Humani generis, un premier diagnostic de la blessure de l’intelligence

L’Église dit-elle quelque chose sur les blessures de l’intelligence ? Avec l’encyclique Fides et ratio [1], le texte le plus riche me semble être celui d’une autre encyclique rédigée presque un demi-siècle avant, Humani generis [2], qui est injustement décriée et trop peu lue. Si l’on peut regretter l’intention trop méfiante et le contenu trop réactif, l’encyclique de Pie XII comporte un enseignement digne d’attention, ici sur les cécités de l’esprit. Il se concentre en deux textes. Le premier ouvre le texte :

 

« On ne peut s’étonner, il est vrai, que discorde [discordiam] et aberration [aberrationem : traduit par « éloignement de la vérité »] aient toujours sévi, en dehors du bercail du Christ. En effet, si, en principe [simpliciter loquendo], la raison humaine est, par ses forces naturelles et sa lumière [suis naturalibus viribus ac lumine], apte à parvenir à la connaissance vraie et certaine d’un Dieu unique et personnel, qui par sa Providence protège et gouverne le monde, et à l’intuition aussi de la loi naturelle inscrite par Dieu en nos âmes, nombreux, pourtant, sont les obstacles [non pauca obstant] qui empêchent cette même raison d’user de sa faculté native efficacement et avec fruits [hac sua nativa facultate efficaciter fructuoseque utatur]. Et de fait, les vérités qui concernent Dieu et qui ont rapport aux relations qui existent entre Dieu et les hommes ne transcendent-elles pas absolument l’ordre du sensible ? et, passées dans le domaine de la vie pratique qu’elles doivent informer, ne commandent-elles pas le don de soi et l’abnégation de soi [sui devotionem suique abnegationem] ? Or, l’intelligence humaine, dans la recherche de si hautes vérités, souffre d’une difficulté [et non pas « grave difficulté » : difficultate] à cause d’abord de l’impulsion des sens et de l’imagination [sensuum imaginationisque impulsum] et à cause aussi des passions désordonnées [pravas cupiditates] nées du péché originel. Voilà comment les hommes en sont venus à se persuader [suadeant] si facilement eux-mêmes de ce principe que, dans ce domaine, est faux ou pour le moins douteux tout ce qu’ils ne veulent pas [nolint] être vrai [3] ».

 

Le second est plus bref et complémentaire :

 

« Jamais la philosophie chrétienne n’a nié l’utilité et l’efficacité des bonnes dispositions [bonarum dispositionum] de toute l’âme humaine pour connaître pleinement et embrasser [plene cognoscendas et amplectendas] les vérités religieuses et morales ; bien mieux, elle a toujours professé que le défaut de ces dispositions [dispositionum defectum] peut être cause que l’intelligence, sous l’influence des passions et de la volonté mauvaise [cupiditatibus ac mala voluntate affectus], s’obscurcisse [obscuretur] à ce point qu’elle ne voit plus droitement [ut non recte videat[4] ».

 

Commentons brièvement cet enseignement. En quelques lignes denses, sont rappelées un certain nombre de vérités doctrinales et de distinctions éclairantes. Nous retrouvons les trois ou quatre temps de la démarche médicale :

1) Diagnostic positif (les signes)

L’intelligence ou la raison humaine souffre de « discorde et aberration ». La distinction est celle de l’exercice interpersonnel (la discorde) et l’exercice personnel (l’aberration ou, comme dit la traduction officielle qui a le mérite de la clarté : « éloignement de la vérité ») de la raison.

Le diagnostic n’est pas seulement général, mais concerne aussi l’objet. Lui aussi se dédouble. Cet objet est d’une part spéculatif et en l’occurrence « les vérités qui concernent Dieu ». Plus précisément, l’aberration concerne la capacité « à parvenir à la connaissance vraie et certaine d’un Dieu unique et personnel, qui par sa Providence protège et gouverne le monde ». La blessure touche, du côté du sujet connaissant, la stabilité de son jugement, c’est-à-dire la vérité et la certitude, du côté de l’objet connu, trois propriétés de Dieu : son unité, sa personnalité et sa providence.

Cet objet est d’autre part pratique : « les vérités […] qui ont rapport aux relations existant entre Dieu et les hommes ». Précisément, l’aveuglement touche « l’intuition de la loi naturelle inscrite par Dieu en nos âmes ». Or, ce sont les principes de la loi naturelle (que résument les dix commandements) qui éclairent l’action humaine.

2) Diagnostic étiologique (les causes)

a) Premier exposé

Pourquoi notre intelligence est-elle aveuglée ? Le premier passage (n. 2) propose à nouveau une éclairante distinction. Le diagnostic distingue la capacité naturelle ou native de l’intelligence humaine et la réalité effective (l’encyclique parle des « forces naturelles et de la lumière » de la raison ou de sa « faculté native »)

Mais si les capacités naturelles ne sont pas déficientes, comment se fait-il que la raison se trompe ? Cela tient non pas à cette capacité, mais à des « obstacles » qui lui sont opposés. En l’occurrence, « nombreux sont les obstacles », affirme une expression en double négative : non pauca obstant. Pour préciser le mécanisme, le pape fait appel à un syllogisme explicite. Tant la vérité théorique (l’existence de Dieu et de ses relations avec les hommes) que la vérité pratique (« le don de soi et l’abnégation de soi ») requièrent de transcender les sens. Or, l’intelligence humaine, et il faut entendre ici notre raison dans l’état postlapsaire (d’après la chute originelle) est plus soumise aux sens. Pour l’expliquer, Pie XII convoque l’anthropologie de saint Thomas qui distingue d’un côté les sens et de l’autre l’affectivité, et, au sein des sens (les actes et non les facultés), les sens externes (« les sens ») et les sens internes, en l’occurrence, « l’imagination ». Si les actes des sens externes et internes ne sont pas qualifiés, en revanche, les passions, qui sont les actes de l’affectivité sensible, le sont : « pravas cupiditates ». Il est juste de rendre cupiditates non point par « désirs » ou « cupidités », mais plus généralement par « passions », car, par métonymie, la partie (qu’est le désir) désigne le tout (qu’est le sentiment ou la passion). En revanche, il faut traduire pravas non point par « vicieuses », ce qui dit trop, mais par « désordonnées », c’est-à-dire anarchiques, non mesurés par la raison et la liberté. Et, de fait, la conclusion inclut la libre volonté : « tout ce qu’ils ne veulent pas [nolint] être vrai ». Quoi qu’il en soit, ce qui est dit des passions doit refluer sur les sens : comme celles-là, ceux-ci sont naturellement bons et donc sont blessés dans leur désordre, en l’occurrence leur démesure.

b) Deuxième exposé

Si le deuxième passage (le n. 33) ne mentionne plus la blessure des sens et de l’imagination, par contre, il ajoute une autre cause : « la volonté mauvaise ». Ce faisant, il complète le tableau fondée sur l’anthropologie thomasienne. Voilà pourquoi Pie XII parle de « toute l’âme humaine » : les quatre genres de puissance sont mobilisés. Au fond, l’intelligence humaine est triplement blessée par les actes des trois facultés dont elles se distinguent : la connaissance sensible (externe et interne), les passions et les actes volontaires mauvais (autrement dit, les péchés).

Le passage ajoute une précision d’importance : « l’intelligence s’obscurcit à ce point qu’elle ne voit plus droitement ». On ne peut dire de manière plus limpide qu’elle est blessée. Celle-ci est exprimée par l’image de la lumière (elle est obscurcie, enténébrée, c’est-à-dire privée de la lumière) et en propre par son acte (qui consiste à voir droitement et, comme il est dit plus haut, « connaître pleinement et embrasser », c’est-à-dire non seulement les approcher, mais atteindre une plénitude, « les vérités religieuses et morales », c’est-à-dire les vérités théorique concernant Dieu et les vérités pratiques concernant nos actions. L’on peut d’ailleurs associer les verbes et les compléments deux à deux. Il s’agit de « connaître pleinement les vérités religieuses », c’est-à-dire être rassasié par la lumière du vrai et « embrasser les vérités morales », c’est-à-dire être comblé par la chaleur du bien.

c) Difficulté et réponse

L’on pourrait objecter que, en incluant la volonté, le texte passe du plan psychologique au plan éthique. Or, la blessure relève du mal involontaire, alors que le péché est un mal voulu.

Nous répondrons en distinguant la nature de la blessure (de l’intelligence) et sa cause. En son essence, elle est une absence de lumière, ainsi que nous l’avons vu. Mais en sa cause, Pie XII paraît plus se centrer sur les seuls mécanismes désordonnés et pécheurs. Telle est l’intention de l’encyclique. On peut aussi ajouter que, de son temps, les notions de biais cognitifs étaient encore inconnues.

3) Traitement (les remèdes)

Le mal dicte le remède. Bien qu’il ne soit pas explicité, celui-ci est évoqué. Il concerne la cause et non les signes ; autrement dit, le traitement est étiologique et non seulement symptômatique. Triple est la voie qui guérit l’entendement de son obscurité.

D’abord, puisque l’intelligence est bonne en son dynamisme naturel, il nous faut le reconnaître et nous perfectionner dans l’exercice des vertus intellectuelles, en l’occurrence, passer du sensible à l’intelligible, et ultimement s’élever jusqu’à Dieu.

Ensuite, puisque la raison est blessée par les obstacles mis sur son chemin, il nous faut acquérir « des bonnes dispositions de toute l’âme humaine », autrement dit des vertus morales qui mesurent l’usage de l’imagination, régulent les passions et rectifient la volonté.

Enfin, puisqu’il est parlé de « philosophie chrétienne », la fragilité de notre condition humaine après la chute en général et l’obscurcissement de l’intelligence en particulier sont tels que nous avons besoin de l’aide et du perfectionnement apporté par les vertus théologales en général, et par la lumière de la foi en particulier.

Pascal Ide

[1] Cf. site pascalide.fr : « Fides et ratio, un programme de guérison de l’intelligence humaine ? »

[2] Pie XII, Lettre encyclique Humani generis sur quelques opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique, 12 août 1950 : Acta Apostolicæ Sedis, vol. XXXXII (1950), p. 561-578. On trouve le texte latin et la traduction officielle dans le Laval théologique et philosophique, 6 (1950) n° 2, p. 191-219. Nous reprenons le texte latin et la traduction qui sont sur le site du Vatican, quitte à modifier cette dernière. Le texte ne comportant pas de subdivision, nous avons numéroté les paragraphes de l’édition latine (42) et, à cet effet, corrigé la mise en page française (qui en comportait 46).

[3] Humani generis, [2].

[4] Humani generis, [33].

18.1.2024
 

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