D) Audace d’une proposition de prospective
Fort des diverses conclusions précédentes, il est enfin possible non pas de jouer au prophète, mais de proposer un discernement sur aujourd’hui et les temps à venir. Bref, de poser la question : Et après ? Une dernière fois, les considérations hégéliennes seront précieuses.
1) Les risques
Ce sont les dialectiques unilatérales.
2) Les chances
Le syllogisme hégélien est plein de sagesse. Je viens de l’évoquer.
3) Les tâches
L’un des intérêts de la perspective ici proposée est donc d’éclairer l’état actuel de la philosophie de la nature et même des sciences de la nature. Ainsi se profile sinon un avenir du moins des remèdes.
Au lendemain de la Saint-Barthélémy, Catherine de Médicis disait à son fils, le roi Charles IX : « Il faut recoudre ». Au fond, la division des sciences et de la philosophie, pour être un fait historique, n’était ni inéluctable en principe ni souhaitable en réalité. Je crois qu’on en paye toujours les conséquences néfastes. Nous n’en finissons pas de recoudre.
a) Recoudre philosophie de la nature et sciences positives
L’histoire de la nature nous enseigne l’inséparabilité de fait des science de la nature et de la philosophie de la nature. Bernard d’Espagnat, récemment, disait à la Sorbonne : « La physique frappe à la porte de la métaphysique ». De son côté, René Thom dit qu’une seule force ne peut engendrer l’écheveau serré des choses.
Ce qui est vrai de la philosophie de la nature en général l’est a fortiori de la philosophie de la nature de type aristotélicienne. La philosophie thomiste « pour le moment […] souffre d’un grand manque : elle n’a pas encore ré-élaboré la philosophie de la nature qui est une de ses pièces indispensables [1] ». Maritain précise aussi : « L’erreur de quelques savants modernes, pour autant qu’ils sont enquête d’une philosophie, est de croire que le fonctionnement de la pensée et le lexique conceptuel propres aux sciences de la nature peuvent servir à construire une philosophie de la nature [2] ».
Ici, les opinions s’affrontent peu. L’opinion est majoritairement positiviste [3]. Cette interprétation a séparé la philosophie des sciences et estime qu’une prise de position philosophique d’un scientifique est toujours extrinsèque à la science, affaire de préférence subjective et d’habitude de pensée. Cette vision est finalement schizophrène et irréaliste.
Je l’ai dit à plusieurs reprises : les révolutions sinon les évolutions scientifiques majeures sont toujours, au moins implicitement, des révolutions philosophiques (touchant autant l’épistémologie, c’est-à-dire le sujet connaissant que la philosophie de la nature, c’est-à-dire l’objet qu’est la nature).
Écoutons le grand historien des sciences Alexandre Koyré : selon lui, il existe une substructure philosophique aux théories scientifiques et « l’influence des conceptions philosophiques sur le développement de la science a été aussi grande que celle des conceptions scientifiques sur le développement de la philosophie [4] ». Koyré précise encore sa thèse en trois sous-thèses : « 1° la pensée scientifique n’a jamais été entièrement séparée de la pensée philosophique ;
2° les grandes révolutions scientifiques ont toujours été déterminées par des bouleversements ou changements de conceptions philosophiques ;
3° la pensée scientifique – je parle des sciences physiques – ne se développe pas in vacuo, mais se trouve toujours à l’intérieur d’un cadre d’idées […] qui habituellement ont été considérées comme appartenant au propre à la philosophie [5] ».
Koyré fonde son propos sur l’exemple qu’il connaît à fond de l’apparition de la science classique. Mais il montre que ses conclusions pourraient s’étendre à bien d’autres secteurs de la science à la thermodynamique, à la chimie, à la théorie d’Einstein. En effet, on connaît son opposition résolue à l’indéterminisme de la physique quantique ; or, cette opposition est une position d’ordre philosophique ; mais elle n’est nullement accidentelle : elle est profondément liée aux décisions intellectuelles qui l’ont conduit et fait adhérer à la théorie de la relativité.
Autre exemple : l’opposition Leibniz-Newton qui mobilisa la première moitié du xviiie siècle n’est nullement une opposition superficielle ou une opposition de deux vanités ou de deux techniques, mais de deux philosophies [6].
Conclusion : « la philosophie – peut-être n’est pas celle qui s’enseigne aujourd’hui dans les facultés, mais il en était de même du temps de Galilée et de Descartes – est redevenue la racine dont la physique est le tronc et la mécanique le fruit [7] ».
Jean Ladrière pose une objection pertinente : est-il nécessaire qu’une tâche philosophique double les développements scientifiques ? En effet, « après tout, la science moderne est devenue extrêmement réflexive [8] » : elle ne se contente pas d’organiser son questionnement, mais elle s’interroge sur les principes adéquats qui sont les siens.
Non, répond le même philosophe, car « il y a autre chose dans ce qui est constitutif du projet philosophique [9] ».
b) Recoudre Aristote et Platon
Sur le primat des mathématiques, dans Les voyages de Gulliver, Jonathan Swift adresse à une société exclusivement dominée par les mathématiques : la Cour du Roi de Laputa.
Choisir entre qualité et quantité ? Marie-Dominique Philippe constatait que « si l’existence des qualités sensibles a été fortement contestée par toute une série de philosophes, celle de la quantité ne l’a jamais été [10] ».
Une lecture chrétienne de l’histoire de la pensée ne doit pas se masquer que « le règne de la quantité », pour parler comme Guénon est une des formes prises par le prométhéisme de la modernité. L’Ancien Testament nous avait averti du danger d’orgueil et d’oubli de Dieu que recèle le primat de la quantité, la numération systématique [11]. Il n’est pas jusqu’à l’Apocalypse qui nous montre que « la Bête, cette contre-puissance, ne porte pas un nom, mais un nombre », selon le mot de Ratzinger. Cependant, si la quantité peut servir la volonté de puissance qui sommeille en nous, elle n’est pas le symbole de l’Antichrist et est l’accident qui permet au mieux de s’approcher de la substance matérielle et de la connaître : d’où la légitime prédilection du scientifique à son endroit.
« La physique aristotélicienne est par essence non mathématique [12] ». Telle est l’opinion de Koyré. Il s’oppose ainsi à Duhem qui ne voyait dans l’aristotélisme qu’une erreur de mathématique sans allergie à celle-ci. Plus encore, à ce jugement historique s’adjoint un jugement épistémologique, plus grave : Koyré dit que « la physique aristotélicienne est fausse », « irrémédiablement périmée ». Et de donner l’exemple de Duhem qui « seul, a voulu sérieusement la faire revivre » ; or, son entreprise s’est soldée par un « échec [13] ». Pour Koyré, la distinction, le discernement, qui est plus qu’un constat et s’oriente vers le jugement de valeur, est la suivante : « Penser avec Galilée ou imaginer avec le sens commun [14] ».
Qui a raison ? Dans la lettre, c’est Alexandre Koyré et Maurice Clavelin qui ont raison ; mais dans l’esprit, rien n’est moins certain. En effet, sa philosophie de la nature n’est nullement fermé à une mathématisation. Il est d’ailleurs remarquable que certains néothomistes de ce siècle (Jacques Maritain en est l’exemple le plus notable et, dans sa foulée, un Jean Daujat) ont tenté de penser le statut de la physique mathématique classique voire moderne en termes aristotéliciens, à partir des catégories de sciences intermédiaires, de sciences formellement mathématique et matériellement physique, etc.
Nous nous écartons donc de la théorie de Koyré, marquée par le rationalisme : on peut parler en termes – certes non pas historiques, mais doctrinaux – de continuité, de progrès et pas forcément de rupture absolue.
C’est non pas un retour à Aristote, ce qui serait régressif, mais une reconnaissance de l’esprit péripatéticien et une tentative de le mathématiser. Au fond, la science tend à conjuguer la double polarité. Il s’agit d’articuler l’approche mathématicienne promue par Platon et l’approche plus qualitative et ontologique promue par Aristote.
Prenons un exemple. Chez Aristote, les corps vont vers le centre. Marqué par la conception classique du monde, il est facile de se tromper et d’assimiler cette attirance vers le centre et la gravitation : mais tout autre chose est d’être « naturellement » attiré par le centre, tout autre chose est d’être mû par une force physique. Une expérience fictive permettra de bien comprendre la différence : si la Terre n’existait pas, ou si elle était détruite et que seul un petit morceau avait échappé à cette destruction, ce morceau irait « naturellement », par son propre mouvement se porterait vers ce centre pour y demeurer. On comprend donc qu’Aristote donne un primat au lieu et au lieu naturel sur la matière. En regard, pour la mécanique classique, c’est la matière qui est « cause » du mouvement.
Il me semblerait faux de faire porter la différence sur le caractère naturel ou non du mouvement, ainsi que le font la plupart des historiens des sciences et de la nature : pour eux, la physique naturaliste d’Aristote est fausse de part en part et la mécanique galiléo-newtonienne en a heureusement sonné le glas.
Or, une telle interprétation confond deux sortes de naturalisté, deux sens du mot « nature » : l’un précis, déterminé, qui est lié à la notion de lieu naturel, précisément de tendance vers le centre : est naturel tout mouvement tendant vers son lieu propre, à savoir le bas pour un corps lourd ; l’autre plus général est le principe de mouvement. Or, le premier sens n’est que la concrétion erronnée du second dont il reste aujourd’hui à démontrer qu’il est faux, ce qui me semble loin d’être établi. Aristote lui-même a soigneusement distingué les deux sens et sa lettre ne l’interdit nullement. Par ailleurs, la relation entre les deux sens, particulier et universel, scientifique et philosophique, est contingente : rien n’oblige à tenir les deux. En conséquence, invalider le premier sens n’est pas invalider le second. Telle sera notre position.
c) Recoudre maîtrise et accueil
Autrement dit réconcilier l’autonomie et l’hétéronomie réceptive.
d) Recoudre la nature, l’homme et Dieu
Je renvoie à ce qui fut dit à propos des risques et des chances.
e) Une hypothèse de renouvellement
La nature est un don. Il faut « croire à la simplicité » et « à une productivité originelle [15]« de la nature. La philosophie du don est une excellente réfutation du mécanisme.
f) Pour finir
Peut-on envisager l’évolution future des philosophies de la nature ? Nous vivons une époque formidable, titrait un film comique de Philippe Jugnot. C’est en tout cas vrai du statut de la philosophie de la nature. La science d’aujourd’hui, bien plus que la physique newtonienne, permet l’éclosion d’une nouvelle cosmologie philosophique. C’est ce que constatait déjà Jacques Maritain il y a quelques décennies :
« Les conceptions de la science moderne, l’unification de la matière et de l’énergie, l’indéterminisme physique, la notion d’espace-temps, la nouvelle réalité reconnue à la fois à la qualité et à la durée, dans un cosmpos d’électrons et d’étoiles où les étoiles sont les laboratoires célestes des éléments et qui est soumis partout à la genèse et à la transmutation : univers qui est fini, mais dont les limites ne peuvnet être atteintes en raison de la courbure de l’espace, et qui évolue dynamiquement dans une direction, – vers les plus hautes formes d’individuation et de concentration et vers une dégradation simultanée de la qualité de son énergie totale –, tout cela est description extérieure et imagerie scientifique plutôt que vue ontologique et ne peut pas directement servir à une extrapolation philosophique ou métaphysique, mais tout cela constitue une représentation du monde incomparablement plus favorable à l’édification d’une philosophie de la nature, et plus ouverte au travail d’approfondissement de la raison métaphysique, que la vieille physique newtonienne [16] ».
De même que Galilée et Descartes ont introduit une révolution épistémologique et philosophique parce qu’ils étaient tant scientifiques que porteurs d’une vision philosophique du monde, de même, me semble-t-il, seuls des chercheurs créatifs doublés de profonds philosophes pourront permettre aux discours scientifiques de dépasser leurs limites et de se renouveler en profondeur.
Par certains côtés, notre époque ressemble beaucoup à la Renaissance (dont nous avons vu combien le nom était usurpé) : 1. nous assistons, je crois, à l’effondrement du grand système de pensée scientifique qui a permis l’avènement de la science classique et dont le fond est platonicien ; les signes de sénescence ne cessent de se multiplier depuis le début du siècle et, à en croire les réactions anticartésiennes et antinewtoniennes, bien avant ; 2. les gnoses, la foire aux opinions paranormales, la nébuleuse mystico-hermétique, fleurissent comme jamais depuis deux décennies ; 3. le goût pour les encyclopédies, les synthèses, le fleurissement de la littérature, dont le poids, la quantité sont inversement proportionnels à la qualité.
Est-ce à dire que les temps modernes vont couronner ce temps de Renaissance qui est plus un temps de germination ? La pire erreur serait de croire à une loi biologique du progrès culturel. D’abord, l’attente n’a pas duré moins de deux siècles, sinon trois. On ne peut donc parler de germination qu’avec prudence : autre chose le bouillonnement des idées nouvelles ; autre chose, leur coagulation, leur synthèse. Ensuite, s’il est possible de tirer une leçon de l’histoire, c’est que les bouleversements décisifs ne sont jamais la conséquence d’une sorte de génération spontanée ou d’order from noise automatique, mais sont le fruit d’une initiative géniale, passent toujours par un être hors du commun dont la stature est autant intellectuelle que morale (notamment courageuse). Autrement dit, les sciences actuelles attendent un nouveau Galilée pour les fonder – Einstein est arrivé trop tôt – et un nouveau Descartes ou, mieux, un nouveau Leibniz, pour les penser – Whitehead est arrivé trop tôt.
Pascal Ide
[1] Jacques Maritain dans Paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, in Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, vol. XII (1961-1967), 1992, ch. 6, p. 853.
[2] Ibid., p. 854.
[3] Par exemple M. E. Strong (Procedure and Metaphysics, Berkeley, 1936) qui explique que les préfaces et les commentaires philosophiques des grands chercheurs sont seulement des gestes conformistes de politesse sans relation avec leurs convictions profondes: bref, les Procedures, c’est-à-dire le travail scientifique réel, n’a rien à voir avec les Metaphysics.
[4] Alexandre Koyré, « De l’influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques », in Études d’histoire de la pensée philosophique, p. 253-269, ici p. 253-254.
[5] Ibid., p. 256.
[6] Cf. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. Raïssa Tarr, Paris, P.U.F., 1962, et coll. « tel », Paris, Gallimard, 1973.
[7] Alexandre Koyré, « De l’influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques », p. 269.
[8] Jean Ladrière, « Une philosophie de la nature aujourd’hui », p. 68.
[9] Ibid., p. 68.
[10] Marie-Dominique Philippe, L’être. Recherche d’une philosophie première, Paris, Téqui, tome II. 1ère partie, 1973, p. 287.
[11] Cf. par exemple Jg 6 ; cf. aussi les remontrances de Dieu pour le recencement de David.
[12] Alexandre Koyré, « Galilée et Platon », p. 173, note 1.
[13] Id., « A l’aube de la science classique », p. 17 et note 3.
[14] Id., « Galilée et la révolution scientifique du xviie siècle », p. 210.
[15] L’expression « croire à la simplicité » est en français sous la plume de Gœthe, dans sa lettre à Zelter du 19 mars 1827 (Lettre 1357, in Briefe, Munich, Beck, 1976, tome IV, p. 220). Or, Gœthe traduit ensuite ce terme par « die Einfalt » et « das Einfache ». C’est alors qu’il commente « Il faut croire à une productivité originelle ».
[16] Jacques Maritain, « Nouvelle approche de Dieu », Raison et Raisons, in Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, vol. IX (1947-1951), 1990, p. 354.