E) Évaluation de l’apport galiléen
Il est clair que Galilée s’oppose massivement à l’aristotélisme de son temps.
1) Au plan scientifique
a) La chute des corps
On ne doit pas à Galilée d’avoir établi la loi mathématique à laquelle obéit la chute des corps pesants. Dès le xive siècle, des mathématiciens purs comme William Heytesbury et d’autres de l’école d’Oxofrd font une description mathématique précise du mouvement uniformément accéléré. Cependant, ils n’en font pas la loi des corps pesants.
C’est vers la fin du xvie siècle que les connaissances mathématiques et le savoir expérimental peuvent se joindre. Un Dominique Soto, nous l’avons dit, est probablement l’un des premiers chez qui cette jonction s’opère.
Galilée découvrira cette loi, non sans s’être trompé au début de sa carrière : il pense alors que les vitesses des corps qui tombent sont à chaque instant proportionnelles aux espaces parcourus.
Définition du mouvement accéléré uniformément : « Un mouvement est dit uniformément accéléré quand, partant du repos, il acquiert durant des accroissements de temps égaux, des accroissements de vitesse égaux ».
Attention, quoi qu’il y paraisse, l’esprit est tout autre que celui des mathématiciens de l’école oxfordienne. Ici, Galilée a l’intention de décrire le réel physique, précisément la chute des corps : « Nous avons décidé de considérer les phénomènes des corps tombant avec une accélération telle qu’elle se présente de fait dans la nature et de faire que cette définition du mouvement accéléré offre les traits essentiels des mouvements accélérés observés [1] ».
La découverte du principe du mouvement uniformément accéléré est l’application directe, immédiate de cette mathématisation de la nature. C’est lors de la IIIe Journée que Galilée établit que le mouvement d’un solide en chute libre sans vitesse initiale est telle que v = gt ou x = 1/2 gt2, sachant que v représente la vitesse du solide, g l’accélération de la pesanteur, x la distance parcourue, et t la durée de la chute. À la différence près que Galilée ne donne aucune formulation mathématique de ce type et fait de la gravité non un effet de l’attraction de la Terre, mais une propriété intrinsèque du corps.
b) Le principe de relativité galiléen
Mais l’essentiel est la découverte d’un principe universel de mouvement : ce qui deviendra, chez Newton, le principe d’inertie.
C’est d’ailleurs le retournement de la critique le plus souvent adressée à l’héliocentrisme : on ne peut pas imaginer que la Terre tourne autour du Soleil sans que l’on s’en aperçoive qui fournira la première ébauche du principe d’inertie : et si le mouvement se déroulait sans que l’on s’en rende compte ? Cela signifierait alors que le mouvement peut se dérouler sans que nous n’y prenions garde. Ce retournement de l’objection anticopernicienne est, selon Dubarle « le pas décisif [2]« de l’intelligence de Galilée.
Lisons cette expérience fameuse qui contient en germe tout le principe de relativité : « Vous, Simplicio, à ce que je crois, vous êtes allé maintes fois par bateau à Padoue et, si vous voulez confesser la vérité, vous n’avez jamais ressenti en vous-même la participation au mouvement, sinon au moment où le bateau accoste ou lorsqu’il rencontre quelque obstacle et qu’il s’arrête, et que, vous en même temps que les autres passagers, vous vous trouviez alors subitement renversé, non sans quelque péril. Il serait nécessaire que le globe terrestre rencontrât quelque obstacle capable de l’arrêter, mais je vous assure qu’alors vous vous renriez compte de l’impulsion qui réside en vous, au moment où elle vous projetterait aux étoiles [3] ».
Le second problème est celui des trajectoires. Il est traité dans la quatrième journée.
Galilée ne dispose pas non plus, ce qui sera le cas de Newton, des ressources du calcul infinitésimal.
C’est en traitant du mouvement des projectiles que Galilée va s’approcher au plus près de la loi d’inertie, sans toutefois la trouver. En effet, il s’agit ici du premier exemple d’une construction intellectuelle combinant deux données : la continuation par inertie du mouvement et la chute des corps qu’il vient d’étudier. La question posée est simple : soit une bille pesante douée d’une certaine vitesse qui se meut sur un plan horizontal. Elle arrive au bout de ce plan. Quelle peut être la trajectoire suivie par cette bille dans sa chute ? Galilée va montrer, sans peine, que cette trajectoire est une parabole.
c) Les limites les différences entre Galilée et Newton.
On le sait, dans la mécanique newtonienne, le principe d’inertie parle d’un corps qui est mû en ligne droite, hors toute force extérieure. Par contre, Galilée pense le corps non pas en ligne droite, mais dans le contexte physique terrestre, où intervient la pesanteur terrestre. Dès lors, le corps se meut non pas de manière absolument rectiligne sur un plan horizontal, mais en suivant une géodésique. Autrement dit, les deux chercheurs ont l’intuition très nette de l’inertie, notamment Galilée pense la propriété inertiale du mouvement, mais selon des formalisations géométriques différentes.
Quelle est la cause de cette différence de perspective ? En un certain sens, Galilée n’a pas été jusqu’au bout de l’abstraction géométrique, comme le fera Newton : Galilée pense le corps en situation physique ; il ne peut s’abstraire du contexte physique d’une Terre exerçant sur le corps une force de pesanteur. « il a voulu tout d’abord penser dans son état concret la vérité physico-mathématique de l’inertie [4] ». Or, il veut penser l’inertie, c’est-à-dire l’absence d’influence de la Terre sur le corps. Il doit donc imaginer que le corps se maintient à distance égale du centre de la Terre, ce qui ne peut se faire qu’en décrivant un mouvement circulaire. Aussi, Koyré qui a finement mis en valeur cette distinction capitale de point de vue, conclut-il : « Autrement dit : le plan horizontal réel est une surface sphérique [5] ».
La conséquence en est qu’il suffira à Newton de passer du plan réel au plan abstrait, géométrique pour énoncer la loi d’inertie dans toute sa rigueur et bientôt la loi de gravitation universelle. Pour autant, il serait injuste de dire Galilée tributaire, comme il l’était dans son premier traité, le De motu, rédigé à l’âge de vingt-cinq ans, de la physique qualitative aristotélicienne. En effet, désormais, Galilée est parfaitement convaincu de la nécessité d’un schématisme simple, mathématique. À la suite d’Archimède, et avant Newton qui poussera le processus jusqu’au bout de sa logique, Galilée cherche à formaliser et à rationaliser géométriquement la mécanique. Le signe en est qu’une fois énoncé le théorème de composition simple entre un mouvement rectiligne et uniforme et un mouvement de chute naturelle, la Quatrième Journée va énoncer quatorze propositions. Galilée ne se contente pas de mathématiser la physique, il l’organise et l’ordonne de façon rigoureuse, déductive.
De plus, on le sait, dans la théorie de la relativité générale, Einstein se refusera à penser la pesanteur hors l’espace géométrique ; il montrera aussi que l’espace est courbé par la matière. En ce sens-là, il est possible d’affirmer que l’intuition galiléenne de la géodésique est proche de « la doctrine einsteinienne de la relativité générale [6] », et même plus proche de la théorie relativiste que de la théorie newtonienne. En ce sens, paradoxalement, bien que Galilée n’ait pas réussi à formaliser la loi d’inertie, c’est lui qui a le mieux pensé le fait fondamental de la mécanique moderne.
Ces limites étant situées, on ne peut toutefois nier que Galilée, encore davantage que Descartes et mieux que lui, soit le premier physicien moderne et plus encore, son grand initiateur. Le scientifique padouan a posé les premiers fondements de la physique mathématique. Il en a d’ailleurs conscience, lui qui peut légitimement conclure à la fin de la troisième journée des Discours : « Et maintenant nous pouvons dire que la porte est ouverte, pour la première fois, à une nouvelle méthode déjà pourvue de résultats nombreux et admirables qui, dans les années à venir, commanderont l’attention des esprits [7] ». Galilée « est, sans restriction aucune, le créateur de la science moderne du mouvement [8] ».
Le système conceptuel qui est celui de Galilée n’est pas encore celui de la physique classique, mais préclassique. En un mot heureux, Clavelin dit qu’ »alors qu’entre ses théorèmes et les théorèmes newtoniens, la continuité est parfaite, il y a en revanche discontinuité entre les concepts sur lesquels reposent ces théorèmes et les concepts » newtoniens [9]. En effet, au plan cinématique, Galilée parvient à la définition du mouvement uniformément accéléré, mais, sans l’aide du calcul infinitésimal, il ne sait pas l’utiliser. En dynamique, Galilée parvient à deux acquisitions capitales : dissociant la fonction gravifique et la fonction motrice de la gravité, il énonce le principe de conservation du mouvement uniforme, sous sa forme circulaire puis sous sa forme rectiligne ; distinguant la force motrice et la force gravifique, il parvient à concevoir que tous les corps vont à la même vitesse dans le vide. Néanmoins, le mouvement inertial affecte des corps pesants, mus vers le centre, et non des masses indépendantes de toute tendance vers le bas. Or, il y a ici la trace non purifiée d’une physique aristotélicienne des lieux naturels.
On retrouve la même ambivalence, la même limite dans la systématisation galiléenne : la cinématique et la dynamique sont proposées de manière systématique, de sorte qu’un nombre indéfini de propositions découlent, par voie purement démonstrative, de quelques principes. Seulement d’une part la méthode des indivisibles, altère la rigueur de l’exposé ; surtout, Galilée a choisi un « mauvais » principe et n’a point vu les principes vraiment premiers, de sorte que les Discours manquent de perfection non seulement quant au contenu (cf. avant), mais quant à la forme.
Sur ces deux points, Huyghens et plus encore Newton effectueront un progrès décisif.
2) Au plan épistémologique
a) Questions de méthode
Du point de vue méthodologique qui est le nôtre, Galilée opère une véritable métamorphose dans l’approche de la nature. Et ce travail se caractérise par le passage de l’approche physique à l’approche mathématique, donc l’élaboration de l’abstraction mathématique. Ce processus suppose trois sous-opérations :
Tout d’abord, il a fallu que Galilée fasse épochè sur une notion essentielle dans l’aristotélisme, à savoir la cause du mouvement : « L’occasion ne me semble pas favorable pour rechercher la cause de l’accélération du mouvement naturel », explique Salviati. En effet, son but est de « découvrir et démontrer quelques propriétés d’un mouvement accéléré (quelle que soit la cause de son accélération), où la grandeur de la vitesse croît le plus simplement possible en proportion même du temps [10] ». Or, multiples sont les explications de la causalité du mouvement.
Ensuite, Galilée va faire l’économie de l’aspect sensible, du moins qualitatif. En effet, Galilée va reconstruire une expérience idéale dans le vide. En effet, Galilée suppose que, dans le vide, tous les corps descendraient à la même vitesse, ce qui permet d’expliquer les différences de vitesse de chute par le seul milieu et non par la nature intrinsèque des corps. Or, Galilée est parfaitement conscient que le vide n’existe pas : « Seul un espace absolument vide d’air et de tout autre corps, si ténu et si aisé à pénétrer soit-il, pourrait nous rendre perceptible ce que nous voulons découvrir […], un tel espace ne nous est pas donné [11] ». On n’a jamais réalisé d’expérimentation dans le vide ; c’est Newton qui, le premier, montrera que, dans un tube où le vide a été ménagé, des corps de masses et de volumes différents abandonnés sans vitesse initiale ont la même vitesse de chute. En conséquence, Galilée n’hésite pas à proposer une expérience idéale sans équivalent sensible immédiat. Mais son expérience ne conserve que les valeurs quantitatives, faisant l’économie des valeurs qualitatives que sont les caractéristiques du milieu. Précisément, Galilée construit déjà un espace géométrique, loin de l’univers hiérarchisé d’Aristote.
Enfin, Galilée va transformer les mesures de temps et de vitesse en grandeurs strictement géométriques, par diagrammatisation géométrique [12]. En effet, Galilée va faire correspondre les instants du temps aux points d’une droite et il représente les vitesses par des segments perpendiculaires à cette droite. Pour cela, il pose que « les espaces franchis par des mobiles animés d’un mouvement uniforme sont entre eux dans un rapport égal au produit du rapport des vitesses et du rapport des temps ». Aussi peut-il poser, après tâtonnements [13], la loi des carrés : « Si un mobile, partant du repos, tombe avec un mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont entre eux en raison double des temps, c’est-à-dire comme les carrés de ces mêmes temps [14] ». Cet ultime labeur nous rapproche au plus près de la méthode mathématique. Galilée n’a pas encore à sa disposition la notion de fonction, ni a fortiori le calcul différentiel et intégral qui permettra à Newton d’élaborer sa théorie de la gravitation. Il demeure que Galilée procède par simplification et élimine le plus possible le qualitatif. Désormais, c’est le sensible qui brouille la pure vérité de l’intelligible.
Il est clair que le problème qui agite le début du xviie siècle est celui d’une science du mouvement et une science unissant mécanique céleste et terrestre.
Il se pose deux problèmes. Le premier est celui de la chute des corps. Il occupe toute la troisième journée.
b) La mathématisation du réel
Galilée perçoit bien les inconvénients des abstractions qu’il opère, mais il en perçoit aussi toute la fécondité : « J’accorde que les conclusion établies dans l’abstrait se modifient dans la réalité […]. Si on veut traiter scientifiquement ce problème [du mouvement], il convient d’en faire abstraction et, après avoir découvert et démontré les lois en supprimant toute résistance, de les compléter, au moment de les utiliser concrètement, par ces limitations que l’expérience nous enseigne [15] ».
Son principal apport, préparé de loin par Archimède, et de près, Copernic et les écoles parisienne et oxfordienne est la mathématisation. Galilée, pour la première fois, ose expliquer l’être réel par l’être mathématique, plaçant les corps mathématiques dans un espace lui-même mathématique.
Par conséquent, Galilée n’est pas seulement un scientifique de première grandeur (et pas d’abord un ingénieur hors pair, comme le veulent certaines interprétations réductionnistes, ainsi qu’on l’a dit au début), il est aussi un philosophe et un des plus grands philosophe de la nature : il eut le premier l’intuition claire d’une lecture mathématique de la nature et de toute la nature, et s’en est donné les moyens. Ici, commence le platonisme physique.
Bref, Galilée achève l’œuvre d’Archimède : « la physique nouvelle, celle de Galilée, est une géométrie du mouvement, de même que la physique de son vrai maître, le divus Archimedes, était une physique du repos [16] ».
c) La science expérimentale
Certes, Galilée a constamment combiné la double démarche, indissolublement expérimentale et mathématique. Néanmoins, quoique très grand observateur, il n’a pas fondé la méthode expérimentale moderne. On ne trouve pas chez lui cette sorte de va-et-vient entre la théorie et l’expérience, ce dialogue expérimental qui chemin progressivement, à l’écoute de tous les imprévus que réserve l’expérience. On la devra à Pascal et à Huygens, comme on le dira plus bas.
d) Valeur de la théorie
Pour Galilée, on l’a dit, la théorie n’est pas qu’une description commode, unifiée du réel. Son ambition est causale.
Cette caractéristique apparaît tout particulièrement lors du débat avec Bellarmin au sujet de l’héliocentrisme. Maurice Clavelin a rassemblé les pièces du dossier [17]. Très grossièrement, on pourrait dire que le cardinal Bellarmin tient pour l’équivalence des hypothèses géocentrique et héliocentrique toutes les théories ne se valent pas et demande à Galilée l’humilité de se soumettre à cette évidence épistémologique ; en regard, Galilée soutient que la doctrine copernicienne est objectivement plus vraie, sauve mieux les apparences que la doctrine ptoléméenne. De prime abord, Bellarmin n’est-il pas plus moderne d’esprit ? Sa réserve n’est-elle pas plus respectueuse du caractère foncièrement dialectique de la méthode scientifique ? Clavelin répond clairement par la négative. D’abord, Bellarmin fonde sa position sur un a priori épistémologique et non sur une réelle pratique de la science. De plus, qu’une théorie ne puisse rejoindre le réel dans son essence profonde ne signifie pas qu’elle n’en dise rien, donc qu’elle soit dénuée de toute portée réaliste, et j’ajouterai volontiers ontologique (ce qui serait très inconvenant sous la plume d’un Clavelin !). Or, il se trouve que le modèle géocentrique n’est qu’une spéculation géométrique sans matérialisation, ce qui est tout opposé au modèle héliocentrique. Par conséquent, « à l’idéal descriptif du ptoléméisme s’oppose ainsi l’idéal explicatif du copernicianisme [18] », que Galilée fait entièrement sien. Plus encore, et là nous quittons la science pour montrer que Galilée s’est voulu plus qu’un scientifique : « entre le copercianisme et le ptoléméisme la différence n’est pas entre deux artifices destinés à sauver les phénomènes célestes, mais bien deux cosmologies, c’est-à-dire deux philosophies naturelles inconciliables en raison même de leur suppositions premières [19] ». Il faudra nous rappeler ce point lorsque nous soulignerons dans la conclusion combien les révolutions scientifiques sont d’abord des révolutions philosophiques.
3) Au plan philosophique
Passons de la méthode au contenu. Les révolutions introduites par Galilée peuvent se regrouper sous deux chefs : le cosmos et la mécanique.
a) La disparition de la notion de lieu naturel
Avec Galilée disparaît la notion de lieu naturel.
b) La disparition de la notion d’ordre de l’Univers
Clavelin et déjà Koyré en tirent une conséquence discutable. Ils vont répétant qu’avec Galilée, l’ordre du monde, la conception grecque du Cosmos (dans le vocabulaire de Koyré), disparaissent. Et c’est l’une des deux prémisses fondamentales de la vision aristotélicienne de la nature, avec la théorie du changement, c’est-à-dire du mouvement comme processus. Or, estiment nos auteurs, le fondement de cette conception ordonnée de l’Univers, d’un ordre prédonné, réel, est intrinsèquement non seulement lié mais fondé sur la théorie des lieux naturels, eux-mêmes liés à la théorie des six directions données a priori. Mais on sait que Galilée fait de la gravité une propriété constitutive intrinsèque de la matière ; or, le mouvement est causé par la gravité ; dès lors, il n’existe plus de directions privilégiées.
Cette interprétation radicale appelle à mon sens des nuance et même correction. La disparition de la théorie des lieux naturels est-elle l’effondrement de l’ordre ? Nullement. Mais la disparition d’un ordre fondé sur le primat de direction prédonnée. Ce qui est tout différent. En effet, pour Galilée, comme pour Newton, l’univers est toujours ordonné. Mais c’est la cause de cet ordre qui a changé et le processus qui s’est simplifié : la gravité et, plus tard, avec Newton, la loi de gravitation, loin de faire sombrer l’univers dans un chaos assez semblable à l’univers atomiste des épicuriens, l’ordonnent d’une manière autrement belle, car autrement simple. [20] On ne peut même pas dire que, parce qu’il est impossible de déterminer a priori l’ordonnance de l’univers qu’il n’en ait pas. L’Univers newtonien sera finalisé.
En revanche, l’univers galiléo-newtonien est un univers uniformisé, non hiérarchisé.
c) Le monde devient-il infini ?
Galilée abandonne le thème traditionnel de la finitude de l’Univers dont on se rappelle qu’il est encore présent chez Kepler [21]. Cela tient encore à une raison non pas a priori mais d’expérience : « rien ne permet d’affirmer qu’il est fini et terminé plutôt qu’infini et indéterminé [22] ». Ne peut-on aller plus loin ? En effet, la lunette astronomique semble être favorable à l’infini : en multipliant considérablement le nombre d’étoiles fixes, ainsi que nous le disions, ne tend-elle pas à prêter au Ciel une « altissima profundità, très grande profondeur [23] » ? En fait, en supprimant l’effet d’irradiation qui avait illusionné Tycho-Brahé, la lunette au contraire rétrécit le monde. Voilà pourquoi Galilée considère-t-il la question comme insoluble.
d) Existe-t-il un mouvement naturel ?
En fait, si Galilée veut conserver l’ordre du monde, il faut que le monde constitue un tout. Or, un mouvement rectiligne infini naturel ferait s’éloigner des corps ; de plus, étant indéterminé ne pourrait être naturel. Voilà pourquoi Galilée refuse l’existence d’un mouvement rectiligne qui serait naturel. En revanche, le repos est un état compatible avec l’exigence d’ordre, de même le mouvement circulaire (de rotation ou sur soi, ou autour d’un autre astre). Voilà pourquoi il existe encore des états naturels chez Galilée : le repos et le mouvement circulaire, mais le mouvement rectiligne a été déchu de la dignité que lui accordait Aristote : « On peut ainsi conclure fort rationnellement, me semble-t-il, qu’il suffit pour maintenir un ordre parfait entre les parties du Monde que les corps mobiles se meuvent circulairement, et donc qu’au cas où certains se mouvraient différemment, ils sont nécessairement immobiles, seuls le repos et le mouvement circulaire étant aptes à la conservation de l’ordre [24] ».
e) L’apparition de la conception d’un mouvement-état
Telle est la seconde grande conclusion constamment répétée, sinon martelée, par exemple par Clavelin : la mutation décisive opérée par Galilée est la substitution d’une conception du mouvement-état à une conception du mouvement-processus. Tout d’abord, Galilée limite le mouvement au mouvement local. Ensuite, l’idée-même d’une fonction ontologique du mouvement s’affaisse, est congédiée. En effet, chez Aristote, le mouvement exerce une fonction ontologique, dans le cadre de la métaphysique de l’acte et de la puissance : il affecte un sujet à qui il donne la possibilité d’acquérir une détermination, une compétence : « sans la présence d’un sujet aucun mouvement ne pourrait être ni même être imaginé [25] ». Or, avec Galilée, l’ordre du monde ne se fonde plus sur les lieux naturels, donc sur un ordonnancement du monde ; il ne peut donc s’identifier qu’aux états du corps, précisément aux deux états naturels de repos et de mouvement circulaire.
Dans la conception de Galilée, « le mouvement n’est pas un processus, mais un status […]. Son mouvement-état, le mouvement de la physique classique, n’a plus rien de commun avec le mouvement-processus de la physique d’Aristote et de la Scolastique [26] ». En effet, « le mouvement n’est plus ce qu’il était pour Aristote, un processus, un passage d’un lieu à un autre lieu, d’un état à un autre état. Il n’est pas encore – il s’en faut de beaucoup – lui-même un ‘état’ : c’est là la raison pour laquelle il ne se conserve pas automatiquement. Il est […] l’effet d’une force. Mais cette force étant tout entière comprise, ou inclue, dans le mobile, le mouvement du mobile n’implique, en principe, rien en dehors de lui-même. On peut fort, bien, dans cette conception, se représenter un mobile (en mouvement) isolé du reste de l’univers. On peut aussi le placer dans le vide ». Ce qui suppose le recours à l’abstraction mathématique. [27]
Autant la première conclusion me semble discutable (la disparition d’un cosmos ordonné), autant celle-ci me semble juste.
Une telle conclusion montre à quel point Galilée est en transition entre l’univers médiéval et l’univers classique auquel il introduit.
f) La relation entre les corps et les mouvements naturels
On sait qu’il existait pour Aristote un lien entre les mouvements et l’essence des corps : il appartient à l’essence du feu de se mouvoir vers le haut. Or, les lieux naturels n’existent plus, ni les mouvements naturels. Cette relation corps-mouvements se dissout donc.
g) L’unicité du mouvement naturel
La loi de composition des mouvements s’oppose à angle droit à la conception péripatéticienne d’une corrélation univoque : tel corps simple-tel mouvement rectiligne.
h) La persistance d’une philosophie de la nature
Il serait à mon sens profondément faux d’identifier l’entreprise galilénne à une simple révolution scientifique. Galilée lui-même n’a pas compris ainsi son œuvre. « Le système classique des sciences nous fait voir dans la mécanique une science particulière à côté d’autres sciences : branches diverses de la physique, chimie, sciences de la vie, etc. Mais pour Galilée, la mécanique qu’il cherche n’est rien de moins que la philosophie naturelle véritable [28] ».
La science nouvelle qu’il cherche et croit avoir établi – à juste titre – engage une vision philosophique du monde, pas seulement à titre de conséquence, d’effet par accident, mais à titre de cause, de condition d’apparition, ainsi que nous l’avons vu : c’est faute d’avoir opéré cette révolution philosophique que les prédécesseurs du physicien padouan ont piétiné, malgré des compétences mathématiques et expérimentales indéniables, et des coups de génie.
Un signe parmi beaucoup. Galilée aime faire appel au principe de simplicité : « Pourquoi, au moment où j’observe une pierre qui est initialement au repos, tombant d’une position élevée et acquérant continuellement de nouveaux accroissements de vitesse, pourquoi donc ne croirai-je pas que de tels accroissements surviennent d’une manière excessivement simple et presque obvie à quiconque ? Si maintenant nous examinons soigneusement la question, nous ne trouvons nulle addition faite ni accroissement plus simples que ceux qui se répètent toujours de la même façon […]. Ainsi pouvons-nous nous représenter à l’esprit un mouvement uniformément et continument accéléré quand, durant des intervalles de temps égaux quelconques, des accroissements égaux de vitesse lui sont conférés [29] ».
i) Sens anthropologique
Galilée a clairement perçu et énoncé le refus de prendre en compte les qualités dans le discours scientifique, et cela au nom de leur subjectivité qui ne peut nuire à l’objectivité, donc à l’universalité de ce discours, ce qui sera l’argument toujours retenu par les cartésiens : « Dès que je conçois une matière ou une substance corporelle, je suis aussitôt amené à la concevoir terminée et figurée, assumant telle ou telle forme, en relation à d’autres formes, grandes ou petites, et à la situer en tel ou tel lieu, en un temps déteminé, enfin à dire qu’elle est constituée d’une ou de plusieurs parties. Aucune imagination ne saurait me libérer de ces conditions, dès que je pense à la matière d’une manière rigoureuse. Elle n’est donc pas une qualité comme la couleur, la saveur, le son ou l’odeur […]. C’est ce qui me conduit à penser que saveur, odeur, couleur, etc., n’ont d’autres existences que dans le sujet qui les éprouve. En sorte que, supprimé l’animal [si che rimosso l’animale], on supprime avec lui […] toutes ces qualités », autrement dit le subjectif [30].
On perçoit ainsi combien le projet galiléen s’accompagne d’une volonté de spiritualiser l’homme, de valoriser la part proprement humaine, qui est celle de la raison.
La rupture intellectuelle décisive, estime le médecin-philosophe Alexis Carrel [31], prend sa source à la Renaissance. « La technologie a construit l’homme, non pas suivant l’esprit de la science, mais suivant des conceptions métaphysiques erronées ». Lesquelles ? « Le quantitatif fut séparé du qualitatif. Le quantitatif, exprimé en langage mathématique, nous apporta la science. Le qualitatif fut négligé ». Cette distinction remonte à Galilée qui parle de qualités primaires et secondaires pour décider du caractère inessentiel des qualités sensibles.
« Le xviie siècle, écrit le biologiste François Jacob, se retrouve dans un univers dont le centre de gravité a basculé. Un univers où astres et pierres obéissent aux lois de la mécanique qu’exprime le calcul [32] ». La distinction de la qualité et de la quantité fut systématisée par les philosophes John Locke [33] et René Descartes. Elle est scientifiquement féconde et légitime : on ne peut fonder la physique sur la qualité (« ce fer est chaud »), mais sur la quantité (« la température de ce morceau de fer est de 300° Celsius »). Mais, appliquée à la philosophie, cette différence est léthale. Plus subtil et plus efficace que l’évincement pur et simple d’un spirituel qui, chassé par la porte, ne manquerait pas de pénétrer à nouveau par la fenêtre, le divorce auquel on procède rend le spirituel définitivement étranger au matériel. De plus, si la science est science de la quantité, tout ce qui relève du qualitatif (éthique, philosophie, art, religion), se trouve relégué dans la zone obscure de l’opinion, du « chacun sa vérité », de l’incertitude [34]. La mathématique devenant l’unique clef de lecture de la nature, pour les mécanistes, le corps, comme l’univers du vécu et du senti se trouvent frappés de suspicion et de disgrâce [35].
j) Sens théologique
Il y a plus. Rappelons-nous le célèbre passage du Dialogo cité plus haut comparant le savoir humain et le savoir divin sous le double angle de l’extension et de l’intensité : par la mathématique (la géométrisation de l’univers), si je ne peux égaler la science divine, c’est-à-dire, identiquement, Dieu, en extension, du moins je peux rivaliser, plus, m’égaler à lui en intensité, c’est-à-dire en certitude.
Citant ce texte, Dominique Dubarle se contente de parler d’une « sorte d’enthousiasme intellectuel [36] ». Cette interprétation me semble minimaliste. À mon sens, Galilée est l’un des premiers à promouvoir l’homme, ou plutôt la connaissance humaine, à un rang proprement divin. Le projet galiléen s’inscrit dans un dessein véritablement prométhéen
Le projet rationaliste poursuivra dans ce sens, notamment un Spinoza, même si, à en croire les études comparatives de Jean-Luc Marion, René Descartes semble échapper à la tentation [37] ; n’écrit-il pas en 1638 : Galilée « manque en tout ce qu’il dit de l’infini, en ce que, nonobstant qu’il confesse que l’esprit humain étant fini, n’est pas capable de le comprendre, il ne laisse pas d’en discourir tout de même que s’il le comprenait [38]» ?
Il ne s’agit pas de nier une modestie de Galilée. Le personnage est-il orgueilleux ou humble ? Laissons aux spécialistes le soin de départager cette question [39]. Je parle seulement de l’attitude de Galilée face au réel. Galilée sait quel prix lui a coûté l’acquisition des vérités qu’il énonce [40], il sait la complexité du réel qu’il s’est efforcé de déchiffrer. De là vient sans doute en partie son sens de l’approche seulement phénoménale de la nature : « La tentative de saisir l’essence vraie et intrinsèque des choses naturelles, je la tiens pour une entreprise aussi vaine dans les substances élémentaires et proches que dans celles du Ciel et dans les plus éloignées. Je suis aussi ignorant de la substance de la Terre que de celle de la Lune, des nuages, des taches solaires ». Et pour les objets proches, de prendre l’exemple des nuages : quand on a dit qu’ils sont de l’eau, on ne sait pas plus en quoi consiste leur nature intime et intrinsèque [41]. Au fond, Galilée sait, mieux que Descartes, que son savoir est probable. Déjà, dans son Traité du monde, le philosophe français est convaincu d’asseoir une connaissance fondamentale, certaine, objective. Cela est encore plus clair dans le Discours de la méthode. Descartes a gagné en assurance sur Galilée ; mais a-t-il fait les mêmes progrès en vérité ?
F) Conclusion. De Galilée à Newton
Laissons la parole à Clavelin : « il faudra, tout compte fait, moins d’efforts, pour parvenir à l’énoncé définitif du principe d’inertie, ou à une application exacte du principe de composition des mouvements, en repartant du Dialogue, ou des Discours, qu’il n’avait fallu à Galilée de courage intellectuel pour conclure […] à la conservation du mouvement acquis, ou affirmer qu’un mouvement uniforme affectant un système n’y modifie en rien le cours normal des phénomènes. Seul Newton, cinquante ans plus tard, accomplira un pas d’une semblable portée quand il formulera l’hypothèse de l’attraction universelle [42] ».
Pascal Ide
[1] Galilée, Discours, p. 197.
[2] Dominique Dubarle, « Galilée et la mécanique », p. 262.
[3] Galilée, Dialogue, II, p. 280.
[4] Dominique Dubarle, « Galilée et la mécanique », p. 274.
[5] Alexandre Koyré, Études galiléennes. III. Galilée et la loi d’inertie, p. 158.
[6] Dominique Dubarle, « Galilée et la mécanique », p. 259. « Il y a là, de la part de Galilée, un souci de fidélité à l’immédiat du fait physique concret qui n’est pas sans parenté avec l’esprit même de la théorie einsteinienne de la relativité générale » (p. 274)
[7] Galilée, Discours, tome VIII, p. 267.
[8] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 385.
[9] Ibid., p. 384.
[10] Galilée, Discours, IIIème Journée, 202, p. 135.
[11] Ibid., 117, p. 61.
[12] Cf. à ce sujet, le travail d’Ernst Mach, The Science of Mechanics, trad. de l’allemand (1883), La Salle Ill, Open Court, 1960.
[13] Galilée a d’abord supposé que les vitesses augmentaient proportionnellement aux espaces parcourus et non aux temps, comme l’a montré Alexandre Koyré.
[14] Discours, IIIème Journée, 209, p. 140.
[15] Discours, IIIème Journée, 274 et 276, p. 210 et 212.
[16] Alexandre Koyré, « Galilée et la révolution scientifique du xviie siècle » p. 211.
[17] Id., « Galilée et le refus de l’équivalence des hypothèses », p. 127-152.
[18] Ibid., p. 151.
[19] Ibid., p. 146. Souligné dans le texte.
[20] Il est révélateur que Maurice Clavelin se contredise alors même qu’il annonce la disparition du Cosmos ordonné « la gravité ne saurait donc préjuger de l’emplacement futur que les différents corps matériels viendront occuper dans l’ordre [ici, c’est moi qui souligne] général du Monde ». (La philosophie naturelle de Galilée, p. 215)
[21] Cf. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’Univers infini, trad. Raïssa Tarr, Paris, p.u.f., 1962, p. 96.
[22] Dialogue, III, p. 347.
[23] Galilée, Lettre à Ingoli, tome VI, p. 525.
[24] Dialogue, I, p. 56.
[25] Dialogue, II, p. 147.
[26] Alexandre Koyré, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1940, p. 130-131.
[27] Cf. Alexandre Koyré, Études galiléennes. p. 78 et 79.
[28] Dominique Dubarle, « Galilée et la mécanique », in Collectif, Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 254.
[29] Galilée, Discours, tome VIII, p. 197-198.
[30] Id., Il Saggiatore, in Opere, tome VI, p. 347 et 348.
[31] Alexis Carrel, L’homme cet inconnu, Paris, Plon, 1935, p. 338 et 339. J’ai choisi ce texte plus simple, mais la grande référence demeure l’opposition opérée par Edmund Husserl, entre « monde scientifique » et « monde de la vie » (cf. IIè partie, chap. 2).
[32] François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 41.
[33] John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, II, p. 8-10.
[34] Le remède proposé par Alexis Carrel ne nous intéresse pas ici. Il s’accompagne d’un prométhéisme gnostique (cf. L’homme cet inconnu, p. 393) qui, aujourd’hui, fait sourire. On en connaît aussi les irrecevables retombées eugénistes.
[35] Ce qui ne signifie pas que certains n’aient pas tenté de faire des ponts, à commencer par Nicolas de Cues dans son éloge de la mesure, en 1450 (cf. Idiota, in Œuvres choisies, éditées par Maurice de Gandillac, Paris, Aubier, 1942, p. 214s).
[36] Dominique Dubarle, « La méthode scientifique de Galilée », in Collectif, Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 81-110, ici p. 87.
[37] Jean-Luc Marion, « L’univocité de la science. Descartes et Galilée », in Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des vérités éternelles et fondement, coll. « Quadrige », Paris, PUF, 1991, p. 203-227.
[38] Cité par Ibid., p. 226.
[39] Cf. par exemple M. Grmek, « La personnalité de Galilée et l’influence de son œuvre sur les sciences de la vie. Un aperçu médico-psychologique », in Collectif, Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 48-73, précisément p. 65s.
[40] Parlant de lui « Notre académicien me dit tout d’abord qu’il avait été longtemps à tâtonner dans le noir ; mais par la suite, dit-il, après avoir fait quelques millieurs d’heures à spéculer et à réfléchir là-dessus, il était arrivé à quelques notions qui sont fort éloignées de nos premières idées et remarquables dans leur nouveauté ». (Discorsi, IVe Journée, commentaire sur la Proposition IV)
[41] Taches solaires, in Opere, tome V, p. 187-188.
[42] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 274.