Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature Bilan et conclusions générales 1/2

« Pulchra sunt, quæ videntur, pulchriora, quæ sciuntur, longe pulcherrima, quæ ignorantur [1] ».

« La question philosophique ultime, comme Pope l’a vu, c’est la place de l’homme dans le monde [2] ».

« La philosophie a à procéder du concept ; et même si elle établit peu on doit s’en satisfaire [3]. C’est un égarement de la philosophie de la nature que de vouloir faire face à tous les phénomènes ; c’est ce qui se pro­duit dans les sciences finies où l’on veut que tout soit ramené aux pensées universelles (les hypothèses). Seul l’empirique est ici la légitimation des hypothèses ; c’est pourquoi tout doit être expliqué. Mais ce qui est connu par le concept est pour soi clair et ferme ; et la philosophie n’a à se faire aucune inquiétude là-dessus même si tous les phénomènes ne sont pas encore expliqués. Je n’ai donc fait ici que poser ces commence­ments de la considération rationnelle dans la manière de concevoir les lois mathématico-mécaniques de la na­ture en tant que ce libre règne des mesures. Les gens de métier ne réfléchissent pas là-dessus. Mais un jour viendra où, pour cette science, on en appellera au concept rationnel [4]! »

Quoi qu’on pense du détail de la philosophie de la nature hégélienne, les paroles de Hegel sont d’une étonnante actualité : à mon sens, elles sont programmatiques.

Comme l’évoquait l’introduction, les leçons de l’histoire de la philosophie de la nature nous semblent doubles : diachroniques ou historiques et synchroniques ou transhisto­riques (voire structurales).

A) Quelques leçons diachroniques

Commençons par les leçons historiques. Certaines sont générales. Par exemple, ainsi que Hegel l’avait bien vu, l’histoire (l’esprit) passe par les individus, les grands hommes : Galilée pour la première révolution scientifique, Einstein pour la seconde. Mais certaines leçons sont plus propres à la philosophie de la nature.

1) Vision continuiste ou discontinuiste de l’histoire ?

a) Topique

Tout tourne autour de la question suivante : la physique classique s’inscrit-elle dans la continuité de la physique médiévale, notamment celle du nominalisme du xive siècle, ou en rupture ? Par exemple : Galilée a-t-il définitivement enterré toute vision ontocosmo­logique de l’univers, de la création ? Les représentants des deux thèses en présence sont d’un côté Duhem et de l’autre Koyré, par exemple relayé par Maurice Clavelin.

Peut-on dire que la tendance actuelle est plutôt discontinuiste ? Prenons l’exemple des sphères célestes. Theodor Litt répondrait par l’affirmative : « S. Thomas croyait fermement à l’existence de sphères creuses invisibles, parce que parfaitement transparentes, entou­rant la terre de toutes parts, emboîtées les unes dans les autres, et portant, l’une les étoiles fixes, d’autres les sept planètes [5] ». N’est-ce pas aussi l’opinion de Mgr. Fernand van Steenberghen, l’illustre médiéviste de Louvain ? Inversement, un récent ouvrage insiste plus sur la continuité [6].

b) Qu’en penser ?

Le débat est, pour une part, assez vain, car seuls importent le détail des points de convergence ou de divergence. Par ailleurs, un tel débat suppose une hiérarchie des critères (en quoi un critère manifestant une rupture ou une continuité est-il essentiel ou accidentel ?), donc une discussion métahistorique, d’ordre épistémologique, par exemple sur le statut herméneutique des sciences humaines ; or, un tel débat n’est ja­mais opéré, les écoles n’osant s’affronter.

En fait, comme bien souvent dans ce genre de débat, les deux protagonistes ont raison. Il suffit d’insister sur les convergences entre médiévaux et classiques pour faire valoir la thèse continuiste ou, en revanche, d’accentuer les divergences pour donner de l’eau au moulin discontinuiste.

On peut insister sur la continuité, comme Pierre Duhem ou Dominique Dubarle dans le passage suivant. Celui-ci sait combien Galilée et les physiciens de son époque ont dû lutter contre l’aristotélisme. Ce combat opiniâtre ne doit néanmoins pas faire nier « une idée fondamentale d’Aristote » que la science nouvelle va accepter de bout en bout : « sur le plan de l’expérience, le mouvement, c’est-à-dire le déplacement d’un lieu à un autre, est, de toutes, la plus simple et la plus universelle des activités de la nature. C’est donc par son étude et par sa connaissance exacte, non par la compréhension des faits biolo­giques, que la philosophie naturelle vraiment positive doit commencer. Au moment où elle se défait, la physique scolastique est en mesure de léguer ce fil conducteur à l’effort plus moderne de la pensée [7] ».

On dira sans doute que cette idée est bien générale et peu scientifique. Osons achever le jugement : cette idée est philosophique. Or, voilà justement la thèse que je veux dé­fendre : les thèses universelles d’Aristote – qui sont loin d’être des tautologies – n’ont pas été entamées, ni même effleurées par la révolution galiléo-cartésienne. Elles invitent donc à une nouvelle analyse ; elles montrent donc aussi qu’il est légitime de distinguer deux niveaux d’analyse de la nature, scientifique et philosophique, dont le second semble doué d’une pérennité qui est à jamais déniée au premier. Quoi qu’en pense M. Clavelin.

Enfin, du point de vue historique, ces évolutions passent toujours par des personnes qui sont des génies, c’est-à-dire des personnalités hors pair du point de vue de l’intelli­gence et de la personnalité : Galilée et Newton d’un côté, Einstein presque seul de l’autre (à quoi il faudrait joindre Lemaître pour la cosmologie).

2) Une histoire blessée

L’histoire nous montre aussi des lenteurs sidérantes, voire des ralentissements. On pense bien entendu à la longue agonie de l’aristotélisme renaissant qui a mis cinq siècles pour disparaître avec Galilée [8] ? Mais la question se pose encore aujourd’hui avec le scientisme sans cesse renaissant (l’affaire Sokal) et le mécanisme toujours ex­clusif et excluant.

a) Principe de réponse : la blessure

Pour ma part, je crois fécond de faire appel à la notion de blessure pour systématiser les réponses. En effet, la blessure est une privation ; appliquée à l’intelligence, cette dé­finition de la blessure identifie la meurtrissure de l’intellect à l’ignorance. En effet, la pri­vation d’intelligence, c’est-à-dire de vérité, est ignorance, autrement dit enténébrement, aveuglement. Or, la persistance de l’aristotélisme tenait à ce que les intelligences, no­tamment scientifiques, se refusaient à leur « devoir d’intégrer tous les faits sans choisir, sans se résigner à en laisser aucun de côté [9] ».

Cette ignorance n’est donc pas une pure absence de savoir, mais un parasitage, une donnée interférente, qu’il s’agisse d’une donnée affective ou d’un autre savoir : Voilà ce qui nous aveugle : ce que nous croyons être vrai. « Ce qu’il y a de plus difficile – et de plus nécessaire – lorsque l’on aborde l’étude d’une pensée qui n’est plus la nôtre, c’est […] moins d’apprendre ce que l’on ne sait pas, et ce que savait le penseur en question, que d’oublier ce que nous savons ou croyons savoir [10] ».

Reprenons l’exemple de l’apparition de la théorie transformiste. Au total, si les aristoté­liciens de la Renaissance nous stupéfiaient par leur obscurantisme, les biologistes du xviie siècle n’ont rien à leur envier. Et à chaque fois, remarquez-le, la raison est la même : le primat de l’idéologie dont la face positive est l’enthousiasme pour une idée féconde.

b) Les différentes espèces de blessure

La blessure de l’intelligence est double, selon qu’elle porte sur l’objet matériel ou sur l’objet formel. Portant sur l’objet matériel, elle nie telle ou telle donnée d’observation. Non pas dans un acte délibéré, voire pervers de négation de l’évidence, mais au nom du primat de la théorie et sans doute d’une certitude implicite : un jour le réel coïncidera avec la théorie que je tiens pour certaine. Ce faisant, toutefois, c’est l’esprit non le réel qui mesure le vrai.

Portant sur l’objet formel, la blessure consiste à privilégier tel point de vue sur tel autre. Ici, l’erreur est de nier d’autres approches. Là encore, cette outrecuidance ne va pas seule, elle est la rançon d’une conviction intérieure : quelle autre approche pourrait aussi bien rendre compte du fait que j’étudie ? Il peut y avoir de l’intolérance à ainsi nier les autres points de vue ; mais, dans l’autre sens, il s’agit parfois d’enthousiasme mal éclairé.

Dans tous les cas, il y a une méconnaissance profonde de la vitalité pluraliste de l’intel­ligence. Et contre toutes ses blessures, on ne peut qu’opposer le principe balthasarien : plus il y a de , plus il y a de vérité.

B) Quelques leçons transhistoriques. Vision bipolaire ou tripolaire de la na­ture ?

1) L’hypothèse de la bipolarité aristotélisme-platonisme

Un parcours à vol d’oiseau de l’histoire de la philosophie de la nature semble montrer une constante : certains penseurs sont de tendance platonicienne, d’autres de tendance plus aristotélicienne.

a) La distinction

Je ne retiendrai que quelques traits caractéristiques de leur opposition [11]. Le premier est au second, ce que 1. la mathématique (la géométrie) est à la biologie ; 2. ce qu’une vision verticale (privilégiant la transcendance) est à une vision horizontale (privilégiant l’immanence), 3. ce que l’affectivité (et la libre volonté) est à l’intelligence. Voici comment un auteur de la Renaissance, Jacobi Mazzoni, l’expose dans un ouvrage de 1597 (en la­tin) : « Il est bien connu que Platon croyait que les mathématiques sont particulièrement appropriées aux recherches de la physique, ce pourquoi lui-même y eut recours à plu­sieurs reprises pour expliquer des mystères physiques. Mais Aristote soutenait un point de vue tout à fait différent et il expliquait les erreurs de Platon par son trop grand atta­chement aux mathématiques [12] ».

b) Application aux trois premières périodes de l’histoire de la philosophie de la nature

Appliquons la bipolarité Platon-Aristote à l’histoire de la philosophie de la nature.

La première période est en partie antérieure à cette bipolarité et s’achève sur la re­présentation platonicienne.

La deuxième période regroupe les Anciens et le Moyen Age est plus marquée par l’in­fluence aristotélicienne.

La troisième période est en forte réaction contre l’aristotélisme médiéval [13] et s’ins­pire de l’idéal platonicien. En effet, à la Renaissance, la science a renoué avec un certain platonisme : « L’étude de la science galiléenne […] ne nous a pas permis d’accepter les vues de certains historiens modernes qui la présentent soit comme un prolongement de la tradiction scientifique du nominalisme parisien (Duhem), soit comme celui de la tradi­tion empiriste des artisans et des ingénieurs de la Renaissance (Olski). La pensée gali­léenne nous est apparue comme résultant d’un effort conscient de mathématisation de la physique. L’échec de cet effort – conçu sous l’influence de la statique d’Archimède – ap­pliqué à la dynamique d’Aristote (mouvement conçu comme un processus) et à celle de l’école parisienne (mouvement conçu comme l’effet d’une force inhérente au mobile) aboutit à un retour à Archimède et à la constitution de ce qu’on peut appeler une dyna­mique archimédienne (mouvement conçu comme un état) [14] ».

Ainsi à l’époque classique, la mécanique et la géométrie sont les disciplines reines. La mathématique est la clé d’explication et de compréhension du monde réel. Cette intelli­gence mécanique n’est pas nécessairement matérialiste ; en revanche, elle influe sur la conception de Dieu. Si l’univers est une horloge géante, une machine à rouages, elle est d’une part mise en marche par Dieu, d’autre part régie par des lois immuables. Aussi Dieu présente-t-il deux caractéristiques : il est un Horloger qui a sagement agencé les rouages ; il a donné et n’a donné que l’impulsion initiale.

Une objection pourrait poindre. Une vision platonicienne privilégie le divin sur la nature, au contraire d’une vision aristotélicienne. Or, le projet classique est foncièrement athée, sécularisé, ainsi que nous l’avons vu, par exemple selon l’interprétation de Louis Bouyer.

Je répondrai en faisant remarquer que la perspective platonicienne est dualiste : elle oppose le divin immuable (le lieu des Idées) à la nature fluente, variable. Or, le moderne, tel est son projet, a substitué l’esprit humain à Dieu. Désormais, le dualisme platonicien continue à imprégner la vision actuelle de la nature.

En ce sens, le projet de la modernité demeure typiquement platonicien, parce que l’es­prit est en position d’extériorité à l’égard de la nature, alors qu’une vision aristotélicienne tend à réintégrer l’esprit dans la nature.

c) Application à une hypothétique quatrième période

Existe-t-il une quatrième période ? Y a-t-il un philosophe particulièrement redécouvert par notre temps ? Je répondrai sans hésiter : oui, Aristote. En négatif, le grand adversaire devient le subjectivisme idéaliste. Écoutons déjà quelques témoignages, avant de justi­fier cette assertion par deux types d’arguments.

1’) Quelques témoignages

René Thom se dit volontiers proche des Présocratiques [15] ou de Descartes et Leibniz, mais il se rattache encore plus volontiers au Stagirite : « Je pense que très précisément, depuis peut-être une dizaine d’années, on voit réapparaître dans la science moderne un certain nombre de thèmes et de méthodes proches de la doctrine aristotélicienne, et je salue quant à moi cette espèce de résurgence [16] ».

Même Prigogine, le « disciple » de Bergson, n’hésite pas à faire référence à Aristote : « On a souvent dit, et nous avons eu l’occasion de le répéter, que la science moderne est née de l’abandon de l’espace aristotélicien inspiré notamment par l’organisation et la soli­darité des fonctions biologiques, pour l’espace homogène et isotrope d’Euclide. Mais théorie des structures dissipatives nous ramène vers une conception plus proche d’Aris­tote [17] ».

Citons enfin le troisième grand maître d’œuvre des théories morphologiques, Benoît Mandelbrot : plusieurs idées fondamentales des fractales peuvet être considérées comme des transpositions mathématiques et scientifiques de notions perdues mais puis­santes qui remontent à Aristote et à Leibniz et qui ont imprégné notre culture, même chez ceux qui ne pensent pas être sujets à des influences philosophiques [18] ».

2’) Raisons d’ordre ontologique

Plus profondément encore, il me semble que notre époque retrouve nombre d’intuitions aristotéliciennes fondatrices. D’ailleurs cette redécouverte me semble largement dépas­ser les théories morphologiques. Plus précisément, c’est depuis le début du siècle, avec la théorie de la Relativité et même avec la Thermodynamique, telle que Duhem la réin­terprète, qu’émerge, de plus en plus systématisée, contre le modèle mécaniste et plato­nicien.

En fait, c’est depuis le début des sciences que la réaction couve. Par certains côtés, ce sont tous les principaux concepts de la philosophie de la nature qui sont redécouverts et non pas démontrés – car ils n’ont pas besoin du secours de la science pour être décou­verts et prouvés –, mais confortés, approfondis. Donnons quelques exemples majeurs :

a’) Aristote et la théorie de la relativité

Alexandre Koyré, celui-là même qui a parlé de la révolution scientifique classique comme « la revanche de Platon », n’hésite pas à affirmer que la théorie einsteinienne de la relativité (« si mal nommée [19]« ) n’est pas loin de bon nombre d’intuitions d’Aristote. Il est assez réjouissant de lire sous sa plume les affirmations suivantes :

– par rapport au mouvement : « la négation du mouvement et de l’espace absolus en­traîne immédiatement la négation du principe d’inertie [20] ».

– par rapport au temps et à l’espace : « le temps absolu comme l’espace absolu, réali­tés que Newton acceptait sans hésiter – puisqu’il pouvait les appuyer sur Dieu et les fon­der en Dieu – deviennent pour Einstein des fantômes sans consistance et sans significa­tion, […] parce que ce sont des cadres vides, sans relation aucune avec ce qu’il y a de­dans. Pour Einstein, comme pour Aristote, le temps et l’espace sont dans l’Univers, et non pas l’Univers dans eux [21] ».

– par rapport à l’infini : « depuis Einstein […] nous savons […] que notre Univers n’est nullement infini et qu’en dehors de cet Univers il n’y a rigoureusement rien, justement parce qu’il n’y a pas de «dehors» et que tout l’espace est «dedans» ». En effet, pour les physiciens relativistes, l’espace est courbe et fini mais sans limites. « C’est précisément ce que nous disait Aristote qui, n’ayant pas à sa disposition les ressources de la géométrie riemannienne, se bornait à affirmer qu’en dehors du monde il n’y avait rien, ni plein, ni vide, et que tous les lieux, c’est-à-dire tout l’espace, étaient à l’intérieur, ou dedans [22] ». Et d’ailleurs, la convergence porte jusque dans les affirmations pédagogiques : les phy­siciens nous disent que c’est là conceptions mathématiques assez difficiles pour per­sonnes non averties, incompréhensibles aux personnes non formées ; or, au Moyen-Age, les philosophes médiévaux expliquaient à leurs étudiants qu’ils avaient affaire à des conceptions métaphysiques ardues et que ceux qui ne pouvaient s’élever au-dessus de l’imagination géométrique continueraient à poser des questions stupides comme : qu’y a-t-il en dehors du monde ? que se passerait-il si on poussait un bâton hors de la surface ultime de la voûte céleste ?

– par rapport au vide ou à la question du contact : « c’est parce qu’il n’y a pas d’action physique immédiate à distance – ni de Dieu qui puisse en suppléer l’absence – que le temps se trouve lié à l’espace et que le mouvement affecte les choses qui se meuvent [23] ». Mais désormais pour Einstein, ce n’est ni Dieu ni l’homme qui tiennent unies les réalités, mais la nature elle-même.

– même par rapport à la thèse très particulière de l’importance du mouvement circu­laire :

 

« Après tout, le mouvement circulaire paraît effectivement être particulièrement ré­pandu dans le mode, et particulièrement important ; tout tourne et gyre, à ce qui semble, les galaxies et les nébuleuses, les astres […], les atomes et les électrons… les photons eux-mêmes paraissent ne pas faire exception à la règle [24] ».

 

Bref, « Aristote avait bien davantage raison qu’il ne le savait lui-même [25] ».

b’) Le combat contre la pan-mathématisation

Claude Allègre, qui combat admirablement la pan-mathématisation [26], remarque avec profondeur : « Confondre abstraction et mathématisation relève de la perversion intellec­tuelle [27] ». En effet, la formalisation mathématique est le stade ultime de modélisation. Or, en nombre de sciences dures et rigoureuses, la mathématisation n’intervient pas : « La biologie moléculaire bâtit des théories et des modèles dont l’abstraction n’a rien à envier à la physique, mais, pour ce faire, elle ne recourt pratiquement pas aux mathématiques malgré de nombreuses tentatives [28] ».

« Les mathématiques sont comme une forêt : les racines des arbres plongent dans le réel, mais ceux-ci se développent en croissant vers le ciel, sans revenir au ‘réel’ [29] ». Ailleurs, Allègre traite la théorie des nombres d’« élégante et puissante construction intel­lectuelle [30] ».

De plus, Allègre pense que les mathématiques « obéissent au seul principe de cohé­rence [31] ». Ce critère de pure cohérence les réduit à la logique formelle ; est-ce légitime ? N’y a-t-il pas, exténué à l’extrême, le critère de contenu : les mathématiques ne disent-elles rien de la réalité. En effet, « certains mathématiciens, et non des moindres (notamment de la grande école russe), pensent que lorsque les mathématiques «s’approchent» du réel, elles acquièrent une nouvelle vigueur [32] ».

En science, les mathématiques jouent le rôle d’un instrument. Précisons encore où se joue cette influence : « leur rôle majeur concerne davantage la formalisation, que la nais­sance des nouvelles idées [33] ». Et de citer l’analogie parlante de Poincaré : « C’est la physique expérimentale qui est chargée des achats, elle seule peut enricher la biblio­thèque. Quant à la physique mathématique, elle aura pour mission de dresser le cata­logue [34] ». Bref, les mathématiques « constituent le langage de la physique sans en être l’essence [35] ». C’est une autre manière de dire que la physico-mathématique continue à résoudre dans la matière sensible.

De ce point de vue, on a assisté à un véritable hold-up platoniciste : « par le biais d’une succession de penseurs qui, héritiers de Platon, vont de Descartes à Auguste Comte, s’est développée, notamment en France, l’idée que dans le développement scientifique, l’abstraction est plus importante que l’observation et l’expérience, que le raisonnement déductif l’emporte sur le cheminement inductif [36] ». Or, selon Allègre, la science phy­sique est mixte d’observation et de formalisation

On en trouve l’impact, la néfaste influence en sciences humaines. En effet, l’impact du paradigme mathématique se traduit par deux signes : la recherche de théories englo­bantes et la formalisation. Or, Freud et Marx sont un bon représentant de la première démarche, estime Allègre, et Lévi-Strauss (ainsi que les sciences économiques) de la seconde [37].

3’) Exposé plus général

Comment expliquer que l’on ait pu si longtemps vivre dans un système de pensée aristotélicien que l’expérience commune, le bon sens, semblaient réfuter quotidienne­ment ? Comment soutenir les thèses de la philosophie aristotélicienne et considérer une physique voire une astronomie qui la remettait en question ? La réponse n’est pas simple et aucune solution à cette question ne saurait prétendre être définitive.

Voici différentes réponses. Dominique Dubarle parle d’un « système à «double vérité» : la vérité de la philosophie, alors représentée par la physique d’Aristote et proclamée la vérité rationnelle tout court ; mais aussi, par ailleurs, la vérité de la science et de ses cal­culs mathématiques appliqués aux phénomènes observables, vérité laissée alors sans situation définie par rapport à la «vérité» de la philosophie ». Or, c’est justement le refus de cet arrangement, de l’acceptation d’une telle divergence qui est, pour une part, à la naissance de la physique classique. Plus encore, comme on l’a vu avec Tycho Brahé, toute discordance entre l’observation et la théorie a un sens, demande qu’on la prenne en compte et qu’on en rende compte. Il est dommage que l’on ait oublié le profond réa­lisme de la révolution scientifique moderne. Et Dubarle d’ajouter : de cette divergence avec la philosophie aristotélicienne, déjà présente dans l’astronomie ptolémaïque, « ce­pendant, l’intelligence scientifique ne prendra que fort lentement une conscience agis­sante [38] ». On peut rapprocher l’explication de Dubarle de celle que l’on donne parfois pour expliquer l’aveuglement à l’autre homme par exemple présent chez les médecins nazis.

  1. Grant insiste sur l’impressionnante cohérence du système aristotélicien.

Plus généralement, nous avons vu plus haut à partir d’un exemple tiré de Galilée com­bien le projet de la science classique est identiquement un désir de pénétrer dans l’intel­lect divin. Qu’il y ait quelque naïveté, voire l’effet d’un enthousiasme plutôt sympathique dans ce libellé, n’ôte rien à l’enténèbrement qui en est la source : c’est contre ce refus du mystère que vont se lever les différents principes de limitation, sans parler de la suspi­cion à l’égard de la crédibilité et de la valeur de vérité scientifique. Le discours des sciences connaît, avec retard, la même crise sceptique que le discours philosophique ; et ici vaut le diagnostic de Foucault déconstruisant la modernité, c’est-à-dire la raison clas­sique : plus dure sera la chute. Telle est la rançon de la conception babélienne de la science.

Pour Galilée, la leçon copernicienne n’est pas seulement astronomique, elle est aussi, profondément, mécanique. Et « c’est le génie de Galilée de discerner clairement : à savoir nous sommes en réalité en mouvement avec la Terre sans nous en apercevoir à aucune impression physiquement ressentie [39] ». Or, l’un des principaux arguments en faveur de l’immobilité de la Terre est l’évidence du sens commun : comment ne saurions pas que la Terre bouge ?

4’) Ce retour n’est pas une restauration

Il est capital de rajouter qu’un retour pur et simple à Aristote serait une intolérable ré­gression. D’une part, il a fallu, chemin faisant, abandonner, et surtout préciser, un certain nombre d’intuitions je ne dis pas de sa physique et de sa cosmologie, ce qui est une évi­dence, mais aussi de sa philosophie de la nature (ne serait-ce que le rôle joué par les substances séparées). D’autre part, les sciences actuelles, les philosophies de la nature nouvelles, apportent un matériau original et passionnant qu’il convient d’intégrer : par exemple, quel sens peut prendre, dans le système aristotélicien des causes, la boucle cybernétique ? que nous dit la notion de catastrophe ? Etc.

2) Critiques insuffisance de la vision bipolaire

Cette interprétation, pour séduisante qu’elle soit, est insuffisante, car, on a pu le constater chemin faisant, d’autres bipolarités tout aussi structurantes se sont faits jour, qui ne sont pas superposables à la bipolarité vision platonicienne-vision aristotélicienne.

a) Vision qualitative ou quantitative (mécaniste) de la nature ?

Incontestablement, la vision aristotélicienne est qualitative ; mais celle de Platon aussi. Certes, il privilégie la mathématique ; mais celle-ci demeure une fin idéale beaucoup plus qu’un moyen de lecture de la nature. Clavelin, à juste titre, fait descendre Galilée non pas de Platon mais d’Archimède. Dès lors, il n’est pas légitime d’opposer Aristote à Platon comme la qualité à la quantité.

La vision plus mathématique est aussi mathématique. Je le dirai plus loin.

b) Un monde donné ou construit ?

On peut donner une vision synoptique des disciplines de la nature à partir des concepts fondamentaux : donné-construit, contemplation-action.

À l’époque antique et médiévale, le monde est un donné gratuit, la contemplation prime donc l’action. Non sans nuance : pour les Grecs, le monde (la nature, le cosmos) est le donné ultime ; pour les médiévaux, le monde est création, et est donc le donné créé, la réalité ultime étant Dieu.

À l’époque moderne, le monde est construit, notamment par l’activité de l’esprit qui conçoit les lois. L’action désormais prime la contemplation : c’est le « projet technolo­gique ».

À l’époque actuelle, de nouveau, la nature commence à être découverte comme un don, et l’activité scientifique comme contemplation du réel. Plus précisément encore, le grand enjeu de notre époque est de mixer les deux tendances, ancienne et moderne, d’en réussir l’intégration, dans une perspective non pas juxtaposée mais complémen­taire.

c) Humanisme ou naturalisme ?

Je me demande si une autre bipolarité n’est pas sous-jacente aux divers regards jetés sur la nature. L’étude des syllogismes hégéliens oblige à conclure : « Dès lors que l’homme se sépare de Dieu, remarque le théologien Pierre Piret, il n’a plus, en face de lui, que la nature [40] ». Hegel nous l’a enseigné : l’entendement se dissout dans des op­positions stériles tant qu’elle se refuse à élever son point de vue et trouver des média­tions qui réconcilient ce que les perspectives finies ont de nécessairement opposé.

Les unilatéralismes humaniste et naturaliste peuvent-ils trouver leur résolution autre­ment qu’en se donnant comme tâche de penser à nouveau Dieu ?

Il serait peu sérieux d’identifier la philosophie grecque de la nature au naturalisme et la philosophie moderne de la nature à un humanisme athée. Cette généralisation téméraire manquerait la diversité des penseurs. Les unilatéralismes semblent plus traverser chaque époque et typer telle ou telle école de pensée.

d) Où situer la philosophie de la nature Nouvel Age ?

Est-elle platonicienne ou aristotélicienne ? Si elle est platonicienne, elle est donc de même inspiration que la science mécanique classique ; or, elle est apparue en réaction contre celle-ci. En revanche, si elle est aristotélicienne, qu’est-ce qui la distingue d’une saine philosophie de la nature ?

En fait, dans cette bipolarité aristotélico-platonicienne, on pourrait répondre qu’il faut nettement distinguer la diversité légitime et les extrêmes erronés. Nous sommes donc face à quatre cas de figure, autorisant tous les intermédiaires. Je les illustrerai par quelques noms ou courants. Un juste aristotélisme en philosophie de la nature est représenté par Einstein. Un juste platonisme en philosophie de la nature est repré­senté par Heisenberg. Un aristotélisme extrême en philosophie de la nature est re­présenté par le positivisme en général, un Changeux aujourd’hui par exemple. Enfin, un platonisme extrême en philosophie de la nature est représenté par l’hermétisme, toute la vogue New Age.

Ces explications obligent à de subtiles sous-distinctions qui font perdre le bénéfice des premiers cadres en les diluant et les effaçant.

Pour toutes ces raison, ne se profile-t-il pas une autre hypothèse : ne serions-nous pas en face non pas de deux mais de trois visions de la nature ?

3) Nécessité d’une interprétation tripolaire. Les trois visions de la nature

La bipolarité aristotélo-platonicienne semble donc insuffisamment pertinente pour com­prendre l’histoire des disciplines de la nature. Par exemple, triple est la philosophie de la nature antique : platonicienne, c’est-à-dire à tendance métaphysique ; aristotélicienne, c’est-à-dire immanente, mais qualitative et finaliste ; épicurienne, c’est-à-dire mécaniste, afinaliste et souvent atomiste. Il me semble donc trop court de faire fusionner platonisme et mécanisme mathématique comme semble le faire Koyré.

À plusieurs reprises, l’hypothèse fut émise selon laquelle on pourrait établir une typo­logie des visions philosophiques de la nature, typologie qui s’ébauche dès les présocra­tiques, tant, selon l’hypothèse de Heidegger, ils ont sinon tout dit, du moins tout vu, et qui se maintient jusqu’à notre époque. Là encore, la distinction manque de nuances ; mais elle me semble pointer quelques grandes tendances récurrentes de l’esprit humain.

a) Enoncé

Il n’est pas impossible d’en rendre compte de manière plus systématique ou déductive. La perspective spirituelle ou métaphysique considère la nature par en haut, à partir d’un principe unificateur de nature spirituelle le plus souvent immanent.

La perspective physique considère la nature en sa globalité, sans chercher à la ré­duire ; ici, le principe d’unité n’est ni supérieur ni inférieur (ou, à la limite extérieur, dans l’esprit de l’homme qui analyse et formalise), mais intérieur à la nature dont on reconnaît le principe interne de mouvement et donc son irréductibilité à des artefacts opératoires, mathématiques ou techniques.

Enfin, la perspective mécaniste (souvent associée à l’atomisme, mais non pas exclu­sivement) considère la nature en son mécanisme, c’est-à-dire par en bas, en la rédui­sant, en l’analysant en ses éléments, donc en ses causes matérielle et efficiente, privilé­giant aussi une approche formelle mathématique. Jean Ladrière définit six niveaux de sens du mécanisme. Le dernier est le sens le plus large. Il est développé par David Bohm [41]. Il définit le mécanisme par la constation selon laquelle « l’énorme diversité des choses que l’on trouve dans lemonde, que ce soit dans l’expérience commune ou dans larecherche scientifique, peut être réduite complètement, parfaitement et conditionnelle­ment (sans approximation et dans tout domaine possible) à rien de plus qu’aux effets de quelques cadres de lois définies et limitées ».

Pour Jean Ladrière, il y a quatre caractéristiques actuelles du mécanicisme du point de vue épistémologique [42]. Les deux premières caractéristiques sont plus ontologiques et les deux dernières plus épistémologiques.

  1. La valeur paradigmatique du mouvement local. Quelles que soient les géné­ralisations, c’est toujours la science mécanique qui symbolise l’idéal ; elle demeure l’inspiratrice. Ce privilège tient à sa clarté, à sa haute valeur d’intelligibilité, et en fait à sa simplicité et sa facilité de formalisation : le mouvement local est plus aisément réductible à la quantité que les autres mouvements (calorifique, quantitatif, etc.).
  2. L’opposition au finalisme.
  3. La désontologisation ou le caractère construit de la science. La nature est en effet interprétée non pas à partir de l’être des choses et des liens de causalités, mais à partir de modèles qui sont des êtres de raison extrêmement formels. Les notions de force ou de champ ont remplacé le concept de cause, et on ne voit plus en elles qu’un ensemble de corrélations de grandeurs variables, de dépendances fonctionnelles dont le jeu pro­duira à tel instant futur tel état.
  4. L’intrinsécisation, c’est-à-dire ce que j’ai appelé le monisme méthodologique. Nous retrouvons la dichotomie dont nous ne sommes pas sortis : il s’agit de rendre compte de la science à partir d’elle-même. Cette clôture de l’intelligibilité interdit toute in­gérence, non seulement de l’observateur, mais aussi d’un autre type de regard, par exemple métaphysique ou philosophique. Méthodologiquement légitime, cette autono­mie du statut scientifique devient vite un totalitarisme qui se traduit par le refus de la prise en considération d’un autre niveau ontologique (plus fondamental). C’est un tel refus qui a engendré la réaction dont nous allons parler dans un instant.
b) En perspective historique

Nous l’avons vu : à chaque période de l’histoire se rencontrent les trois types de philo­sophie de la nature. Or, le Logos s’est d’abord dégagé chez les Grecs. De ce fait, chaque vision pourrait porter le nom de ceux qui l’ont initiée : pythagoricienne ou platonicienne, milésienne ou aristotélicienne, démocritéenne ou épicurienne.

Je ne donnerai que quelques noms à titre illustratif et particulièrement exemplaire.

 

Périodes

Perspective spiri­tuelle

Perspective mé­caniste

Perspective phy­sique

Période

antique

Présocratiques : Pythagore, Parménide

Platon, Plotin

Présocratiques : Leucippe, Démocrite

Épicure

Présocratiques : L’école de Milet

Aristote

Période médié­vale

Bonaventure

Les nominalistes parisiens et oxfor­diens

Albert le Grand, Thomas d’Aquin

Période clas­sique

Naturphilosophie (Gœthe…)

Galilée, Descartes, Newton

Hegel

Période contem­poraine

Capra, Bohm, etc.

Monod

Bergson, Whitehead

c) En perspective aristotélicienne

On connaît la doctrine aristotélicienne (approfondie et systématisée par Thomas et la scolastique) des trois modes d’abstraction : physique, mathématique et métaphysique.

d) En perspective hégélienne

Il est enfin possible de comprendre ces trois visions à partir des trois termes du système hégélien : Logos, Nature et Esprit. Celle-ci trouve son origine dans les trois grandes Idées de la raison pure, distinguées par Kant au terme de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure (1781). Kant lui-même n’avait pas manqué d’être in­fluencé par la tripartition des ontologies régionales opérée par Christian Wolff : la théo­logie rationnelle (qui a pour objet Dieu, le Logos chez Hegel), la cosmologie rationnelle (qui a pour objet la nature) et l’anthropologie rationnelle (qui a l’homme pour objet, sur­tout l’âme).

Mais venons-en à Hegel, car il a fait de ces termes et réalités les trois pôles de sa philo­sophie, comme le montre le plan de son ouvrage le plus systématique, l’Encyclopédie des sciences philosophiques.

Le Logos désigne la pensée divine mais dans sa pureté, hors toute création (et toute incarnation), donc l’essence éternelle de Dieu antérieurement l’apparition de la Nature et de l’esprit fini dans l’histoire. La Nature constitue la réalité matérielle qui n’est pas habi­tée par l’esprit humain. Enfin, l’Esprit fini est l’homme lui-même qui, par sa liberté, construit l’histoire.

Or, ces termes ne sont pas juxtaposés mais vitalement articulés. Hegel retrouve le schéma exitus-reditus, de sortie et de retour que nous avons déjà vu développé par Plotin. Précisément, Dieu (le Logos) sort nécessairement de son immédiateté pour s’aliéner dans la forme autre qu’est le monde : il crée la Nature qui est comme une pétri­fication de l’Esprit infini, en tout cas sa figure finie dans l’immédiateté sensible et donc la négation de son infinité. Certes, la Nature dépasse le Logos en l’incarnant et n’est donc pas étrangère à l’intelligibilité, ainsi que nous l’avons vu en étudiant le système hégélien ; il demeure que ce second moment est une figure finie qui demande à disparaître. Alors nous passons à la troisième figure, celle de l’Esprit qui est négation de la négation, donc position positive et affirmation concrète : cet Esprit fini est la liberté humaine conquise sur son contraire, arrachée à l’aliénation naturelle. Pour achever la boucle, il faudra que l’Esprit fini rejoigne et coïncide avec l’Esprit absolu, et pour cela que l’éternelle essence, grâce à la triple médiation successive de l’art, de la religion et de la philosophie. Ainsi s’achève le système, symbolisé par le cercle : parti du Logos, le Concept revient au Logos, mais ayant surmonté toute confusion et tout dualisme et enrichi dans l’unité de toutes les différences (intégrées et dépassées, selon le double sens de l’Aufhebung), grâce à la double médiation de la Nature et de l’Esprit fini. Voici en quelques mots bien sommaires et bien simplifiés la distinction dynamiquement opérée par Hegel entre les trois termes.

Mais la réflexion de Hegel va autrement plus loin, ainsi que nous le comprendrons plus bas.

e) En perspective symbolique

Enfin, une symbolique empruntée à la famille semble secrètement animer la philoso­phie de la nature. Triple est la symbolique engendrée par la famille : paternelle, mater­nelle et fraternelle. Ne peut-on rapporter ces trois symboles respectivement aux trois vi­sions de la nature ?

f) Tableau résumé

Il s’agit de perspectives et non de découpage de bloc de réalités.

 

 

Première vision de la nature : centrée sur Dieu

Deuxième vision de la nature : centrée sur la nature

Troisième vision de la nature : centrée sur l’homme

Perspective histo­rique [43]

pythagoricienne ou platonicienne

milésienne ou aristoté­licienne

démocritéenne ou épi­curienne

Perspective aristoté­licienne

Privilégie le mode d’abstraction méta­physique

Privilégie le mode d’abstraction phy­sique

Privilégie le mode d’abstraction mathé­matique

Perspective hégé­lienne

Centrée sur le Logos (Dieu)

Centrée sur la Nature

Centrée sur l’Esprit (l’homme)

Perspective symbo­lique

maternelle (panthéiste)

fraternelle (monothéiste)

paternelle

(athée)

 

On ne s’étonnera de ne retrouver la Nature dans le seul second membre du syllogisme que si l’on n’a pas compris combien la distinction de nos perspectives concerne non pas l’objet matériel (qui est en effet uniquement la nature) mais l’objet formel (c’est-à-dire la perspective de compréhension). Nous verrons plus bas que cette vision présente d’autres ressources.

C) Croisement les grandes périodes de l’histoire des disciplines de la na­ture

Un tableau résumera une partie des acquis des analyses précédentes. Encore faut-il justifier les critères choisis.

1) En abscisse les quatre périodes

a) Exposé

En abscisse, on trouve les quatre grandes périodes de la pensée occidentale : antique (grecque surtout mais aussi latine), médiévale, moderne (classique) et contemporaine.

Le découpage général est on ne peut plus classique. Il est légitime en histoire de la pensée. Le détail du texte en a aussi montré la pertinence en histoire de la philosophie de la nature. Ce sont les critères qui vont être donnés dans un instant qui justifient cette répartition. Un critère important de distinction est la présence de véritables révolutions scientifiques à la césure de chaque période. Il existe une incontestable analogie entre la première et la seconde révolution scientifique, qui concerne autant la physique que la cosmologie. Et nombre de personnes l’ont observé. Considérons ce qu’en disent Jacques Merleau-Ponty et Bruno Morando à propos de la cosmologie. Qui dit analogie, dit similitude voire identité et différence.

Considérons d’abord les similitudes. Au plan du contenu : « dans la Cosmologie antique, l’Univers était considéré comme un système global concret, associé à des formes géo­métriques privilégiées : la sphère, le cercle. Pendant l’âge classique, […] à ette image succède l’idée d’un cadre spatio-temporel vide, homogène et infini, peuplé par des corps qui interagissent, mais dont la distribution est à peu près inconnue et se trouve, d’ail­leurs, sans rapport nécessaire avec le cadre dans leuel les objets se réparissent et les événements se déploient. – Or, au xxe siècle, on retrouve quelque chose de l’image an­tique, car la distribution des corps dans l’Univers est logiquement et mathématiquement liée à sa forme spatio-temporelle ; l’Univers est de nouveau un tout physico-géométrique, une structure en principe parfaitement définie, qui permet d’associer dans une même description contenu et contenant, désormais liés par des relations nécessaires ; il en ré­sulte que la Cosmologie est, de nouveau, une science possédant un objet spécifique et bien défini : l’Univers [44] ». La nouvelle idée de l’Univers est transformée : le monde est à nouveau fini et un.

Du point de vue épistémologique, l’apparition de la révolution est préparée par un en­semble considérable d’observations qui n’ont pu être intégrées dans l’édifice antérieur. Plus précisément encore le rôle du télescope fut décisif : que l’on songe aux découvertes faites par la lunette de Galilée d’un côté, que l’on songe aux observations de Hubble (1925 et après) de l’autre.

Mais il ne faudrait pas abolir les différences. Sur le plan du contenu, cela semble évi­dent.

Du point de vue épistémologique, alors que la science classique ne conserve pres­qu’aucune des observations et des acquis de la physique ancienne, la Physique mo­derne conserve tout l’acquis de la science classique sans les déclarer fausses, mais seulement imprécis ; elle les intègre dans une systématisation plus grande : « les équa­tions classiques doivent être remplacées par des équations modernes plus exactes et qui sont fondées sur des principes tout à fait différents [45] ». Du moins, cela est-il vrai de la physique relativiste, car la situation est nettement plus complexe pour la mécanique quantique. De plus, alors que science classique et vision grecque sont en rupture mé­thodologique importante (du moins à l’égard de l’aristotélisme, sinon de l’archimédisme), « la Physique contemporaine emprunte à la Physique classique non seulement une foule de résultats, mais une méthode, des procédés de traduction mathématique des rapports de causalité, dont on ne voit pas comment la Physique pourrait se passer [46] ».

b) Confirmation

Dans un original et excellent ouvrage, à l’érudition aussi réelle qu’accessible, Rémi Brague se propose de relire les conceptions que l’Occident (les mondes circum-méditerranéens) s’est fait de l’Univers depuis l’origine jusqu’à l’époque moderne [47]. Trois raisons qui nous rapprochent – mais aussi nous éloignent de sa perspective – invi­tent à regarder l’ouvrage de près.

– Son point de vue n’est pas celui du monde, de la nature comme telle, mais celui de la relation de l’homme au monde. Précisément : l’historien français de la philosophie restitue la relation de l’homme à l’univers à chaque époque, ainsi qu’il l’avait déjà tenté en détail dans son ou­vrage sur la cosmologie d’Aristote [48]. Dit autrement, son objet formel, sa perspective diffèrent donc de la nôtre : nous étudions la natura inquantum natura ; Brague étudie l’homme dans son être-dans-le-monde, « la cosmologie vécue » de l’homme [49].

– Un deuxième point est la catégorisation historique proposée par Rémi Brague. Il dis­tingue quatre périodes : la préhistoire ou la sagesse pré-cosmique (avant les Grecs) ; le modèle antique de la sagesse du monde (Grecs et latins) ; le modèle médiéval de la sa­gesse du monde (Chrétiens, Musulmans et Juifs) ; le nouveau modèle du monde qui n’est plus une sagesse au sens où Rémi Brague l’entend.

Je consonne avec cette répartition chronologique à une différence près qui est de taille : à mon sens, il faut subdiviser la dernière période. Il est vrai que, dans le dernier chapitre (14), Rémi Brague évoque une possible voie de retour de cette sagesse du monde qui fut perdue à l’orée des temps modernes. Malheureusement, cette vision, à peine ébauchée, est exclusivement empruntée à la phénoménologie et fait fi de tous les apports des mul­tiples apports des disciplines scientifiques actuelles, ce qui crée un déséquilibre avec les visions antérieures abondamment mises en relation avec les apports des sciences, si peu développées soient-elles. De ce fait, le constat global de l’ouvrage est plutôt pessi­miste ou, en tout cas, minimaliste. L’auteur illustre, en tout cas, le constat par trop ré­pandu, que même un universitaire érudit, de surcroît intéressé par la nature, vit dans un état des connaissances scientifiques qui datent d’environ un siècle.

On pourra aussi remarquer que l’auteur a, et c’est naturel, car c’est ce qui relève de sa compétence, surtout valorisé les périodes grecques et médiévales, de sorte que ce qu’il appelle le « nouveau monde » est traité de manière trop superficielle. Mais Rémi Brague prévient le lecteur à plusieurs reprises : il a voulu surtout typer une période bien définie, présentant un début et une fin. Il demeure qu’à mon sens, la vision moderne, galiléo-cartésienne du monde est aujourd’hui plus que moribonde, sinon dans le grand public (mais qui fait de la philosophie à partir des opinions communes ? d’ailleurs, certaines personnes ne vivent-elles pas encore dans une représentation aristotélicienne du cos­mos ?), du moins dans les sciences et chez les philosophes avertis.

– Enfin, Rémi Brague croise cette catégorisation diachronique d’une typologie synchro­nique qu’il déploie surtout dans le monde antique, mais pas seulement.

* Exposé. Il est déjà intéressant que l’auteur n’ait pas tenté de réduire chaque époque à un modèle dominant, mais constate d’emblée le pluralisme. Pour Rémi Brague, il existe quatre modèles : le modèle platonico-aristotélicien ; le modèle atomiste ; le modèle ins­piré par les Écritures (Bible et Coran) ; le modèle gnostique. La titulature les décrit som­mairement par la catégorie d’altérité : la Grèce ; l’autre Grèce ; l’autre de la Grèce ; l’autre autre. Dans le corps des chapitres, Rémi Brague les décrit plus précisément (et plus sé­rieusement) par l’interrelation homme-nature : 1. pour Platon et Aristote (dont l’influence est dominante), l’homme est intérieur à la nature (plus encore, il est appelé à l’imiter), nous sommes donc en présence d’une véritable sagesse du monde ; 2. pour les ato­mistes, l’homme est coupé du monde, de l’univers (qui, de ce fait, devient inimitable) ; 3. pour les trois monothéismes, l’homme n’est pas seulement coupé du monde, mais convié à chercher sa sagesse au-delà, en Dieu ; en retour, le monde est dévalorisé au profit de l’histoire, voire menace d’être idolâtré ; 4. enfin, pour la gnose, le monde n’est pas seulement coupé de l’homme, il est mauvais. Nous avons donc comme une grada­tion dans l’éloignement, dans la distanciation de la relation homme-monde. Le monde est respectivement : 1. enveloppant ; 2. extérieur, indifférent ; 3. bon mais dévalorisé voire dangereux ; 4. mauvais.

Un tableau pourrait résumer les acquis.

Cette typologie que Rémi Brague détaille à l’occasion de son étude du monde antique, il y fait allusion dans les étapes ultérieures. Précisément, au Moyen-Age, on assiste à un remodelage, à des compositions. Pour faire simple, deux modèles sont expulsés, l’ato­miste et le gnostique, même s’ils feront retour de multiples manières. D’ailleurs, ce retour montre à quel point ils font partie des options alternatives quasi structurales : même s’ils n’ont pas la même prégnance, ils constituent non pas tant des possibles que des réalités dont l’équilibre est nécessaire au tout et permettent, par leur positionnement, aux mo­dèles dominants de trouver leur place.

* Quelles relations existe-t-il entre cette quadripartition et notre tripartition ? Les difficul­tés sont claires. D’une part, Rémi Brague réunit ce que nous distinguons, à savoir les ap­proches de Platon et d’Aristote ; d’autre part, il distingue ce que nous ne discernons pas : gnose et visions monothéistes. Seul demeure le modèle atomiste. Pourtant, au-delà des différences superficielles, des convergences profondes se font jour. D’abord, pour le cas le plus évident, l’atomisme, Rémi Brague y lit une vision du monde indifférente à l’homme, coupée de lui. Cela correspond à la perspective anthropologique qui dévalo­rise le sens cosmique au profit de l’homme créateur, donateur du sens (quand bien même ce serait pour prétendre le retrouver dans la nature ; car c’est toujours au détri­ment de la totalité, avec une perte qui est par exemple, celle de la qualité). Ensuite, plus profondément, même si Rémi Brague semble tout analyser à partir du seul couple binaire homme-nature, le détail du texte montre un troisième élément implicite : Dieu. En effet, les modèles issus de la Révélation ne se comprennent qu’à partir d’un troisième pôle qui n’est ni l’homme ni le monde (ni de ce monde) : Dieu.

Mais là s’arrêtent les convergences. Surtout, je pense qu’il est imprécis de placer le modèle issu des Écritures à part des deux modèles grecs. À mon sens, et c’est ce que j’ai voulu montrer en détail dans le texte, la spécificité du modèle biblique est d’un autre ordre ; aussi ne vient-il pas troubler la tripartition mais l’incarner, l’enrichir d’harmoniques nouvelles. Autrement dit, l’exposé de Rémi Brague ne souligne pas assez les nuances existant entre les approches d’un Augustin et d’un Thomas. Et cette limite redouble mon autre critique : Rémi Brague a trop rapproché les approches d’Aristote et de Platon, des Physiques et du Timée.

Enfin, comme je l’ai expliqué à la suite de Luis Ladaria, la gnose et le dualisme en gé­néral me semblent être un avatar de la vision anthropologique puisque l’intelligibilité dé­serte la nature pour reposer dans l’esprit de l’homme.

– Concluons. Les convergences me semblent plus remarquables que les divergences. Certes, on pourrait expliquer celles-ci par la susdite différence d’objet formel. Ce serait sans doute la lecture la plus bénigne, qu’il faudrait toutefois argumenter (en effet, Rémi Brague articule bien comme nous, les trois pôles, et en tout cas, de manière explicite, l’homme et le monde). Pour ma part, je pense tout de même que l’analyse de Rémi Brague manque de finesse sur les deux points relevés ci-dessus : manque de prise en compte des acquis des sciences du xxe siècle ; indistinction entre les visions platoni­cienne et aristotélicienne du monde, autrement dit plus métaphysique et plus physique. Sous-jacente à cette critique, il y a un regret plus qu’une autre critique : Rémi Brague n’a pas vraiment thématisé les concepts relevés chemin faisant ; l’absence de conclusion ressaisissant les acquis est révélatrice. Le temps réflexif semble court-circuité et c’est sans doute pour cela que l’ouverture sur la phénoménologie semble sinon découra­geante du moins fâcheusement courte.

2) Première mise en ordonnée critères ontologiques et épistémologiques

La distinction est classique et ne pose pas de problèmes majeurs. Le seul problème est que ces distinctions à coups de hache empêchent de percevoir les diversités qui sont plus que des nuances et les évolutions internes à chaque grande période.

a) Les dénominations des quatre périodes

Disons un mot des termes qualifiant chaque période : j’ai emprunté à Koyré la bipolarité Cosmos-Univers pour signifier la différence radicale existant entre les perspectives classiques (antique et médiévale) et moderne. Néanmoins, on doit doublement nuancer ce couple. D’une part, l’époque médiévale introduit une nouveauté dans la vision de la nature que rend le concept de Création, ainsi qu’on l’a longuement montré dans le corps de l’exposé. Il demeure que cette nouveauté n’efface pas la continuité. Le monde médiéval est autant cosmos que création, comme le dit Jean-Paul II dans une suggestive synthèse : « Le fait que le Verbe éternel ait assumé dans la plénitude du temps la condi­tion de créature confère à l’événement de Bethléem, il y a deux mille ans, une singulière valeur cosmique. Grâce au Verbe, le monde des créatures se présente comme cosmos, c’est-à-dire comme univers ordonné [voilà pour la continuité]. Et c’est encore le Verbe qui, en s’incarnant, renouvelle l’ordre cosmique de la création [voilà pour la nouveauté-rupture] [50] ».

D’autre part, depuis presque un siècle, nous émergeons de la vision mécaniste de l’Univers pour entrer dans une autre vision du monde que, faute de mieux, j’appelle la nature comme Procès. J’emprunte ce dernier terme au très grand ouvrage de Whitehead, Process and Reality, qui reste probablement la tentative la plus achevée et la plus compétente de construire une philosophie de la nature en notre siècle. Pourtant, elle date de… 1929 ! Peut-être pourrait-on rajouter : la nature comme Système, entendu au sens de la systémique.

b) Le tableau récapitulatif des visions du monde

 

Les grandes périodes de la pensée occidentale

La nature comme cosmos chez les Grecs

et comme création au Moyen-Age

La nature comme univers à l’âge classique

La nature comme procès à la période contemporaine

1) Perspective épistémologique

 

Réalisme ou idéalisme ?

Le monde comme donné et primat de la perspective contemplative

Le monde désontologisé, construit et primat de la perspective pratique

Redécouverte du donné et du primat de la perspective contemplative

Une ou plusieurs approches ?

Pluralité d’approches

Intrinsécisation :

le discours de la méthode

Redécouverte des approches plurielles

Place de l’homme

L’homme est au centre du cosmos et roi de la création

L’homme perdu dans l’univers désenchanté.

Dualisme corps-esprit

Nouvelle centralité de l’homme dans un monde réenchanté

 Place de l’éthique

Régulation éthique

Vision anéthique

Redécouverte d’une régulation éthique de la science

Place de la technique

La technique est seconde car « l’art imite la nature »

La science est au service de la transformation technique du monde

Critique de la toute-puissance technique

Limites du savoir scientifique

Discours scientifique borné par les autres discours

Tendance à la toute-puissance du discours

Découverte de principes de limitation interne aux sciences

2) Perspective ontologique

L’unité de la nature

Cosmos hiérarchisé, circulaire

Univers unifié par les éléments qui le composent

L’univers est unifié en sa structure et en son origine

Simplicité et complexité

Cosmos

Primat accordé à l’élément, à l’analyse

Le monde est complexe

Finitude ou infinité du monde

Cosmos fini

Univers infini

Univers fini, borné par les singularités

Nature du mouvement

Le mouvement est un processus

Le mouvement est un état

Redécouverte du mouvement comme processus

Distinction des mouvements

Distinction et hiérarchie des mouvements

Réduction des mouvements à la translation

Intégration de la variété irréductible des mouvements au sein d’une vision mécaniste

La place de la qualité et de la quantité

Primat de la qualité et de la substance

Primat de la vision quantitative

Intégration de la qualité au sein d’une vision quantitative

La place de la finalité

Le cosmos est finalisé, au moins dans sa totalité

Disparition de la finalité comme concept explicatif

Redécouverte de la finalité

La place de la contingence

Le cosmos est un mixte de contingence et de nécessité

Primat au déterminisme et volonté de prédiction totalisante

Réintroduction de la contingence et de l’imprédictibilité

La matière et la forme

Articulation de la matière et de la forme

Primat du formel avec effacement de la matière comme dynamisme

Redécouverte du dynamisme de la matière : la nature comme procès

La place du temps

Irréversibilité des mouvements et univers

Univers anhistorique (ou allant se dégrader avec la thermodynamique)

Univers temporel, présentant une singularité initiale

La hiérarchie des êtres (inerte, vivant, homme)

Irréductibilité des degrés d’être : minéral, végétal, animal, homme

Tendance à la réduction : de la vie à l’inerte, de l’homme à l’animal, etc.

Redécouverte d’une inhomogénéité de l’univers

3) Seconde mise en ordonnée : équilibre des trois notions à chaque période

a) Le fait

De prime abord, l’histoire est assez linéaire et répétitive. À chaque période, on ren­contre les trois perspectives, naturaliste, mystique et mécaniste, décrites ci-dessus. En réalité, elles n’ont pas eu le même poids à chaque période. Il faudra s’interroger sur les raisons de ce poids relatif.

La période grecque ne s’achève-t-elle pas sur les deux visions mécaniste des épicu­riens et panthéiste des stoïciens ? En effet, seule une vision aristotélicienne de la nature qui est centrée sur celle-ci propose une philosophie équilibrée. Mais ce délicat équilibre est rompu, on voit apparaître les deux tendances extrêmes du panthéisme stoïcien et du mécanisme épicurien.

De même au Moyen Age. Après l’apogée du xiiie siècle, on va voir la dissociation entre le nominalisme mécaniste d’une part et l’hermétisme de la Renaissance.

Enfin, aujourd’hui, nous voyons nettement se dessiner l’immense massif du méca­nisme, mais aussi de la réaction panthéiste gnostique.

Une étude attentive de l’évolution des différentes disciplines scientifiques l’a confirmé : je ne parle pas seulement de la physique et de l’astronomie, mais aussi de la géologie, de la chimie et de la biologie.

b) Une interprétation

Maintenant, il s’agit de comprendre, donc d’interpréter. Je ferai encore une fois appel à une vision hégélienne de la philosophie (la dialectique en moins). Ma conviction est qu’il est impossible d’avoir une vision équilibrée de la nature sans tenir les trois pôles du syl­logisme hégélien. Chaque période de l’histoire de la philosophie de la nature a connu des extrêmes, des déséquilibres liés à une survalorisation d’un des pôles. Il demeure que, pour traiter de la nature, les trois pôles ne jouent pas un rôle identique.

c) Bref rappel de la doctrine des trois syllogismes chez Hegel

J’ai déjà présenté ci-dessus la distinction et l’enchaînement des trois figures Logique (Dieu)-Nature-Esprit (la liberté humaine). Or, même si cette répartition est dynamique, elle est insuffisante. En effet, l’ordre d’exposé est trop unilatéral, trop extérieur : tout se passe comme si le Logos, donc Dieu, était seulement au point de départ (alors qu’il est cosntamment présent dans le développement) et à l’arrivée (alors que l’Esprit absolu est l’éternelle saisie de soi du Logos dans ses médiations finies).

De fait, Hegel, conscient de la limite de cette première articulation, va en proposer deux autres qui la complète et la corrige. Il le fait au terme de la Philosophie de l’Esprit, qui est le troisième et dernier moment de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, donc lors de l’achèvement du Système total. Il appelle alors ces articulations des « syllo­gismes ».

Il faut d’abord s’entendre sur le sens de ce terme syllogisme qui n’a plus grand chose à voir avec son origine aristotélicienne ; ou, plutôt, le syllogisme hégélien est, pour la réa­lité globale qui est le mouvement de l’Esprit, ce que le syllogisme aristotélicien est pour la débile raison humaine. Son essence est donc « essentiellement médiation », ainsi que le dit André Léonard dans son commentaire de la Logique [51].

Hegel va distinguer trois syllogismes qui sont comme le résumé en même temps que l’apparition totale de l’Idée enfin retournée en son commencement [52]. À chaque fois, l’essentiel est en quelque sorte dans l’élément central, ce qu’en langage technique on appelle le moyen terme car il détermine, comme dit Léonard, « l’«ambiance» spéculative [53] », c’est-à-dire l’objet formel et non seulement matériel. Convenons d’abréger Logos par L, Nature par N et Esprit par E. Vous constaterez que si chaque terme tourne, de sorte que, par exemple le moyen terme est constitué par l’un des trois termes à tour de rôle, l’ordre global est comme progressif et déterminé : N n’est jamais avant L et jamais après E.

Le premier syllogisme : L-N-E. Dans ce syllogisme, la Nature est léméent central à partir duquel tout est pensé : le Logos divin est considéré comme présupposé à la Nature et sera donc son origine, sa source ; l’Esprit, quant à lui, est un produit de la Nature, son dérivé par complexification. Un tel syllogisme, on l’a dit, est instable, car le Logos infini, Dieu lui demeure extérieur et son mouvement lui est imposé de l’extérieur.

Le second syllogisme : N-E-L. Ici, c’est la raison réflexive, l’esprit fini qui assure la mé­diation. Alors, la Nature apparaît comme le lieu de surgissement, ce à quoi l’Esprit doit s’arracher pour advenir dans son autonomie ; et l’éternelle vérité du Logos risque fort d’être compris comme l’excroissance de la liberté ou en tout cas celle-ci vu comme la condition transcendantale (donc immanente) d’apparition de celui-là. Ce syllogisme, lui aussi, ne réussit pas à manifester son unité et assurer la présence de l’Absolu divin à chacun de ses termes.

Le troisième syllogisme : E-L-N. Enfin, le moyen terme est tenu, la place centrale est oc­cupée par la seule figure universelle, Dieu lui-même. Désormais, tout prend sa position à partir de lui : l’Esprit humain d’abord et la Nature ensuite sont les moments de la révéla­tion de l’Absolu en son éternelle unité, vérité, bonté et beauté.

d) Application

Ne retrouve-t-on pas ce mouvement dans l’histoire de la philosophie de la nature ? En effet, il serait simpliste, grossier et tout bonnement faux de croire que chaque période n’a connu qu’un seul des trois termes du syllogisme. Non seulement chaque période de l’histoire, mais chaque homme est constamment confronté à ces trois réalités (le monde, l’homme, Dieu), mais même à ces trois faces de la réalité (face objective, face subjective, face absolu). Pour autant, les insistances sont diverses selon les périodes. D’où l’impor­tance de faire appel aux trois syllogismes hégéliens pour comprendre comment jouent les diverses philosophies de la nature selon les époques.

Je dirai volontiers que la période grecque incarne le premier syllogisme, tout centré sur la nature, ici le cosmos. Elle se déploie majestueusement surtout dans le corpus aristoté­licien ou thomasien et, à un moindre niveau, chez les milésiens ou un Plotin. Or, on a vu le déséquilibre interne de cette vision. Car la nature ne permet pas à elle seule d’assurer la médiation et l’équilibre des masses. D’où l’éclatement dans les deux extrêmes qui, le premier, survalorise Dieu au profit du reste (vision panthéiste de la nature) et, le second, survalorise l’homme au profit du reste (vision mécaniste de la nature). Et nous avons vu que cette double déviation se retrouvait à plusieurs reprises chez les présocratiques, les Grecs, les médiévaux.

Il est clair que le second syllogisme prédomine dans l’âge classique où c’est l’Esprit lui-même, la raison réflexive qui opère la médiation. Le concept de nature, explique Georges Cottier, « est sans doute l’un des concepts qui reflètent le mieux les change­ments de points de vue qui commandent dans chaque cas l’ensemble d’une réflexion philosophique. Disons que le concept moderne est d’origine épistémologique [autrement dit centrée sur l’homme] en ce sens que les philosophes font leur le concept de nature qui est à la base des sciences nouvelles nées avec Galilée puis Descartes. La nature se présente avec le double caractère d’être mathématisable et objet d’observation empi­rique [54] ». Le résultat en est l’approche mécaniste et la belle réussite de la science gali­léo-cartésienne. Mais on a vu que cette perspective, en immanentisant, en subjectivisant l’approche du réel, ici de la nature, est secrètement vouée à la caducité. D’où l’éclate­ment, mais différemment, dans la double figure de la Naturphilosophie qui survalorise le terme métaphysique ou théologique et du naturalisme des Lumières. On retrouve au­jourd’hui une juste place à la nature.

Enfin, il apparaît que le troisième syllogisme n’a jamais été réalisé. Ne serait-ce pas l’un des possibles qui permettrait à la philosophie de la nature de sortir de l’impasse actuelle ? Seul l’Esprit absolu permet à la philosophie de la nature de ne pas éclater, de ne pas indûment donner toute la place à l’un des pôles qui la constitue. Affirmer cela n’est cer­tainement pas donner un contenu concret, encore moins scientifique à cette approche de la phusis. C’est du moins proposer une orientation.

Bref, la grande erreur des ontologies régionales est d’avoir considéré un terme (Logos, Nature ou Esprit) indépendamment des deux autres. L’histoire de la philosophie donne grandement tort à ces pensées de l’entendement.

C’est ce qu’à sa manière la philosophie classique essayait de penser en distinguant objet matériel et objet formel.

Pascal Ide

[1] C’est ce que disait le fondateur de la géologie moderne, Sténon, dans son discours de 1673 sur l’anatomie , cité par François Ellenberger, Histoire de la géologie. Tome 1. Des Anciens à la première moitié du xviie siècle, coll. « Petite collection d’Histoire des Sciences », Paris, Technique et Documentation. Lavoisier, 1988, p. 235.

[2] Hilary Putnam, Words and Life, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994, p. 522.

[3] On songe à la parole d’Aristote « Mieux vaut connaître peu sur Dieu que beaucoup sur la nature ».

[4] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 270, Remarque, Éd. Suhrkamp, p. 106.

[5] Thomas Litt, Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, 1963, p. 39.

[6] Michel-Pierre Lerner, Le monde des sphères, coll. « L’âne d’or », Paris, Les Belles Lettres, 2 volumes. Tome 1 Genèse et triomphe d’une représentation cosmique, 1996 ; tome 2 La fin du cosmos classique, 1997.

[7] Dominique Dubarle, « Galilée et la mécanique », in Collectif, Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, p. 257.

[8] Sur les raisons de la longévité surprenante de l’aristotélisme, cf. par exemple Edward Grant, 1978.

[9] Dominique Dubarle, « La méthode scientifique de Galilée », p. 91. Souligné dans le texte.

[10] Alexandre Koyré, « Paracelse », in Mystiques, spirituels, alchimistes du xvie siècle, p. 77.

[11] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Platonisme et aristotélisme », in Revue thomiste, 94 (1994/4), p.

[12] Cité par Alexandre Koyré, « Galilée et Platon », p. 187.

[13] On se souvient du texte trop cité du poète John Donne sur la fin du cosmos aristotélicien (The First Anniversary. Anatomy of the World, 1611, v. 205-214, éd. Everyman, p. 335.

[14] Alexandre Koyré, « Galilée et la formation de la science moderne », in De la mystique à la science. Cours, conférences et documents (1922-1962), Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1986, p. 43.

[15] Ils « nous ont laissé des vues d’une si grande profondeur ». La raison vaut la peine d’être notée « probablement parce qu’à cette époque l’esprit était en contact quasi direct avec la réalité, les structures verbales et grammaticales ne s’[étant] pas interposées comme un écran déformat entre la pensée et le monde ». (Modèles mathématiques de la morphogénèse, 2ème éd., n. 1, p. 167)

[16] « Aristote et l’avènement de la science moderne la rupture galiléenne », in Penser avec Aristote, p. 490.

[17] La Nouvelle alliance, p. 232.

[18] The Fractal Geometry of Nature, p. 405.

[19] Alexandre Koyré, « De l’influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques », p. 263.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 268-269.

[22] Ibid., p. 259. Et de renvoyer à son article « Le vide et l’espace infini au xive siècle », in Études d’histoire de la pensée philosophique, p. 37-92.

[23] Ibid., p. 269.

[24] Ibid., p. 259.

[25] Ibid., p. 259.

[26] Cf. Claude Allègre, La défaite de Platon ou la science du xxe siècle, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1995, p. 424 à 438. Cf. aussi l’interview dans La Recherche fin 1995.

[27] Ibid., p. 425.

[28] Ibid., p. 425.

[29] Ibid., p. 429.

[30] Ibid., p. 428.

[31] Ibid., p. 430.

[32] Ibid., p. 429.

[33] Ibid., p. 431.

[34] Cité Ibid., p. 431 et 432.

[35] Ibid., p. 432.

[36] Ibid., p. 435.

[37] Cf. Ibid., p. 435 à 438.

[38] Dominique Dubarle, « La méthode scientifique de Galilée », p. 85 et 86.

[39] Dominique Dubarle, « La méthode scientifique de Galilée », p. 91.

[40] Pierre Piret, Les athéismes et la théologie trinitaire. A. Comte, L. Feuerbach, K. Marx, F. Nietzsche, coll. « IET » n° 15, Bruxelles, Éd. de l’Institut d’Études Théologiques, 1994, p. 371.

[41] David Bohm, Causality and champs in modern physics, 1957.

[42] « La perspective mécaniciste », in Revue Philosophique de Louvain, 86 (novembre 1988), N° consacré au tricentenaire de la publication des Philosophiæ Naturalis Principa Mathematica d’Isaac Newton, p. 557.

[43] Elle est dénommée à partir de l’origine grecque.

[44] Jacques Merleau-Ponty et Bruno Morando, Les trois étapes de la cosmologie, coll. « Science nouvelle », Paris, Robert Laffont, 1971, p. 183 et 184.

[45] Ibid., p. 187. Souligné dans le texte.

[46] Ibid., p. 184.

[47] Rémi Brague, La sagesse du monde

[48] Rémi Brague, Aristote et la question du monde. Essais sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie, coll. « Epiméthée », Paris, PUF, 1988.

[49] Rémi Brague, La sagesse du monde, p. 15.

[50] Jean-Paul II, Lettre apostolique Tertio millennio adveniente sur la préparation du Jubilé de l’An 2000, 10 novembre 1994, n. 3, Paris, Téqui, 1994, p. 6. Souligné dans le texte.

[51] Commentaire littéral de la Logique de Hegel, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », Paris, Vrin, Louvain, Ed. de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1974, p. 429. Souligné dans le texte.

[52] § 575-577, p. 373-374. Je renvoie à l’explication fort claire (et même parfois, involontairement, simplifiante) d’André Léonard, dans Pensées des hommes et foi en Jésus-Christ. Pour un discernement intellectuel chrétien, Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1980, p. 40-48 (réédité chez Namur, Culture et Vérité, ). L’auteur y donne de multiples exemples, ce qui est très pédagogique. À noter que cette tripartition non seulement sous-tend cet ouvrage mais les autres livres de l’auteur, notamment son ouvrage d’éthique philosophique (Mgr. André-Mutien Léonard, Le fondement de la morale. Essai d’éthique philosophique générale, coll. « Re­cherches morales. Synthèses », Paris, Le Cerf, 1991). Pour un commentaire plus technique de cette distinction, cf. du même auteur, « La structure du système hégélien », Revue philosophique de Louvain, 69 (1971), p. 49-524.

[53] André Léonard, Pensées des hommes et foi en Jésus-Christ, p. 44.

[54] Georges Cottier, « Liberté créée », Nova et Vetera, 73/2, avril-juin 1998, p. 5-26, ici p. 8.

5.12.2021
 

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