogues de Platon.

2’) Londres : la période politique (1910 à 1924)

Pendant les quatorze années suivantes, Whitehead a enseigné à l’Imperial College, l’Université de Londres. Il forme les ingénieurs de l’Empire, s’occupe des problèmes scolaires du Grand Londres et s’intéresse à la politique.

3’) Boston : la période philosophique (1924-1937)

Enfin, la dernière partie de sa vie active, jusqu’à soixante-seize ans, fut dédiée à la philosophie, précisément, la métaphysique. En fait, le passage s’est fait progressivement : Whitehead se préoccupe de questions de plus en plus fondamentales sur le statut de la connaissance et la structure même du réel. Ce continuisme est en lui-même riche d’enseignement : tout en étant différents, la philosophie et les sciences constituent deux discours beaucoup plus homogènes qu’on ne le dit habituellement. De fait, sa philosophie demeure tout imprégnée des sciences.

Whitehead passe la fin de sa vie aux États-Unis, où il enseigne au département de philosophie de l’Université de Boston, et fait œuvre de métaphysicien originale. De fait, ses œuvres philosophiques les plus marquantes seront rédigées entre 1920 et 1933 : The Concept of Nature, 1920 ; The Relativity and its Applications, 1923 ; Science and the Modern World, 1925 ; Religion in the Making, 1926 ; Process and Reality, 1929 (sans doute son plus grand ouvrage philosophique) ; Adventures of Ideas, 1933.

b) Traits distinctifs de sa philosophie
1’) Quelques intuitions méthodologiques

Whitehead partage avec Husserl, la conviction profonde qu’il faut aller aux choses mêmes.

Ensuite, il pense que l’accès à l’universel est le fruit de tout un effort de pensée et même de toute la vie. En effet, Whitehead s’inscrit dans la tradition empiriste qui est la sienne ; or, pour celle-ci, nous sommes d’abord au contact d’être singuliers et sensibles ; donc, contrairement à la tradition idéaliste qui vit dans l’élément de la pensée, l’advenue de l’universel requiert un long travail.

De plus, et cela est encore propre à la tradition empiriste, il s’agit d’aller à la réalité en son entier. Cette totalité est d’abord sensible et idéative. Whitehead veut ainsi éviter la dissociation (ce qu’il appelle bifurcation) entre ce que les perceptions disent du réel et ce que les idées nous en apprennent. Cette entièreté concerne aussi le réel sensible, dans sa double dimension plus qualitative et plus quantitative. Sa démarche englobe donc ce que John Locke appelait qualités premières et qualités secondes : « Le rougeoiement du soleil qui se couche doit faire autant partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques que les hommes de science invoquent pour expliquer ce phénomène [7] ».

Grand mathématicien et grand connaisseur des sciences (qu’il a pratiquées de 1881 à 1924), Whitehead est animé par une dernière conviction : le retour aux choses mêmes ne saurait s’effectuer sans la médiation des sciences. Bien que Husserl soit un bon connaisseur des sciences et ait lui-même reçu une première formation en mathématiques, le penseur allemand n’a fait aucune découverte dans le domaine scientifique et n’estime pas nécessaire le passage par les sciences. Pour le dire autrement, Husserl s’inscrit encore dans la grande tradition idéaliste de séparation de l’homme et du cosmos, alors que Whitehead adhère à une vision unitive de la réalité, esprit et nature.

1’) La philosophie spéculative

Au début de son opus magnum qu’est Process and Reality, Whitehead définit la « philosophie spéculative » comme « l’effort en vue de former un système cohérent, logique, nécessaire, d’idées générales en termes desquelles tout élément de notre expérience puisse être interprété [8] ». Commentons certains mots clés :

« Système » : il est signifié ainsi que l’approche de Whitehead part non pas inductivement de l’expérience, mais de certaines idées générales posées avec audace comme des cadres de pensée. Ce faisant, « cette méthode a beaucoup d’affinités avec celle qu’utilise la physique théorique. Celle-ci procède en effet non par induction, mais par ce qu’on pourrait appeler des coups d’audace spéculatifs : elle pose a priori certains cadres de pensée qui sont, bien entendu, confrontés à l’expérience et ainsi éprouvés quant à leur capacité d’interpréter celle-ci correctement [9] ».

« Tout » : cela veut dit que le système est globalisant. Précisément, la totalité de notre expérience est prise en compte : qu’il s’agisse de la sensation, de l’émotion, de la pensée ou de la décision. Et ces éléments seront mis en relation avec un schème général.

« Cohérent » : cela ne signifie pas seulement non-contradictoire, ce qui est une règle générale de tout discours, mais interdépendant. En effet, les concepts doivent être non pas juxtaposés, mais logiquement connectés, de sorte que leur signification prend en compte les autres concepts.

« Nécessaire » : cela veut dire que le système porte en lui « sa propre garantie d’universalité pour toute expérience, pour autant que nous nous limitions à ce qui communique avec les données de fait immédiates ». Ainsi se trouve conjurée l’impression de rationalisme : la philosophie spéculative est enracinée dans l’expérience.

« Interprété » : alors que ce qui est rationnel doit répondre à des critères de cohérence logique, ainsi que nous l’avons dit, l’expérience demande à être interprétée a posteriori.

Ainsi, le schème présente une double face, rationnelle et empirique, même si la première prime sur la seconde. Le signe en est la présentation même de Process and Reality : tel un traité de physique théorique ou de mathématique, l’ouvrage commence par une série de définitions et de principes très abstraits. Puis, les chapitres ultérieurs incarnent, donnent vie à ces concepts très universels et apparemment vides de contenu. Autrement dit, il procède de l’abstrait au concret – mais en un tout autre sens que l’ordo determinandi aristotélicien.

Autre présentation

Qu’est-ce que la philosophie spéculative ? Ainsi commence CF : « La philosophie spécu­lative est la tentative pour former un système d’idées générales qui soit nécessaire, lo­gique, cohérent et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être interprétés [10] ». Pour Whitehead, la philosophie se distingue de l’opinion en ce qu’elle est un savoir systématique et rigoureuse, et se distingue de la science en ce qu’elle est universelle. « Le champ d’une science particulière se limite à un genre unique de faits », alors que « l’étude de la philosophie est un voyage en quête des plus grandes généralités [11] ».

La philosophie est aussi un savoir seulement approché. Il est intrinsèque à l’esprit hu­main de ne pouvoir élaborer une métaphysique définitive. En effet, « la faiblesse de l’in­tuition et les insuffisances du langage y font inexorablement obstacle [12] ». Précisément, pour le langage, il lui manquera toujours une « pénétration imaginative [13] ». Quelle que soit la technicité des formules langagières, elles incitent « à un saut d’imagination [14] ». Aussi, « les catégories métaphysiques ne sont pas des affirmations dogmatiques de l’évi­dence ; ce sont des tentatives pour formuler des généralités ultimes [15] ».

Enfin, la philosophie n’a pas de finalité utilitaire immédiate. Elle s’oppose donc à l’ob­jection de Francis Bacon selon laquelle la philosophie n’ayant aucune utilité, n’a pas lieu d’être et que Whitehead, longuement, réfute. « L’utilité de la philosophie consiste à contri­buer à la systématisation la plus générale de la pensée civilisée [16] ».

La philosophie est menacée par une « erreur primordiale » : « l’exagération ». Il en existe deux formes principales : la première concerne ce que Whitehead appelle la « localisation fallacieuse du concret » : par restriction de la pensée à l’intérieur d’une catégorie ; la se­conde erreur est une erreur non plus sur le sens du concret, mais sur la méthode abs­traite, sur la procédure logique à utiliser, précisément, comme on le soulignait plus haut, sur le dogmatisme qui poussait à une mathématisation outrancière [17]. Aussi, la philo­sophie doit conjuguer l’audace spéculative et « une humilité totale devant la logique et devant les faits [18] ».

 

Cette philosophie présente deux autres traits, un premier plus épistémologique, le deuxième plus ontologique.

2’) Souci d’intégrer la totalité de l’expérience

Whitehead fait partie de la race des grands philosophes. Un signe paradoxal en est qu’il déjoue les classifications, notamment la distinction entre les courants de la philosophie dite continentale (notamment la phénoménologie et l’herméneutique) et ceux de la philosophie analytique (la philosophie du langage ou la philosophie de l’action). En effet, d’emblée, Whitehead cherche à « rendre compte, dans son système, de la totalité de l’expérience [19] », notamment en nouant étroitement anthropologie, cosmologie et même théologie. « La pensée philosophique de Whitehead nous propose à la fois une interprétation du monde, une interprétation de l’homme et une interprétation de Dieu », mais le tout « dans une vision centrale unique ». Et « c’est par là que cette philosophie rejoint les grandes pensées métaphysiques [20] ».

Relevons notamment le soin qu’a Whitehead d’accorder une place à l’expérience religieuse, et même à l’expérience mystique. Nous le verrons dans la place que sa philosophie accorde à une théologie naturelle.

En creux, Whitehead s’oppose aux visions réductionnistes. En effet, la philosophie ou la pensée spéculative se doit de rejoindre le concret, la totalité organique de la réalité. Or, la pensée scientifique procède par abstraction systématique ou par ce que notre auteur appelle une « concrétude mal placée [misplaced concreteness] ». Donc, Whitehead rejette une pensée qui demeurerait enfermée dans le seul cadre des sciences pour comprendre le réel.

3’) Souci d’intégrer les grandes acquisitions des sciences modernes

Un autre trait distinctif de Whitehead est sa connaissance très précise des sciences, qui va de pair avec une grande culture philosophique. Cette conjonction est aujourd’hui très rare. Plus encore, sa philosophie « intègre ce qu’il y a de plus essentiel dans la science contemporaine de la nature [21] », au point que Raymond Ruyer a pu présenter Whitehead comme l’une des sources de la gnose de Princeton ; or, selon l’interprétation qu’en donne Ruyer, ce mouvement néo-gnostique est né du besoin qu’ont eu certains scientifiques de déborder le cadre de leur propre discipline pour aborder des spéculations plus englobantes et plus fondamentales.

c) Difficulté préjudicielle

Est-ce une philosophie de la nature ? Certes, il s’agit d’un exposé complet de philoso­phie. Whitehead est même un métaphysicien. Mais sa métaphysique s’enracine d’abord dans une conception de la nature.

Cette physique philosophique est nouvelle. Un signe en est que Whitehead n’hésite pas à forger des néologismes, ou donner un sens nouveau à des termes anciens. On imagine donc la difficulté de la lecture, et, plus en­core, la difficulté de la traduction. L’avant propos, la présentation du texte s’y étend lon­guement. Whitehead lui-même n’est pas dupe, lui qui écrit, à propos du « terme technique ‘préhension conceptuelle’ », que, « ne suggérant aucun exemple particulier, de tels termes présentent de grandes difficultés à l’entendement. C’est pourquoi nous cher­chons ici des termes équivalents pour lesquels existe la connotation d’un fait familier [22] ». Cela nous livre une clé de lecture, et même une clé pédagogique. Le lieu d’où part Whitehead est la réalité ; aussi faut-il patiemment lire et relire ses expériences fonda­trices pour cerner les concepts.

Toute lecture tendue qui voudrait sauter à la compréhension immédiate manquera son but et s’agacera. Il faut accepter de ne pas tout comprendre tout de suite.

Enfin, Whitehead a beaucoup évolué par rapport à Bertrand Russell avec qui il a écrit ce grand manuel, capital pour l’histoire de la logique, qu’est les Principia mathematica.

Quel nom donner à cette philosophie nouvelle ? Whitehead aime lui donner le nom, non pas de métaphysique, mais de philosophie de l’organisme. Cette formule a un sens technique pour lui et manifeste bien l’importance donnée au procès.

C’est surtout dans Process and Reality que Whitehead expose sa philosophie. [23]

On pourrait ordonner la matière en fonction des trois grands types d’être : le monde, l’homme, Dieu.

2) L’apport des sciences

Précisément, Whitehead emprunte trois grandes notions aux sciences. Et nous allons avoir que, notamment la deuxième, nous ouvre à la dynamique du don.

a) La biologie de l’évolution

La cosmologie de Whitehead fut d’abord fortement influencée par l’évolution. On peut distinguer le fait et les théories explicatives. C’est du fait évolutif qu’il a tiré le concept central pour lui de « process », c’est-à-dire de processus. La nature, selon notre auteur, est avant tout un processus. Nous verrons plus bas que ce concept s’oppose à celui de substance.

Quant aux théories, c’est-à-dire aux mécanismes explicatifs de l’évolution, Whitehead ne les discute pas de manière détaillée. Toutefois, il critique clairement le néo-darwinisme. En effet, celui-ci emprunte au mécanicisme ; or, une explication de type mécaniciste ne rend pas compte adéquatement « de l’étoffe même de la réalité [24] ».

b) La relativité restreinte

Deux traits centraux de la théorie d’Einstein ont joué un rôle décisif dans la genèse des concepts philosophiques de Whitehead :

1’) La connexion structurelle de l’espace et du temps

Déjà, le formalisme mathématique (en l’occurrence les transformations de Lorentz qui mesurent le passage d’un système de référence à un autre) corrèle les trois variables de l’espace et la variable temps. D’où l’élaboration d’une géométrie quadridimensionnelle, une géométrie de l’espace-temps. Dans les faits, il est ainsi montré que les variations du temps et de l’espace sont corrélées. Or, dans la mécanique newtonienne, elles étaient indépendantes. Il se produit donc ici une grande nouveauté.

2’) La représentation de la causalité

Or, cette connexion intime nouvelle de l’espace et du temps va engendrer une nouvelle vision de la causalité et même de l’univers qui va profondément influer la réflexion de Whitehead. Deux notions sont nécessaires pour introduite la conception relativiste (au sens scientifique et non pas philosophique qui est synonyme de sceptique) de la causalité : le cône de lumière ; l’ici et le maintenant.

) L’image du cône de lumière

Cette nouvelle vision d’abord sur l’image graphique de l’« hypercône » ou du « cône de lumière ».

Cette représentation permet de comprendre un certain nombre de notions essentielles :

) La causalité

Celle-ci est une action possible d’un événement antérieur sur un point postérieur. Dans un premier cas, il s’agira de l’action possible d’un événement du passé, c’est-à-dire un point qui soit intérieur au cône du passé (ou, pour un signal rapide comme la lumière, sur sa surface) sur le présent, c’est-à-dire sur le point de l’espace-temps représenté par le sommet du cône. Dans un deuxième cas, il s’agira de l’action possible du présent, c’est-à-dire sur le point de l’espace-temps représenté par le sommet du cône, sur un événement du futur, c’est-à-dire un point qui soit intérieur au cône du futur (ou, pour un signal rapide comme la lumière, sur sa surface). Enfin, plus globalement, unissant les deux premiers cas, la causalité s’exercera entre un événement du passé sur un événement futur. La possibilité de la causalité est décrite par les lignes joignant les deux cônes, donc par les trajectoires d’espace-temps reliant les deux points. Or, le cône de lumière est invariante par rapport aux transformations de Lorentz ; en revanche, infinies sont les possibilités de trajectoire. Par conséquent, la causalité (avec les notions de passé, de futur) conjugue un aspect d’immutabilité ou de stabilité et un aspect d’historicité ou de devenir lié à l’ouverture et aux possibles qu’elle dessine.

) La distribution de l’univers entre le devenir et le fixe

L’on voit donc des signaux du passé qui atteignent Ego ; et plus on avance, plus ces signaux sont nombreux. Cette marge d’événement est encore en devenir. En même temps, dans l’autre sens, certains points d’espace-temps ne sont plus accessibles par des signaux émis par Ego. Autrement dit, ils demeurent inchangés. Ainsi se trouve fixée la frontière entre le in fieri et le factum esse. « Toute cette représentation en termes d’espace-temps constitue ainsi une image de ce que signifie le devenir pour un être donné : d’une part, il absorbe pour ainsi dire en lui une portion de plus en plus vaste des événements du monde et d’autre part il y a des aspects du monde qui sont pour lui définitivement fixés ».

) Les entités actuelles

Whitehead appelle « entités actuelles » les entités qui portent la charge de l’actualité de l’univers. Elles en constituent en quelque sorte l’étoffe.

) Le principe de relativité

Enfin, cette vision présente une conséquence d’ordre synchronique. Elle montre qu’il existe une solidarité, une corrélation, une connexion entre les entités habitant l’univers. C’est ce que Whitehead nomme « principe de relativité ». En effet, Ego est le point de concentration où se rencontrent et le cône du passé et le cône du futur. Dès lors, en lui, les éléments se connectent, se solidarisent.

c) La mécanique quantique

Enfin, l’autre grande théorie physique, la théorie de la mécanique quantique, a enrichi la vision de Whitehead de trois concepts centraux.

1’) La discontinuité

La théorie quantique a introduit une notion originale en mécanique. En effet, autant la physique newtonienne que la physique relativiste sont continues. D’ailleurs, la continuité semble avoir pour elle l’évidence : nous nous représentons le mouvement local de manière graduelle, sans à-coup, non saltatoire. Or, la mécanique quantique a montré que, dans le monde microphysique, il faut introduire des ruptures ou des sauts : notamment dans le domaine énergétique, mais aussi dans l’action (le mouvement). C’est d’ailleurs ce que signifie le terme quantique : il renvoie à quantum ; or, celui-ci est un quantum d’énergie ou d’action. Précisément, d’une part, une interaction requiert une quantité minimale d’énergie ; d’autre part, les interactions, c’est-à-dire les échanges d’énergie ou de mouvement s’opèrent par sauts, comme si les quantités d’énergie ne pouvaient se diviser à l’infini, mais butaient sur des grains ou des paquets insécables.

Il faut toutefois préciser que le discret ne s’oppose pas dialectiquement au continuum. En effet, la théorie quantique des champs montre que le champ présente des effets corpusculaires, soit sous forme énergétique (quanta d’énergie), soit sous forme particulaire (les particules élémentaires), si on y introduit des conditions de quantification. Or, le champ est une réalité lisse, continue. Par conséquent, la discontinuité se comprend sur fond de continuité.

Or, dans la théorie de Whitehead, le concept d’« entités actuelles » qui a déjà été vu doit être interprété de manière discontinue.

2’) La différenciation à partir d’un unique substratum

Selon la mécanique quantique, la réalité est comme stratifiée. Il existe d’abord un niveau fondamental universel : comme un champ fondamental doué d’un certain niveau d’énergie, présentant certaines propriétés, ainsi que nous l’avons dit. Puis, de ce substratum fondamental, surgissent les différents niveaux d’organisation, comme autant de manifestations : le milieu énergétique fondamental se condense, se structure : parmi celles-ci, on rencontre les particules, les corpuscules différenciés. Par conséquent, ceux-ci sont des « systèmes organisés de vibration [25] ». Ainsi, contrairement à une autre pseudo-évidence selon laquelle le corpusculaire a plus de réalité que l’ondulatoire, et doit le précéder (la vibration est émise par un corps solide), il faut au contraire affirmer que tout substrat surgit de processus vibratoires. D’autre part, et c’est encore une contre-évidence, le niveau fondamental est seul permanent ; nulle particule ne possède de durée permanente.

Or, autant la matière première constitue ce fond non déterminé, autant la substance, elle, suppose la stabilité d’une détermination. Donc, paradoxalement, la vision de la réalité qu’adopte Whitehead est à la fois aristotélicienne et anti-aristotélicienne : aristotélicienne en ce sens qu’elle renoue, ainsi que Heisenberg le notait, avec la matière première [26] ; anti-aristotélicienne, en ce sens qu’elle écarte la substance ou la subordonne à la réalité fondamentale qu’est le flux vibratoire. De fait, pour penser radicalement la réalité et le devenir, Whitehead veut « se débarrasser de toute référence à l’idée de substantialité [27] ».

3’) La potentialité

Enfin, le formalisme de la mécanique quantique introduit l’indéterminisme. Cela se traduit par une capacité de prédiction qui est seulement probabiliste. Or, la probabilité et l’indétermination traduit une potentialité qui s’actualise dans tel ou tel événement. Par exemple, une mesure effectuée sur un système quantique contracte les différentes possibilités en une actuation précise. Autrement dit, nous retrouvons, mais exprimé ici en termes de puissance et d’acte, la vision stratifiée de la réalité déjà vue : la réalité physique au plan subatomique des phénomènes quantiques est constituée de potentialités ; à un niveau supérieur, les événements réduisent ces possibles en les faisant passer à l’acte.

Nous retrouvons ici la conception aristotélicienne de la matière prime comme puissance. Toutefois, à mon sens, nous sommes encore dans une potentialité déjà actuée (ce que Maritain appelait le « virtuel »).

Or, Whitehead a intégré cet apport à sa vision philosophique de la réalité.

3) L’ontologie de Whitehead

Considérons maintenant succinctement et schématiquement l’ontologie de Whitehead. Il faut distinguer concepts et principes. Les premiers concernent l’existence des entités, et les seconds leur devenir. À chaque fois, nous verrons affleurer la dynamique du don.

a) Les concepts principaux

Ladrière sélectionne les concepts pour se concentrer sur le cœur. Parcourons les principales « catégories d’existence ». Les deux premières désignent les êtres en relation, les autres leur mise en relation, c’est-à-dire leur unité et leur nouveauté.

1’) Le couple fondamental

Tout le système est fondé sur la distinction ontologique (postulée) de deux types d’entité : les « entités actuelles [actual entities] » et les objets éternels.

a’) Les entités actuelles

Whitehead caractérise ces entités par quatre expressions: « actual entity », « res veræ », « actual occasion », « final reality ».

« Actual » doit s’entendre en son sens métaphysique et non pas chronologique : est actuel ce qui existe en acte, par opposition à ce qui est en puissance. Ainsi, le syntagme « actual entities » est synonyme de l’expression « res veræ ». En effet, est vrai ce qui existe pleinement, authentiquement.

« Occasion » renvoie à rencontre ou événement. En effet, une entité se caractérise par les rencontres qu’elle va nouer. En tant qu’elle est actuelle, l’entité est présente dans le « ici et maintenant ». Or, cet « ici et maintenant » est certes un point fugitif : il passe en permanence du passé pour entrer dans le futur, et donc ne possède aucune permanence. Mais le hic et nunc ne se réduit pas à ce présent évanescent. D’une part, il est chargé de tout un passé. En effet, il résulte de tout ce qui le précède et a contribué à le forger. D’autre part, cet « ici et maintenant » est porteur de tout un futur qui va se produire à partir de lui et qu’il anticipe et annonce. « Ainsi l’entité actuelle n’est pas autre chose qu’un ‘ici et maintenant’, mais avec le sillage qu’il traîne derrière lui et le champ qu’il ouvre devant lui [28] ». Par conséquent, dans son présent se joignent passé et futur. Voilà pourquoi l’entité actuelle est passage, mais plus encore rencontre, c’est-à-dire « occasion ».

« Final » va confirmer cette vision triadique et dynamique. En effet, qui dit finalité dit efficience ou, pour dédoubler le mot : le finalisé suppose le finalisant. Or, les réalités actuelles sont à la fois le résultat d’un processus producteur et le support de la causalité finale dans le monde ; plus encore, elles assurent le passage, c’est-à-dire la rencontre. « Une entité actuelle est au croisement d’une causalité efficiente et d’une causalité finale [29] ».

Cette tripartition était déjà représentée dans le schéma du cône de lumière. Mais elle trouve désormais sa formulation conceptuelle. En effet, l’être actuel est rythmé par ces trois temps. Donc, par certains côtés, tout est noué, tout est présent en germe. Cependant, la distinction demeure encore statique. Les autres notions vont articuler dynamiquement ces moments et préciser comment s’effectue ce devenir.

b’) Les objets éternels

Whitehead définit les « objets éternels » comme de « purs potentiels pour la détermination spécifique du fait » ou des « formes de détermination définie [forms of definiteness] [30] ». Ces définitions sont paradoxales. En effet, d’un côté, elles en soulignent le caractère potentiel, donc non actuel. De l’autre, elles caractérisent ces objets comme des « formes de détermination » ; or, la forme comme la détermination relèvent de l’acte. Cette ambivalence vient, me semble-t-il, de la double face de ces objets. D’une part, ils sont en Dieu ; or, ils y « représentent à l’état potentiel ce qui apparaîtra comme déterminé dans l’univers tel qu’il se réalise ». D’autre part, leur fonction « est d’apporter à la constitution progressive de l’univers l’aspect de détermination », c’est-à-dire de donner aux entités actuelles, donc aux « occasions », leur détermination, leur forme. En tant que tourné vers les choses, ces objets sont source de leur détermination.

2’) La mise en relation

Les deux principales « catégories d’existence » étant exposées, deux questions se posent : comment entrent-elles en relation ? comment constituent-elles des êtres plus complexes, plus élaborés ?

a’) La mise en relation en général : la préhension

La préhension (prehension, en anglais) se définit comme un « fait concret de relationnalité ». En effet, l’entité actuelle entre en relation, communique : c’est là un aspect réel essentiel de son identité. Or, c’est ce que signifie la préhension. Au fond, dans le lexique propre à Whitehead, la préhension désigne le processus de nouveauté. Nous verrons plus bas à partir du concept de « proposition » qu’il faut distinguer le sujet qui est l’entité actuelle et le prédicat qui est la détermination advenant à ce sujet du fait de ses différentes préhensions. Or, l’entité actuelle (en tant que sujet) peut se mettre en relation avec deux sortes de détermination (prédicat) : d’autres entités actuelles ou les objets éternels. Il existe donc deux grandes formes de préhension, selon que l’entité saisit soit, de manière immanente, des entités actuelles, soit, de manière transcendante, des objets éternels. Dans le premier cadre, l’on peut distinguer deux types d’interaction : celles, plus cosmologiques, dont la nature est le siège et celles, relationnelles par lesquelles l’entité actuelle s’assimile une autre – par exemple dans la connaissance où l’entité qui s’assimile est un sujet et celle qui est assimilée est un objet. Dans le second cadre, l’entité préhende un objet éternel ; or, il s’agit d’une détermination inscrite dans les potentialités idéales ; voilà pourquoi Whitehead qualifie cette préhension de « conceptuelle ».

b’) Le nexus

Le nexus est « un ensemble d’entités actuelles dans l’unité relationnelle constituée par leurs préhensions mutuelles ». Autant les préhensions mettent en connexion et en interaction par exemple les entités actuelles, autant le nexus désigne le résultat. Donc, il est un tout complexe unifiant ses constituants. Il est équivaut donc à ce que la philosophie classique appelle « chose », « substance » ou « réalité phénoménale » – mais sous un point de vue propre, qui est celui de la philosophie de Whitehead.

c’) La « société »

Ce concept est dérivé du précédent. En effet, la « société » est un nexus doté d’« ordre social ». Or, un tel ordre se décrit par trois notes : la forme commune partagée par les entités actuelles composant le nexus ; cette forme est attaché aux membres du nexus par les relations de « préhension » ; ces préhensions « exercent leur effet en ce qu’elles comportent une préhension positive de la forme commune [31] ».

d’) « Ordre personnel »

L’« ordre personnel » est l’organisation sériale des membres du nexus, de sorte que chacun des membres non seulement se suive sur la ligne du temps, mais soient en relation. En effet, il faut que le membre postérieur hérite du membre antérieur. Cette transmission de l’héritage définit la société en sa continuité. L’« ordre personnel » est une nouvelle spécification de la société : celle-ci est durable lorsque l’ordre social prend la forme d’un « ordre personnel ».

e’) Forme subjective

Les entités actuelles agissent et pâtissent (c’est-à-dire éprouvent) les événements. Or, c’est le propre d’un sujet que d’être le centre d’action ou de passion. Donc Whitehead considère les entités actuelles comme des sujets, comme des vies subjectives. Or, cette vie se différencie, se modalise selon les différents types de relations qu’une entité entretient (selon qu’elle agit ou pâtit). Or, les modalités de la vie subjective sont appelées les « formes subjectives » (subjective form). Par conséquent, celles-ci sont les différentes expérience d’une entité. Or, nous avons vu que les préhensions sont les rapports entre entités actuelles. Donc, les formes subjectives sont les modalités de la préhension.

Cette subjectivité agissante et pâtissante présente aussi une dimension affective. En effet, Whitehead distingue deux sortes de préhension : négative, par laquelle l’entité actuelle élimine une détermination (entité actuelle ou détermination potentielle), ou positive, par laquelle l’entité actuelle s’en enrichit. Or, il appelle cette seconde forme de préhension « feeling ». Si difficile soit-il de traduire ce terme, elle indique la présence d’« un côté émotionnel ou affectif ». En effet, la préhension est la manière dont Whitehead dénomme au fond l’avènement d’une nouveauté et, si elle est positive, une nouveauté enrichissante ; or, celle-ci est éprouvée, donc fait naître un affect valorisant ; par conséquent, l’expérience subjective comporte un sentiment. D’ailleurs, lorsque Whitehead traitera du processus en son achèvement, dans l’accès à son actualité accomplie, il l’associera et la caractérisera par le terme de « satisfaction » ; or, celle-ci présente aussi un aspect affectif : elle est le sentiment qu’éprouve celui qui se repose dans le terme.

Comment ce biface objectif-subjectif ne ferait-il pas penser, maintenant, à Leibniz (surtout si on l’associe au miroir de tout l’univers dont parlera plus bas le principe de relativité) ?

f’) La mise en relation entre monde et éternel : la proposition

La catégorie de « proposition » définit la relation entre l’entité actuelle et les objets éternels. Pour comprendre cette relation, distinguons-la de sa définition en logique classique : la proposition est un énoncé qui attribue un prédicat à un sujet. Le prédicat est une détermination et le sujet est un substrat qui reçoit cette détermination. Selon la philosophie spéculative de Whitehead, le prédicat de la proposition est un objet éternel et le sujet est une entité actuelle. Par conséquent, la proposition est la synthèse ou la médiation entre objet éternel et entité actuelle. Or, nous avons vu que l’entité actuelle est en puissance à une détermination venant de l’objet éternel de sorte que celle-ci actualise cette entité. Donc la proposition épouse le processus d’actualisation du monde par lequel celui-ci s’enrichit en intégrant de nouvelles déterminations non encore réalisées. Or, cet enrichissement est identiquement devenir, processus. En conséquence, la proposition chez Whitehead est réelle, ontologique et non seulement logique. De plus, elle décrit le processus d’actualisation, de détermination progressive des entités actuelles. Enfin, comme l’idée éternelle demeure encore idéale, son inscription dans le monde, au sein de l’actualité d’une entité actuelle, est un passage de l’idéal au réel. Le processus d’actualisation, le passage de la puissance à l’acte est donc identiquement aussi un passage de l’idéal au réel. La logique élaborée par Whitehead participe donc beaucoup plus de la dialectique hégélienne que de la logique aristotélicienne.

g’) La mise en relation dynamique : le processus

Enfin, Whitehead traite du passage de l’idéal au réel. Il l’appelle « processus ». Appartenant au titre de l’ouvrage, c’est dire assez son importance. Nous le reverrons à propos du « principe de processus ». Or, Whitehead le développe dans deux directions.

D’un côté, il souligne la créativité de l’entité, au point qu’il identifie son être et son devenir : « Son ‘être’ est constitué par son ‘devenir’ ». En effet, l’entité actuelle croît à partir d’elle-même. Cela signifie au moins deux choses. D’abord, Whitehead la conçoit comme un être organique (et cela vaut même pour les entités inertes) qui, à partir de sa forme initiale, grandit, acquiert de nouvelles déterminations, manifeste ce qui est présent en elle. Ensuite, cette forme immanente à l’entité actuelle n’est pas déploiement anarchique mais orienté, autrement dit finalisé : elle tend vers son propre accomplissement qui est unification.

De l’autre côté, Whitehead n’oublie jamais ce que l’on pourrait appeler le versant passif ou réceptif. Le processus naît d’une réceptivité première. Le processus apparaît d’abord, ainsi que nous venons de le voir, comme le devenir par lequel une entité actuelle s’enrichit de ce qu’elle reçoit d’autres entités actuelles ou d’objets éternels. Or, cet enrichissement opère par les préhensions. Mais il y a plus. Pour Whitehead, ces préhensions sont multiples et celles-ci s’unifient, forment ce qu’il appelle « concrescence ». Le terme anglais – qui existe aussi en français – signifie étymologiquement « croître ensemble ». « La première analyse d’une entité actuelle en ses éléments les plus concrets la fait apparaître comme étant une concrescence de préhensions, qui ont leur origine dans le processus de son devenir [32] ». La concrescence est donc la convergence de préhensions en vue de se concrétiser en une nouvelle actualité, celle de l’entité actuelle. Whitehead envisage donc toujours un être à partir de son origine (le « cône du passé ») qui est, pour lui, constitué de multiples entités actuelles préhendées dans le processus de concrescence en cours. Ainsi, ce second pôle corrige ce que l’on pourrait appeler l’héraclitéisme de Whitehead identifiant être et devenir. Nous verrons plus loin, à propos du principe ontologique, que les préhensions sont appropriées ou incorporées par la concrescence avant de lancer la créativité, de s’orienter vers la finalité.

L’entité ne peut donc être créatrice que parce qu’elle est constituée de multiples préhensions et que, comme sujet, elle les élabore. Disons plus, les préhensions qui se sont nouées dans l’entité trouvent une unité redoublée par l’achèvement final. Ainsi nous retrouvons une nouvelle fois le double entonnoir : l’être un est le centre de convergence, de concentration, de concrescence d’une part de ce qui le constitue, d’autre part de ce qu’il crée. Noyau unifié et unifiant, entre efficience et finalité, entre réception passive et création active, il épouse donc la dynamique ternaire du don.

b) Les principes fondamentaux

Les principes explicitent le lien entre l’entité actuelle et le devenir ou processus.

1’) Le principe ontologique

C’est le premier principe. Voici comment Whitehead le formule : « toute condition à laquelle le processus du devenir se conforme en chaque cas particulier a sa raison soit dans le caractère de quelque entité actuelle appartenant au monde actuel de cette concrescence soit dans le caractère du sujet qui est en procès de concrescence [33] ». Il énonce que tout devenir est enraciné dans une actualité ou, selon l’heureuse interprétation de Ladrière le reconduisant à la profonde intuition d’Aristote : « le principe de la priorité de l’acte sur la puissance [34] ». Mais l’énoncé de Whitehead dit plus, en distinguant deux manières dont une actualité ou une entité actuelle intervient dans un processus de devenir : soit comme origine, c’est-à-dire comme « monde actuel » participant à la concrescence en cours, et le sujet en est alors le terme – en fait, ainsi que nous l’avons dit, il n’y a pas une mais de multiples entités qui convergent vers l’entité actuelle ; soit comme sujet, l’entité actuelle devenant alors le principe d’une auto-constitution. Or, dans le premier cas, ce que Whitehead appelle le « le monde actuel » correspond au « cône du passé ». et donc à l’origine de l’entité actuelle, alors que dans le second, celle-ci est la source de sa propre concrescence. Donc, l’actualité épouse la dynamique du don, mais du côté de l’actualité : celle, antérieure à l’entité actuelle en question, de l’origine qui est préhendée par le sujet ; celui-ci même qui est en acte mais inachevé; d’où le troisième moment qui est celui de sa concrescence lui permettant d’accéder à son accomplissement.

Ce principe est aussi appelé par Whitehead, « principe de la causalité efficiente et finale [35] ». En effet, le devenir n’est pas seulement un processus orienté vers la fin, donc l’avenir, mais doit se comprendre à partir de l’origine, donc aussi du passé, selon l’enseignement de la mécanique relativiste. « La causalité efficiente, dans le devenir d’une entité actuelle, c’est la causalité qu’exercent sur elle les entités actuelles antérieures qui s’incorporent, par le jeu de la concrescence, dans l’entité actuelle en formation. Et la causalité finale, c’est […] celle qui commande tout le processus de la croissance, et en vertu de laquelle l’entité actuelle en progression vers elle-même va pour ainsi dire vers la plénitude de son actualité [36] ».

 

Ladrière dessine donc une nouvelle fois les trois moments du don : le don originaire ou cause efficiente ; l’incorporation « dans l’entité actuelle en formation » ; le progrès, la croissance de cette entité « vers la plénitude de son actualité ».

2’) Le principe de relativité

Alors que le premier principe décrit l’entièrement du processus, celui-ci se concentre sur le premier moment. De plus, alors que le premier cherche à expliquer le problème de la nouveauté, celui-ci explicite celui de l’unité. Ce principe énonce que toute entité, actuelle ou non, a « la potentialité d’être un élément dans une concrescence réelle fusionnant des entités multiples en une seule actualité [37] ». Autrement dit, les êtres sont appelés à participer à un processus de devenir, à contribuer à la constitution d’une entité actuelle et donc à une concrescence. Cela s’entend des entités potentielles, bien entendu, mais aussi des entités actuelles qui seront alors comme des éléments ou des parties d’une entité actuelle plus globale.

Il s’en suit une triple conséquence. D’abord, Whitehead envisage l’univers comme un ensemble à laquelle tout concourt. Ensuite, statiquement, ces entités reflètent donc la totalité de l’univers : elle en sont comme la représentation holographique ; telles les monades de Leibniz, elles le résume. Enfin, dynamiquement, historiquement, ces entités venant du passé, la nouvelle entité hérite de celui-ci en porte en quelque sorte la trace : elle hérite de toute leur mémoire. De plus, et c’est une autre différence avec la conception leibnizienne, l’univers est en perpétuelle concrescence et croissance ; ainsi chaque nouvelle entité actuelle en présence un nouveau miroir.

3’) Le principe de processus

Le principe de processus (principle of process) concerne le deuxième moment du dynamisme, celui de l’entité actuelle. Il énonce que « tout ‘être’ est constitué par son ‘devenir’ [38] ». En effet, pour notre auteur, l’essence de l’existence actuelle consiste dans le processus qui va du « datum » au « résultat » ; or, le « datum » est ce qui est préhendé par l’entité actuelle, qu’il s’agisse d’une autre entité actuelle ou d’un objet éternel, donc l’origine qui la constitue, alors que le « résultat » est l’achèvement de cette entité, celui qui procure ce que nous avons appelé la satisfaction ; par conséquent, l’entité actuelle, en son être, apparaît comme un incessant passage. Cela ne signifie pas que l’entité ne soit qu’un canal passif, et donc soit annulée par ce passage. Au contraire, elle s’identifie à ce processus de formation, elle constitue comme un nœud qui unifie le divers des préhensions, des rôles. Et cette puissance d’unification neuve est ce que Whitehead appelle créativité, ainsi que nous le verrons.

Précisons en négatif. Whitehead s’oppose à l’idée d’un sujet permanent statique qui supporterait des propriétés changeantes tout en demeurant, lui, inchangé. Or, tel est le cas de la substance qui ignore le plus ou moins et donc la mutation. Par conséquent, le principe de processus s’oppose au principe de la substance. Le principe de processus vise donc à ce que rien ne soit soustrait à ce flux ; mais il honore aussi l’autonomie qui est pure activité, processus d’auto-formation (self-formation). Dit en termes scolastiques, l’esse se résorbe totalement dans l’agire.

4’) Le principe de subjectivité

Ce dernier principe précise ce moment intermédiaire, la nature de l’entité actuelle. Il en a déjà été question à propos de l’entité actuelle, lorsqu’il a été traité de sa « forme subjective » et de sa dimension affective.

Doit-on, là encore, lire une trace de Leibniz ? En effet, les monades leibniziennes sont spirituelles et douées d’une face subjective.

Il demeure que le sujet n’est pas tourné vers lui seul, vers son monde intérieur. Whitehead récuse l’idéalisme.

5’) La créativité

C’est ici qu’il faut introduire le concept « le plus obscur », selon le mot de Ladrière, de tous ceux mis en œuvre par Whitehead : la créativité (creativity). Pour ma part, je le comprends comme un hommage rendu au don à soi. En effet, Whitehead se doit d’honorer l’autonomie du monde. À trop le suspendre aux objets éternels, toute actualité se résorbe dans la transcendance ; pour autant, il récuse l’erreur symétrique, plus mécaniste, qui reconduit tout inédit au seul processus d’auto-formation, aux préhensions intramondaines. En effet, la créativité constitue, avec l’un et le multiple, la « catégorie de l’ultime ». Or, l’un est « la singularité d’une entité » actuelles et le multiple « la diversité disjonctive » des êtres, ce qui les juxtapose. Mais, ainsi que nous l’avons vu, toute entité actuelle converge pour s’unifier dans une entité réelle qui va devenir et s’achever en s’unifiant. Et c’est la créativité qui est « ce principe ultime par lequel le multiple, qui est l’univers disjonctivement, devient l’occasion actuelle, qui est l’univers conjonctivement [39] ». La créativité s’explique là encore à partir de la rythmique du don.

Mais la créativité doit se comprendre non pas seulement horizontalement mais d’abord verticalement, en lien avec les objets éternels. En effet, la nouveauté advient à partir du potentiel divin. La créativité inscrit donc ce potentiel dans l’actuel, faisant ainsi passer de la nature antécédente à la nature conséquente.

À partir de maintenant, c)-g) repris à autre synthèse :
c) L’idée principale

De manière négative, Whitehead est un adversaire acharné de tout substantialisme. En ce sens, on pourrait caractériser sa pensée comme un héraclitéisme.

Le titre de l’ouvrage est suggestif : la réalité est, pour lui, intrinsèquement processuelle. L’intention de Whitehead, de bout en bout, est de rendre compte de cette intime mutabi­lité habitant la réalité.

Pourquoi Whitehead refuse-t-il le substantialisme avec autant de constance ? Pour lui, substance dit principe de stabilité. Or, l’un des acquis décisifs de la science actuelle est que la réalité est mouvement, changement, foncière mutation.

Les concepts clefs de la conception que Whitehead a de la nature sont les suivants :

1’) Le processus (process)

Au fond, Whitehead est amené à critiquer l’ancienne théorie de la substance. Le fond du réel est relation. Mais quels sont les relata, les réalités mises en relation ? Ce ne peut pas être des objets pour Whitehead, puisque les objets sont eux-mêmes des construc­tions : ce sont des réalités secondes. C’est l’espace qui est le système de relations entre événements et le temps est le système de relations de succession entre événements. On a substitué événement et process à substance.

2’) La notion de nature

Voici ce que Whitehead dit au début d’une conférence au Trinity College de Cambridge, en 1919, dont le titre est « The concept of Nature » : « la nature, c’est ce que nous observons dans la perception à travers les sens ». Autrement dit, le monde se divise en deux zones bien étanches : d’un côté la nature qui est observée (monde clos, self contained, autonome à l’égard de la pensée, indépendant de l’observateur), et de l’autre l’observateur ou la sense awareness (la conscience sensible en tant que les sens aler­tent sur ce qui est présenté à la sensibilité).

3’) L’entité (entity)

La nature est un complexe d’entités. Whitehead prend le terme d’entité dans un sens très proche du latin res, chose.

En effet, la nature est un immense fait, un fait total, all fact, composé de complexes d’entités naturelles, complex of natural entities. Les entités naturelles s’opposent aux constructs, c’est-à-dire aux constructions de la pensée.

4’) L’événement (event)

Or, le grand fait de la nature est événement, comme le développera le grand livre qu’est Process and Reality, ultérieur à la conférence. En effet, pour Whitehead, le fait immédiat – c’est-à-dire non médiatisé par les constructions de la pensée – pour la conscience per­ceptive, c’est le caractère passant, passing, le caractère de flux qu’implique la nature. Certes, il y a des événements qui demeurent ; et Whitehead appellent objets ces événe­ments permanents et récurrents de la nature.

d) Les concepts fondamentaux

C’est au chapitre II de la première partie que Whitehead élabore ses notions premières, ses catégories princeps, mais il les expose, les illustre, les précise dans tout le restant de l’ouvrage. Ce chapitre, « cet abrégé intelligible [40]« fait penser au livre delta de la Métaphysique d’Aristote, en moins génial…

1’) Les entités actuelles ou occasions actuelles

Ce « sont les choses réelles dernières dont le monde est constitué ». Ce sont « des gouttes d’expérience ». Quoiqu’interdépendantes, quoique très diversifiées (qu’y a-t-il de commun entre Dieu et « le souffle d’existence le plus insignifiant » ?), ces entités sont ce qu’il y a de plus réel, et, quant à l’actualisation, sont « toutes au même niveau [41] ». Ne suspectons pas un univocisme de l’étant. Il y a d’abord là une profession de foi de type quasi aristo­télicien.

Ces entités tiennent la place de la substance première chez Aristote. Pour Whitehead, la notion première est l’acte et non pas la substance. Nous verrons pourquoi.

À noter que ces entités sont multiples. Whitehead lie l’atomisme cartésien à l’unicité de l’univers.

2’) La préhension

C’est l’un des caractères de l’entité actuelle. Elle est « un élément subordonné d’une entité actuelle ». Précisons : elle en est comme le dynamisme. Elle comporte par exemple l’émotion, l’intention, l’évaluation, la causalité. Mais précisons encore : ce dynamisme est partiel. La préhension s’entend d’une actualisation incomplète : elle est déterminée par une intégration ultérieure, une « satisfaction » complète. [42]

Entité actuelle et préhension sont les deux premiers principes de la philosophie de la nature de Whitehead : ils marient donc atomisme (pour l’entité actuelle) et causalité fi­nale (pour la préhension).

3’) Le nexus

Du fait de leurs préhensions mutuelles, les entités actuelles sont mutuellement dépen­dantes, elles ont donc un « être-ensemble ». Et ces « être-ensemble » constituent des faits réels, particuliers, individuels : Whitehead les appelle nexus. [43]

e) Les catégories premières
1’) La Catégorie de l’Ultime

Selon le propre aveu de Whitehead, elle remplace la substance première d’Aristote. Elle s’explicite par les catégories de créativité, de pluralité et d’un. Le un « désigne la sin­gularité d’une entité ».

Le terme un désigne la singularité d’une entité.

L’Ultime se caractérise par la « créativité » qui est elle-même « le principe de la nouveauté [44] ». Elle est en fait l’équivalent de la matière ou de la puissance : « La «créativité» est une autre manière de parler de la «matière» aristotélicienne, et du «matériau neutre» moderne [45] ». En effet, la créativité présente les mêmes caractéristiques que la matière prime : elle est active et n’est surtout pas la « réceptivité passive » [46] ; elle « est dépourvue de caractère propre exactement dans le même sens où la «matière» aristotélicienne en est dépourvue ». Enfin, elle est « conditionnée [47] ». Aussi, Whitehead préfère-t-il rempla­cer « la notion de matière statique par celle d’énergie fluente [48] ».

2’) Les Catégories de l’Existence
f) Application en philosophie de la nature
1’) Le devenir

« le «devenir» est une avancée créatrice qui produit de la nouveauté [49] ». Whitehead retrouve donc la notion aristotélicienne et innovante de changement contre la monotonie parménidienne du mouvement local analysé par la mécanique cartésienne.

Or, chaque actualisation incorpore dans sa propre essence un « principe d’inquiétude [50] », selon le mot d’Alexander repris par Whitehead.

2’) Le principe d’inquiétude, l’appétition

L’appétition est lié à un sentir physique immédiat, lui-même combiné avec un besoin de réaliser, comme on le trouve dans la soif. « L’appétition est un fait immédiat qui inclut en lui-même un principe d’inquiétude, contenant une réalisation de ce qui n’est pas, mais est susceptible d’être ». Cette appétition est universelle : « toute expérience physique est accompagnée d’un appétit pour ou contre sa perpétuation [51] ».

Il est très clair qu’ici, Whitehead retrouve la notion aristotélicienne non seulement de puissance, mais d’appétit. Il y a là beaucoup plus qu’une identité de vocabulaire. C’est la notion même qui est retrouvée, enrichie de tout l’apport physique contemporain.

3’) Le temps

La notion classique de temps est celle d’une « sérialité unique », c’est-à-dire d’un proces­sus continu. Cette conception, empruntée au sens commun, est erronée et a été invali­dée par la mécanique quantique. En effet, « il ne peut y avoir de continuité du devenir ». Aussi, « la vérité métaphysique ultime est l’atomisme. Les créatures sont atomiques ». Au point de départ est l’atome, puis « il y a création d’une continuité ». Il s’agit dès lors de concilier entre atomisme et continuité, comme c’est le cas des deux aspects de la lumière qui est autant corpusculaire qu’ondulatoire. Pour Whitehead, la réponse consiste à affir­mer : le corpuscule « n’est qu’une forme permanente qui se propage de créature ato­mique à créature atomique. Un corpuscule est en fait un «objet persistant». La notion d’«objet persistant» suppose néanmoins que sa réalisation puisse être plus ou moins complète. Aussi, à différentes étapes de sa progression, une onde lumineuse peut être plus ou moins corpusculaire ». Aussi, à la fin, le train d’ondes finit par devenir ondulatoire, quoiqu’il ait été corpusculaire au point de départ. [52]

4’) Le lieu et la contiguïté

Là aussi, Whitehead innove. Pour lui, la notion de contiguïté prime et fonde celle de continuité. En ce sens, il innove radicalement à l’égard des univers grecs et classiques, mécaniques. « la notion de transmission continue en science doit être remplacée par la notion de transmission immédiate à travers un trajet de quantités successives d’extensi­vité [53] ».

5’) La finalité

Il est clair que pour Whitehead, la finalité, la cause finale fait partie de la nature, et que ce n’est pas une réalité seulement logique ou explicative. Elle est vraiment cause. Elle se signale notamment par la satisfaction qui « parachève l’entité [54]« actuelle. Aussi est-elle acte, achèvement, entéléchéia, au sens aristotélicien du terme.

6’) L’univers, l’ordre dans la nature

Pour Whitehead, il y a un ordre dans la nature. Et la notion d’ordre connote deux choses : un être-donné et une adaptation à un but, à un idéal. En effet, « l’«ordre» dans le monde actuel se distingue du simple «être-donné» parce qu’il introduit l’adaptation qui permet d’atteindre un but [55] ».

7’) Le sujet comme « sujet-superjet »

On pourra regretter que l’intuition de Whitehead n’ait pas obtenu la même audience que celle de Heidegger sur le Dasein.

g) Conséquences en métaphysique
) Le refus de toute substance stable

Whitehead l’affirme avec la plus grande netteté, et à de maintes reprises. Par exemple : « Il est fondamental pour la doctrine métaphysique de la philosophie de l’organisme que la notion d’une entité actuelle comme sujet non changeant du changement soit complè­tement abandonnée [56] ». Ailleurs : « Élucider le sens de la formule [d’Héraclite] : ‘Toutes choses s’écoulent’, voilà bien l’une des grandes tâches de la métaphysique [57] ».

Pourquoi ? Whitehead se contente d’induire : « Aucune penseur ne pense deux fois la même chose ; et, pour énoncer la chose plus généralement, aucun sujet ne fait deux fois la même expérience [58] ». Aussi, pour Whitehead, en bon platonicien, ce qui « est perma­nent », ce n’est pas la substance, mais la forme.

Le devenir se trouve alors être un subtil jeu entre les concepts d’objet et de sujet, de cause efficiente et cause finale, etc. : « En dépérissant, l’actualisation acquiert l’objectivité, tout en perdant son immédiateté subjective. Elle perd la causalité finale qui est son prin­cipe interne d’inquiétude, et elle acquiert une causalité efficiente par laquelle elle devient le fondement de l’obligation qui caractérise la créativité [59] ».

La conséquence du refus de la substance première aristotélicienne est le refus de la forme logique propositionnelle sujet-prédicat dont Whitehead pense qu’elle est respon­sable du primat de la substance. [60]`

Précisons, du point de vue historique. La conception classique de la matière l’envisage comme une réalité « continue comportant des attributs permanents », qui « subit le change­ment sous le rapport de qualités et de relations accidentelles », alors qu’elle demeure « quantitativement identique à elle-même ». Mais la physique contemporaine a entière­ment réfutée cette conception : « L’atome n’est explicable que comme société d’activités rythmées selon des périodes définies ». Et il est en de même des particules, des quanta qui émanent des protons et des électrons et « semblent se dissoudre dans les vibrations de la lumière [61] ».

En conséquence, « la simple notion d’une substance qui dure et qui supporte des quali­tés persistantes, essentiellement ou accidentellement, exprime une abstraction utile à de nombreux buts de la vie. Mais à chaque fois que nous essayons de l’utiliser comme énoncé fondamental sur la nature des choses, elle se révèle indiscutablement erronée [62] ».

4) La théologie de Whitehead

Une dernière fois, de la riche théologie naturelle de Whitehead [63], je ne retiendrai que ce qui confirme et enrichit la dynamique du don.

a) La triple nature de Dieu

L’une de ses intuitions les plus inédites est que la nature de Dieu se répartit en deux, voire trois composantes : la nature antécédente, la nature conséquente et la nature « superjective » de Dieu.

1’) La nature antécédente de Dieu

a’) Nécessité de cette nature

Whitehead introduit la nature antécédente de Dieu pour rendre compte de la nouveauté dans l’univers et donc de la créativité du devenir. En effet, le processus fait apparaître des détermination nouvelles dans la réalité actuelle du monde. Dit simplement, il y a de la nouveauté dans l’univers. Or, l’inédit vient d’un réservoir de potentialités : les objets éternels. Or, le principe ontologique énonce que toute potentialité se fonde dans une actualité et se trouve précédé par elle. Il faut donc que les objets éternels qui sont potentiels et ne présentent pas une existence effective, trouvent un support actuel. Ce ne peut être les réalités mondaines : constituant l’étoffe du monde qui est passagère et limitée, leur actualité est d’une part, fluente et d’autre part finie. Par conséquent, aucune entité actuelle ne peut soutenir le système total des potentialités. Comme Il doit donc exister une réalité supramondaine qui actualise les objets éternels. « Et hoc omnes intelligunt Deum », et c’est ce que l’on nomme la nature antécédente de Dieu.

b’) Propriétés de cette nature

Nous venons de voir la propriété qui est aussi le moyen terme de l’argument établissant son existence : donner un support ontologique au système total des potentialités. Le monde hérite à chaque instant sa nouveauté du système divin de potentialités.

Par ailleurs, cette nature est origine sans origine. Au fond, Whitehead emploie implicitement le principe aristotélicien de non-régression à l’infini : toute actualité mondaine naît d’une potentialité qui elle-même en appelle à une autre actualité intra-cosmique, au nom du principe ontologique. Donc, toute entité actuelle hérite d’une autre réalité pleinement en acte. Et Whitehead remonte ainsi au principe transcendant et absolu qui est Dieu (en sa nature antécédente).

Toutefois la similitude avec Aristote s’arrête là. Car cet absolu n’est pas un acte pur. Le contenu de cette actualité est purement potentiel. En effet, il ne s’y trouve que des potentialités qui demandent à être actualisées.

Enfin, comme ce qui passe du potentiel à l’actuel est devenir, cela signifie donc enfin que Dieu, en sa nature antécédente, est devenir. Elle s’oppose donc aussi au Moteur immobile du philosophe grec.

2’) La nature conséquente de Dieu

a’) Nécessité de cette nature

Là encore partons du monde. Ici le fait premier, tout aussi incontestable, n’est plus la nouveauté mais l’unité de la multiplicité : non pas l’unité statique d’une nature mais l’unité dynamique d’un devenir multiple qui pourtant converge. En effet, nous constatons l’existence de multiples entités actuelles en devenir ; de plus, leurs devenirs contigus sont passagers ; voire l’entité actuelle n’est que processus, que passage : elle périt lorsqu’elle atteint la plénitude de son actualité. Pourtant, ces devenirs sont interconnectés : une entité actuelle qui achève sa course est comme absorbée par une autre entité actuelle en voie d’auto-formation ; plus encore, toutes les concrescences convergent, sont intégrées et unifiées dans une unité finale. Or, nulle actualité mondaine n’est capable d’embrasser et d’unifier tous les devenirs cosmique, puisqu’ils sont à la fois finis et momentanés. Une nouvelle fois, il est nécessaire de poser une actualité transcendante et unifiante qui dure. Et c’est ce que Whitehead appelle la nature conséquente de Dieu.

b’) Propriétés de cette nature

En sa nature conséquente, Dieu recueille le monde comme sa cause finale.

Une première conséquence qui radicalise les propriétés de la nature antécédente, est que Dieu dépend du monde : « Dieu, en sa nature conséquente, se fait au fur et à mesure que le monde se fait, par intégration incessante de la figure advenue du monde [64] ». Plus encore, que la nature antécédente qui du moins était antérieure à l’univers et le conditionnait, la nature conséquente suit Dieu.

Une autre conséquence qui, là encore, radicalise (au lieu de corriger) ce que nous avons déjà conlu à propos de la nature antécédente : il existe une sorte de devenir intra-divin. Il existe en Dieu, un passage incessant de sa nature antécédente à sa nature conséquente, cela par la médiation du monde.

c’) Conséquence : la dynamique ternaire du don

Autant la première preuve se fonde sur la cause efficiente ou le cône du passé, autant la seconde se fonde sur la cause finale ou le cône du futur. Or, nous avons vu que ces deux cônes eux-mêmes réunis dans l’entité actuelle, l’ici et maintenant, l’ego, épousaient la dynamique ternaire du don.

Et cette dynamique lève l’apparente contradiction – et le réel paradoxe – de certaines formules de Whitehead : « Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le Monde, que de dire que le Monde transcende Dieu » ; « Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le Monde, que de dire que le Monde crée Dieu [65] ». Or, ces formules sont compréhensibles à partir du moment où on les comprend comme des expressions de la dynamique du don, mais aussi à condition de mêler Dieu au processus mondain de devenir.

3’) La nature « superjective » de Dieu

La nature antécédente précède et conditionne la sortie de Dieu vers le monde ; la nature conséquente mesure la réintégration finale de la réalité totale en Dieu. Mais, pour Whitehead, ces deux mouvements qui reproduisent le très classique schéma de l’exitus et du reditus – la mutabilité divine en plus – se prolongent dans un troisième devenir, absolument inattendu : un retour de Dieu vers le monde. Ce dernier processus fait donc apparaître une troisième nature de Dieu : le retentissement de la nature conséquente de Dieu sur le monde. Après que le monde a fait retour en son sein, après qu’il l’a accueilli et recueilli, Dieu fait retour vers lui.

Whitehead appelle cette troisième nature « superjet ». Ce concept est introduit à propos des entités actuelles dont il dit qu’elle est « à la fois le sujet qui endure l’expérience et le superjet de ses expériences [66] ». En effet, le terme « super-jet » est composé du suffixe « super », qui signifie « au-dessus », et de la racine « jet ». Or, le sujet est ce qui est placé en-dessous comme substrat ou support et conditionne les préhensions, les expériences. Donc, le « superjet » est ce qui se jette par-dessus le sujet, autrement dit le mouvement de l’entité actuelle en tant qu’elle se dépasse, dans son mouvement même d’autocréation. Cela signifie donc que la réalité non seulement s’accomplit, mais aussi qu’elle se dépasse. Donc, non seulement l’être s’identifie au « se passer » fluent, mais le « se passer » signifie « se dépasser » : en avant, mais aussi au-dessus. Dans ce sujet qui passe le sujet, comment ne pas entendre la logique augustinienne, pascalienne ou blondélienne, de l’ouverture ascendante ?

Appliquons ce concept à Dieu même. En effet, au nom du principe de subjectivité, toute entité actuelle est sujet. Or, nous venons de voir que tout sujet se dépasse dans un superjet. Par conséquent, Dieu en sa nature conséquente, se dépasse. Or, ce dépassement ne peut pas être effectué par la préhension d’une autre entité actuelle sans que Dieu lui soit subordonné, ce qui est absurde. Par conséquent, il demeure une solution : Dieu reverse sur le monde ce qu’il a reçu comme nature conséquente. Dès lors, il accorde et confère une valeur éternelle positive au monde.

Plus concrètement, ce superjet divin, la nature « superjective » de Dieu – son retour vers le monde – atteste sa « tendresse » et de « sagesse » pour le monde, donc d’une sollicitude ; Whitehead parle ainsi du « jugement d’une tendresse qui ne perd rien de ce qui peut être sauvé » et « le jugement d’une sagesse qui tire parti de tout ce qui, dans le monde temporel, est pu naufrage [67] ». Ces « sentiments » divins se concrétisent dans différentes attitudes : la Providence et jusqu’à l’Incarnation et la Rédemption. En sa nature subjective, Dieu prend en lui tout la souffrance et le mal présents dans le monde et le transmue, le métamorphose, en une pure positivité. Au fond, le superjet divin est une autre manière de parler de l’amour divin : « L’actualité accomplie revient dans le monde temporel, et qualifie ce monde de telle sorte que chaque actualité temporelle l’inclut en elle comme un fait immédiat d’expérience pertinente. Car le royaume des cieux est avec nous aujourd’hui. L’action de la quatrième phase est l’amour de Dieu pour le monde [68] ».

b) Conséquence : le processus intégral

Dès lors, de cette triple nature de Dieu peut se déduire une théo-cosmogonie, une histoire de la réalisation de l’univers-Dieu en quatre étapes ou phases créatrices qui vont fournir l’ultime illustration de la pulsation trinitaire du don – même si, de prime abord, 4 ne coïncide pas avec 3.

  1. Première étape : l’ « origination conceptuelle ». Ce moment, strictement intradivin, correspond à la nature antécédente de Dieu, c’est-à-dire les objets éternels. Or, nous avons vu que celle-ci est dénuée de contenu concret, actuel ; seule existe la plénitude infinie des déterminations intelligibles, mais sous forme seulement potentielle à l’égard de la constitution du monde. Le titre de la première étape s’explique d’une part car nous sommes non seulement au point de départ mais à l’origine (riche de tout le devenir suivant), mais d’autre part car ces déterminations sont intelligibles, donc conceptuelles.
  2. Deuxième étape : « la phase temporelle de l’origination physique ». Elle constitue le passage de la puissance à l’acte par lequel les entités actuelles multiples composant l’étoffe du monde apparaissent, deviennent réelles. En effet, selon le principe ontologique, nous avons vu que la puissance requiert l’acte et tend vers lui. Et comme les déterminations viennent des objets éternels, ce moment est aussi celui du passage du transcendant à l’immanent.
  3. Troisième étape : « l’actualité parachevée ». Les entités actuelles multiples sont interconnectées, directement ou non, mais elles n’en demeurent pas moins séparées. Or, le multiple est attiré par l’unité. Donc, les figures limitées, multiples et passagères de ce monde entrent dans l’éternité divine (d’où elles sont sorties, mais ajoutant la nouveauté de leur devenir). C’est le propre de la troisième phase de faire entrer toutes choses dans l’unité finale divine. Ainsi chaque entité, bien que subjectivement (en sa face subjective) périssable, acquiert une « immortalité objective » en Dieu : celle-ci est l’équivalent des idées divines du point de vue de l’origine mais du point de vue de la finalité.
  4. Quatrième étape : l’achèvement de l’action créatrice. Elle naît du retour du monde vers Dieu, donc de sa nature superjective.

Or, l’on notera que ces étapes ne correspondent pas totalement aux trois natures de Dieu : la première correspond à la nature antécédente de Dieu, la troisième à sa nature conséquente et la quatrième à sa nature superjective. Mais la deuxième phase décrit l’entité actuelle émerge dans le monde par concrescence. Mais son auto-formation opère par appropriation des objets éternels. Par conséquent, les quatre étapes dessinent celles de la dynamique du don. Ou plutôt les trois premières étapes. En effet, en quoi le quatrième moment rentre-t-il dans la tripartition du don ? Il en constitue plutôt une sorte de débordement, d’excès. On pourrait aussi, partiellement, le comprendre à partir de la communion. Enfin, cet excès correspond à une vision spécifiquement chrétienne : alors que, pour le grec, tout s’achève dans le retour en Dieu, pour le chrétien, jamais le temps n’est séparé de l’éternité ni l’action de la contemplation, ni l’unité d’une diffusion – ni l’Ascension de la Pentecôte.

) Dieu
1’) L’existence de Dieu

Le constat de l’ordre du monde conduit à s’interroger sur l’existence d’un auteur de cet ordre : « L’ordre du monde n’est pas un accident. Rien de réel ne pourrait être réel sans un certain degré d’ordre. L’intuition religieuse est la saisie de cette vérité que l’ordonnance du monde, la profondeur de la réalité du monde, la valeur du monde prises comme un tout ou dans ses parties, la beauté du monde, l’intensité de la vie, la quiétude de la vie et la maîtrise du mal sont liées, non pas accidentellement, mais en raison de cette vérité que l’univers manifeste une créativité infiniment libre et un royaume de formes aux infinies possibilités ; mais que cette créativité et ces formes sont incapables ensemble d’accomplir quoi que ce soit si leur manque la complète harmonie, qui est Dieu [69] ». Conclusion : « La science implique une cosmologie, et ce qui implique une cosmologie implique aussi une religion [70] ». Pour autant, selon Whitehead, on ne peut être conduit à démontrer l’existence d’un Dieu transcendant : « une preuve, quelle qu’elle soit, qui part de la prise en compte des caractères du monde réel, ne peut pas s’élever au-dessus de la réalité de ce monde [71] ».

2’) La nature de Dieu

Une telle conception ne conduit-elle pas au panthéisme ? Pour Whitehead, il existe trois conceptions de Dieu :

– Selon la première, Dieu est immanent et impersonnel.

– Selon la seconde, Dieu est transcendant et personnel : c’est le Dieu biblique.

– Selon la troisième, Dieu est immanent et personnel : telle est la conception à laquelle il adhère.

« Dieu est la créature primordiale [72] ».

Le principe de relativité, p. 74.

L’ingression, p. 75.

) La religion

« La religion devrait rattacher la généralité rationnelle de la philosophie aux émotions et aux desseins qui, dans une société particulière, à une époque particulière, et condition­nés par des antécédents particuliers, jaillissent de l’existence. La religion est la traduc­tion des idées générales en pensées particulières, en émotions particulières et en des­seins particuliers [73] ». Cette définition flaire l’hégélianisme.

5) Reprise synthétique

a) De multiples références, mais un penseur original
1’) Platon redidivus ?

Whitehead est-il un platonicien comme on l’a souvent dit ? En effet, les « objets éternels » sont des formes qui déterminent les entités actuelles. Plus encore, elles appartiennent « la nature antécédente de Dieu », donc sont assimilables aux idées divines : c’est pour cela que Whitehead les qualifie d’éternels ; or, cette théorie patristique puis scolastique a christianisé la théorie platonicienne des idées. Enfin, la voie qui fait remonter Whitehead à la nature antécédente de Dieu se fonde sur les essences et non sur l’existence ; voilà pourquoi elle conclut à une potentialité intradivine. Il demeure que, ainsi que nous l’avons vu, Whitehead explicite ces objets aussi à partir du concept de potentialité qui, lui, est aristotélicien.

On pourrait présenter la philosophie de Whitehead comme une tentative de nouer en­semble traditions platonicienne et aristotélicienne, à la lumière des acquis des révolu­tions physiques de ce siècle, notamment la relativité et la mécanique quantique. Certes, Whitehead se présente volontiers comme un platonicien, mais ses concepts sont impré­gnés d’aristotélisme. En effet, pour Whitehead, le propos de la philosophie « est d’expli­quer l’émergence des choses les plus abstraites à partir des plus concrètes ». Or, le propre des « philosophies d’inspiration platonicienne » est de chercher « les formes dans les faits [74] ».

D’ailleurs, il n’hésite pas à souligner le danger du mathématisme : « l’exemple des mathématiques a fourvoyé la philosophie [75] ».

Whitehead n’hésite pas non plus à dire qu’il se sent plus proche des courants de pen­sée orientaux, chinois ou indien, que de la pensée moyen-orientale ou européenne ». En effet, pour les premiers, « l’ultime c’est le procès ; pour l’autre, c’est le fait [76] ».

2’) Aristote redidivus ?

À l’instar de Ricœur, Whitehead retient d’Aristote le couple fondamental de la puissance et de l’acte, mais récuse l’autre couple fondamental de sa métaphysique qui est celui de la substance et de l’accident ou plutôt qu’il réduit la première à la relation et au devenir processuel [77]. De même et dans le prolongement, Whitehead renoue avec la distinction entre cause efficiente et cause finale, mais récuse celle de la cause matérielle et de la cause formelle (qui structure la substance). En ce sens-là, Whitehead retrouve un autre concept central du Stagirite, sa définition du mouvement comme processus, que le mouvement-état introduit par Galilée et qui se poursuit jusqu’à Einstein avait perdu. Voire, Whitehead sait reconnaître les mérites de l’aristotélisme face au platonisme : par exemple l’« analyse magistrale » qu’Aristote donne de la notion de géné­ration lui permet « de protester utilement contre la propension platonicienne à dissocier l’univers spirituel statique et le monde fluent de l’expérience superficielle [78] ».

En fait, Whitehead participe des deux grandes traditions, platonicienne et aristotélicienne : d’où sa richesse ; d’où aussi son originalité. En effet, toute pensée inédite est non seulement hybride, comme dit Blondel, mais cherche à dépasser la bipolarité platonisme-aristotélisme.

On notera enfin une différence notable avec Aristote du point de vue de la dynamique du don. Celui-ci attribue les deux causalités au même dynamisme, selon qu’il est cause efficiente ou orienté vers une fin. Mais Whitehead différencie ces devenirs de sorte que l’entité actuelle est le terme d’un premier (venant de causes efficientes qui convergent vers lui) et le principe d’un second (se dirigeant vers une finalité qui est aussi son achèvement et dont il est la cause unifiante). Voilà pourquoi Aristote n’a pas pu élaborer la dynamique du don que l’on trouve chez Whitehead : il en demeure aux deux derniers moments (le cône de l’avenir), ou bien juxtapose, sépare d’une part le devenir qui aboutit à l’être, d’autre part, l’opération qui surgit de cet être.

3’) Scot Erigène redidivus ?

On pourrait s’interroger sur la relation à Scot Erigène. Quelques points de contact : une certaine tendance panthéistique ; les quatre moments

4’) Leibniz redidivus ?

Nous avons noté chemin faisant les affinités entre la philosophie du processus et la monadologie leibnizienne : structure monadique des entités actuelles ; propriété holographique ; leur face subjective ; réaction contre le mécanisme pour une vision holiste.

5’) Hegel redidivus ?

Nous avons aussi observé certaines convergences entre la philosophie de Whitehead et celle de Hegel : le primat accordé au processus ; la liquéfaction-liquidation de la substance ; le principe de relativité ; le principe de subjectivité (l’Absolu est sujet) ; surtout le devenir intradivin et le nécessaire passage de Dieu par le monde, autrement dit l’importance accordée au deuxième syllogisme terminal – le plus problématique – de l’Encyclopédie des sciences philosophiques.

6’) Une synthèse originale

Il demeure que la pensée de Whitehead est profondément neuve. Et la multiplication des recoupements signale non seulement son immense culture et sa capacité d’intégration, mais souligne la nouveauté de son système. De plus, il constitue une lecture neuve de la dynamique du don.

b) Évaluation critique
1’) Le positif

Les mérites de la philosophie de Whitehead sont immenses et nombreux. Du point de vue de la logique du don, Whitehead est le philosophe qui l’a insérée dans l’univers en sa totalité comme en chacune des parties le composant – donc, en particulier dans le monde inerte particulaire. Il a en effet montré que l’on devait désormais penser toute entité actuelle – et celle-ci embrasse tous les existants en acte – à partir de ce double cône, donc dans sa bipolarité efficiente-finale.

Incontestablement, Whitehead retrouve les notions de matière, appétit, puissance, acte, finalité, efficience, ordre de la nature, devenir ou changement, etc.

Au détour d’un paragraphe, on trouve par exemple ce raccourci historique saisissant : la « philosophie » d’Aristote « a conduit, au Moyen Age chrétien, à surestimer grandement la notion de causes finales, et de là, par réaction corrélative, dans la période scientifique moderne, la notion de «causes efficientes». L’une des tâches d’une saine métaphysique consiste à présenter des causes finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle [79] ».

Surtout, la pensée de Whitehead n’est pas, et c’est heureux, un simple retour à la philo­sophie de la nature péripatéticienne, un simple constat nostalgique. Non seulement parce qu’il élargit et renouvelle les concepts cosmologiques de base, mais parce qu’il tente une réconciliation avec le platonisme et avec l’atomisme, dans le cadre de la nou­velle physique. Par exemple, Whitehead a un moment cette double réflexion fulgurante : « La physique mathématique traduit dans son langage propre la formule d’Héraclite : «Toutes choses s’écoulent», qui devient alors : «Tout est vecteur.» [80]« Le passage du scalaire au vectoriel signifie le passage de la permanence statique classique au dyna­misme contemporain. De même la doctrine atomiste de Démocrite devient : « Tout courant d’énergie obéit à des conditions «quantiques» [81] ».

2’) Des questions Il demeure toutefois trois grandes limites.

  1. La plus évidente, car elle est voulue par Whitehead, est l’effacement de la substance, voire l’antisubstantialisme. Jean Ladrière remarque que « la question de savoir si Whitehead a vraiment réussi à se passer de la notion de substance est sans doute l’une des questions les plus importantes que l’on peut [lui] adresser [82]».

La philosophie de la nature de Whitehead présente un incontestable risque de dissolu­tion de la substance de la Nature dans la relation. Selon Merleau-Ponty, si le philosophe anglais Whitehead parle de « passage de la nature » plutôt que de « nature », c’est notam­ment parce que « la Nature est pur passage » et « n’est jamais que de passage : on ne la saisit jamais que dans ses manifestations, sans que jamais ces manifestations l’épui­sent ». Et Merleau-Ponty d’encore préciser : « Il est essentiel à la Nature de passer. Il n’y a pas la Nature, d’une part, et son passage comme attribut, de l’autre. La Nature […] est comparable à l’être d’une vague, dont la réalité n’est que globale et non parcellaire. L’individualité de l’ordre n’est pas individualité matérielle. Tout comme la vague n’est qu’un enjambement, de même la Nature est un enjambement du temps et de l’espace sérial. De même un son est un être non uniforme, non localisable dans une série d’êtres instantanés et qui n’est que dans le passage de chacun d’eux [83] ».

De manière plus générale, avec Morin et bien d’autres, il y a un risque actuel de relati­visation, de primat absolu de la relation dans la considération de la Nature.

Equivalent à ce qui se passe en anthropologie et en métaphysique. Lorsque Paul Veyne dit qu’il n’y a plus de sujet, mais qu’il y a seulement des actions ou des relations.

En réalité, Whitehead ne s’oppose pas absolument à toute stabilité, à toute perma­nence. Il affirme par exemple que certaines « formules religieuses » conjuguent au mieux les deux aspects de « l’expérience vécue dans son intégralité [84] » : la permanence et le flux des choses. Et d’invoquer les deux premiers vers d’un cantique [85] : « Reste avec nous, Seigneur / Le jour décline, la nuit s’approche [86] ».

  1. Partant de là, deux autres questions méritent d’être posées à la métaphysique de Whitehead. D’abord, qu’en est-il de la forme ? Ensuite, qu’en est-il de l’acte d’être ? Whitehead a-t-il assez contemplé le mystère de l’être ? S’est-il assez émerveillé de l’acte d’être ? Son ontologie n’est-elle pas plus polarisée par l’un que par l’être ?
  2. Enfin, la conception que Whitehead se fait de Dieu doit être questionnée, d’autant qu’elle est à la source d’un important courant américain de théologie, la Process theology [87].

Pascal Ide

[1] Edgar Morin, La méthode, tome II. La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, p. 458.

[2] Albert N. Whitehead, A l’abbé Gaudefroy, 1932, Lettres à l’abbé Gaudefroy, Monaco, Le Rocher, 1988, p. 101.

[3] Bibliographie primaire :

– Alfred North Whitehead, The concept of Nature, Cambridge, University Press, 11920, 1971 : Le concept de nature, trad. Jean Bouchement, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 2006.

– Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Gifford Lectures delivered in the University of Edinburg during the session 1927-1928, New York, The Free Press, 1929, Éd. définitive, 1978 : Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. Daniel Charles, Maurice Elie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Robert Sasso et Arnaud Villani, coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1995. Cité PR, suivi du n° de page de l’édition française (qui comporte le n° de page de l’éd. américaine de 1978).

Science and the Modern World, New York, Free Press, Mcmillan, 1967 : La science et le monde moderne, trad. A. d’Ivéry et P. Hollard, coll. « Bibliothèque scientifique », Paris, Payot, 1930 et trad. Paul Couturiau, coll. « L’esprit et la matière », Monaco, Le Rocher, 1944.

Aventures d’idées, 1933, trad. Jean-Marie Breuvart et Alix Parmentier, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 1993.

Bibliographie secondaire

– Félix Cesselin, La philosophie organique de Whitehead, Paris, p.u.f., 1950.

– Jean-Claude Dumoncel, « Whitehead ou le cosmos torrentiel », Archives de philosophie, 47 (1984) n° 4, p. 569-590 et 48 (1985) n° 1, p. 59-78.

– Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », L’espérance de la raison, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain » n° 59, Louvain-La-Neuve, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie, Paris, Peeters, 2004, chap. 2 : p. 36-62.

– Jean-Michel Maldamé, « Cosmologie et théologie. Étude de la notion de création dans la théologie nord-américaine du ‘Procès’ », Revue thomiste, 86 (1986), p. 90-114.

– Alix Parmentier, La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Paris, Beauchesne, 1968.

– Bertrand Saint-Sernin, « Whitehead et la philosophie de la nature », Les études philosophiques, (juillet-septembre 1997), n° 3, p. 363-375 ; Id., « Portrait de Whitehead », Études, mai 2003, p. 629-638. Article heureux dans son sujet (on parle trop peu de Whitehead, trop peu connu, par rapport à l’inflation de la tradition allemande), mais au total assez superficiel de contenu.

– Isabelle Stengers (éd.), L’effet Whitehead, Paris, Vrin, 1994.

– Jean Wahl, Vers le concret, Paris, Vrin, 1932 ; rééd. avec un avant propos de Mathias Girel, 2004.

[4] Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1988, p. 103. Cf. les pages consacrées dans le chapitre 6 intitulé « Qu’est-ce qu’un événement ? »

[5] Robert Spaemann, Interviewé par Paulin Sabuy Sabangu, Nature, raison et personne. Une approche anthropologique d’après Robert Spaemann, Thèse pour le Doctorat de Philosophie, Faculté de philosophie de l’Université Pontificale de la Sainte Croix, Rome, 1998, p. 285.

[6] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », L’espérance de la raison, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain » n° 59, Louvain-La-Neuve, Ed. de l’Institut supérieur de philosophie, Paris, Peeters, 2004, chap. 2 : p. 36-62. Les pages entre parenthèses dans le texte renvoient à ce chapitre.

[7] Alfred North Whitehead, Le concept de nature, p. 53.

[8] PR, p. 5.

[9] PR, p. 44.

[10] PR, p. 45.

[11] PR, p. 55. D’où l’intéressante conséquence « C’est pour cette raison que la philosophie n’a pas été nettement distinguée de la science à l’époque où celle-ci était encore dans l’enfance ; l’essentiel était alors de découvrir les idées les plus générales pratiquement applicables à l’objet en question ». (Ibid.)

[12] PR, p. 47.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] PR, p. 53.

[16] PR, p. 67.

[17] PR, p. 52.

[18] PR, p. 66.

[19] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 36.

[20] Ibid., p. 36-37.

[21] Ibid., p. 36

[22] PR, p. 89.

[23]

[24] PR, p. 37.

[25] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 42.

[26] En fait, je ne suis pas convaincu par cette assimilation, car le substratum fondamental, la matière vibratoire, si ouverte soit-elle aux possibles, est déjà déterminée. Assurément, elle est ouverte à des niveaux supérieurs d’organisation ; mais les phénomènes ondulatoires répondent à un certain nombre de critères qui sont autant de déterminations, donc d’actes.

[27] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 43.

[28] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 46.

[29] Ibid., p. 46.

[30] Ibid., p. 47.

[31] Ibid., p. 48.

[32] Process and Reality, p. 28.

[33] Process and Reality, p. 29.

[34] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 52.

[35] Process and Reality, p. 29.

[36] Jean Ladrière, « Aperçu sur la philosophie de Whitehead », p. 53.

[37] Process and Reality, p. 27.

[38] Process and Reality, p. 28.

[39] Process and Reality, p. 25-26.

[40] PR, p. 68.

[41] PR, p. 69.

[42] PR, p. 70.

[43] PR, p. 70 et 71.

[44] PR, p. 72.

[45] PR, p. 86.

[46] PR, p. 86. En ce sens, Whitehead retrouve l’intuition aristotélicienne de la puissance et de l’appétit, au moment même où il croit s’en distancier (pensant justement que la matière d’Aristote est passivité).

[47] PR, p. 87.

[48] PR, p. 479.

[49] PR, p. 82.

[50] PR, p. 83.

[51] PR, p. 87 et 88.

[52] PR, p. 92 et 93.

[53] PR, p. 477.

[54] PR, p. 162.

[55] PR, p. 160. Cf. tout le chap. III de la seconde partie, sur « l’ordre de la nature ».

[56] PR, p. 83.

[57] PR, p. 340.

[58] PR, p. 84.

[59] PR, p. 84.

[60] PR, p. 85.

[61] PR, p. 154 et 155.

[62] PR, p. 155.

[63] Cf. Alix Parmentier,

[64] p. 58.

[65] Process and Reality, p. 120.

[66] Process and Reality, p. 34.

[67] Process and Reality, p. 408.

[68] Process and Reality, p. 413. C’est moi qui souligne.

[69] Religion in the Making, 1926, p. 119-120.

[70] Religion in the Making, 1926, p. 141.

[71] Religion in the Making, 1926, p. 71.

[72] PR, p. 86.

[73] PR, p. 64.

[74] PR, p. 71.

[75] PR, p. 52.

[76] PR, p. 52.

[77] Pourtant, Whitehead relie lui-même explicitement la « forme » qui est la note caractérisant la « société » de la « forme substantielle » d’Aristote (p. 48).

[78] PR, p. 341 et 342.

[79] PR, p. 162.

[80] PR, p. 479.

[81] PR, p. 480.

[82] p. 43.

[83] Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, Etabli par Dominique Séglard, coll. « Traces écrites », Paris, Seuil, 1995, p. 163. Cf. tout le chapitre p. 153-165.

[84] PR, p. 340.

[85] Sans que ni Whitehead, ni les éditeurs français – tant l’inculture religieuse va grandissante – n’y reconnaissent un passage à peine transformé du célèbre épisode des pèlerins d’Emmaüs.

[86] PR, p. 341.

[87] Alix Parmentier lui a consacré un imposant ouvrage qui fait toujours autorité.

11.10.2021
 

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