Homme et femme selon la Bible. Une uni-dualité posée, composée, décomposée et recomposée 3/3

Ce texte a fait l’objet d’une conférence dans le cadre d’un colloque international de l’Institut Supérieur de l’Enseignement Privé de Polynésie (ISEPP), La personne et les catégories de genre en Polynésie, Papeete, 24-26 septembre 2013.

3) La purification ou la différence recomposée

La Bible qui n’idéalise ni les relations conjugales, ni les relations familiales, et affirme la responsabilité humaine, dessine aussi des chemins de salut ou de purification. Ceux-ci sont prescrits (dans une loi) autant que décrits (dans un récit). Nous le verrons pour la violence entre générations, et entre homme et femme de la même génération.

a) L’index de la pureté : la loi

Parmi les « Dix Paroles » – ou, étymologiquement, le Décalogue –, le quatrième commandement, bien connu, occupe une place centrale : « Honore ton père et ta mère comme te l’a ordonné Adonaï ton Dieu, afin que se prolongent tes jours et afin qu’il y ait du bien pour toi sur le sol qu’Adonaï ton Dieu te donne » (Dt 5,16). Le sens habituellement retenu est celui-ci : respecte ton père et ta mère. Le respect, l’honneur, la piété sont en effet inscrits dans ce commandement. Mais il n’est pas rare qu’il soit absolutisé et employé pour transformer l’autorité en pouvoir (de domination) [1]. Surtout, il dit aussi autre chose, de plus caché. Pour le montrer, interprétons ce précepte dans son contexte qui, à deux autres reprises, traite des relations entre pères et fils.

  1. Le premier passage, déjà cité partiellement, est le suivant : « Tu ne te prosterneras pas pour elles [les idoles] et tu ne les serviras pas, car c’est moi Adonaï ton Dieu, Dieu jaloux qui visite la faute des pères sur les fils et sur trois et sur quatre générations, pour ceux qui me haïssent, mais qui fait grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et gardent mes commandements ». (Ex 20,5-6 // Dt 5,9-10) Le texte affirme donc que la faute des parents peut se reproduire à la génération suivante et même sur plusieurs générations successives. Mais il dit plus. Le péché dont il est question est le péché d’idolâtrie par lequel l’homme élit un faux dieu à la place du vrai. Or, dans la perspective biblique, ce faux dieu qu’est l’idole fait entrer dans un monde illusoirement sans manque et rend donc dépendant [2]. Ainsi, en péchant par idolâtrie, le parent aliène l’enfant. Voire, bénéficiant de l’autorité des parents, l’idole qu’ils proposent flatte les désirs de totalité comblante qui nourrissent l’illusion présente en tout péché. En regard, Dieu impose une loi, donc, une limite et libère l’homme de l’asservissement aliénant aux idoles.
  2. Le Décalogue évoque aussi la relation père-fils en traitant du sabbat : « Le septième jour est le sabbat pour Adonaï ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, toi et ton fils et ta fille, et ton serviteur et ta domestique et ton bœuf et ton âne et tout ton bétail et ton étranger qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta domestique se reposent comme toi » (Dt 5,14). Ce commandement dit d’abord que l’enfant, fils ou fille, doit se reposer. Or, le repos s’oppose au travail que le père impose à l’enfant. C’est donc que Dieu impose une limite au pouvoir du père qui ne peut dès lors « être une sorte de pharaon domestique [3] » ! Puisque c’est dans le repos, loin de l’asservissement du travail imposé, que la liberté s’éveille, ce précepte demande donc, en plein, au père de veiller à ce que la liberté de son enfant prenne sa place.

Le texte enjoint aussi que, le jour du sabbat, le fils et la fille « se reposent comme toi », le père. Or, le « comme » signifie une égalité. Ce précepte exige donc du père qu’il goûte ce temps pour contempler non plus ce qui le différencie de son fils, mais aussi ce qui l’en rapproche.

  1. Le quatrième commandement apparaît désormais dans une lumière inédite. Il demande d’« honorer » ; or, le verbe kibbed, comme tous les termes hébreux, vient d’une racine concrète, ici « rendre lourd, donner du poids » [4]. Honorer son père et sa mère, c’est donc les lester, leur accorder tout leur poids. Selon l’herméneutique classique, ce commandement accorde aux parents un poids important. Mais n’est-ce pas le faire encore davantage peser sur les enfants ?

Le poids peut s’entendre d’une double manière, selon qu’il est tourné vers l’autre (celui que nous lui faisons subir) ou vers nous-même (celui que nous assumons). D’après une autre ligne interprétative, donner du poids aux parents, c’est leur octroyer la charge, la responsabilité qui leur revient. « Il s’agira donc d’‘alourdir’ père et mère, de les laisser – chacun pour sa part – porter les poids qui sont les leurs, de refuser de les en alléger. […] D’ailleurs, n’est-ce pas les ‘honorer’ en tant qu’êtres humains que de les estimer capables de se libérer de leurs poids autrement qu’en les faisant porter par leurs enfants [5] ? ». Confirmation est fournie par le verbe contraire, quillèl, « alléger » qui signifie aussi « maudire ». Or, Ex 21,17 comme Lv 20,9 avertissent que celui qui « allège » son père et sa mère se plonge dans la mort. Les enfants ne doivent pas prendre sur eux un poids que seuls les parents ont à porter.

b) La purification par cheminement

La Genèse a offert un commentaire de ces paroles : en creux par les ratages (cf. deuxième partie), en plein par les remèdes à ces défaillances. L’histoire de Juda qui illustre la noria de la violence, met aussi en scène un progressif accès à une véritable paternité [6].

  1. Juda, dont on a vu qu’il était un père tyrannique, naît peu à peu à une paternité authentique. Jacob envoie une première fois en Égypte ses fils – Benjamin, le second fils de Rachel, excepté. Joseph, « établi sur tout le pays d’Égypte » (Gn 41,41), les reconnaît sans qu’eux le reconnaissent. Rudement, il prend en otage Siméon, un autre des douze frères, afin que soit ramené Benjamin. De retour, les fils disent les conditions du surintendant égyptien. Malgré l’insistance de Ruben, Jacob refuse de laisser aller « son fils » : s’il lui arrivait malheur, argumente-t-il, cela provoquerait sa propre mort (Gn 42,38). Mais une fois les vivres épuisés par les éprouvantes années de vache maigre, Jacob doit renvoyer ses fils se ravitailler. C’est alors que Juda intervient (Gn 43,2-9) et, avec beaucoup de vérité tout autant que de respect pour son père, il pose la question : qu’en est-il de la demande de l’Égyptien à propos de Benjamin ? Plus encore, avec générosité, il offre sa vie contre celle de Benjamin, si jamais l’Égyptien (Joseph) retient aussi Benjamin. La mort dans l’âme – au sens le plus littéral de l’expression –, Jacob accepte que Benjamin les suive.

Explicitons les non-dits dans l’attitude de Jacob et de Juda. Le père tourne toujours en rond dans son scénario mortifère. En effet, tout, dans ses propos, ses (non-)choix, manifeste que, depuis la mort présumée de Joseph, Benjamin est devenu son préféré : il n’a pas voulu qu’il risque sa vie en allant en Égypte ; il l’appelle « son fils » ; pire encore, il le place au-dessus de Ruben qu’il consent donc implicitement à laisser dans son exil égyptien. Or, n’est-ce pas la même préférence qui a conduit les frères à jalouser Joseph et à vouloir le tuer ? Par ailleurs, le patriarche lie sa vie à celle de Benjamin ; or, non seulement ce lien l’enchaîne de manière fusionnelle-confusionnelle, donc mortifère, mais il enchaîne ses fils dans un double bind insoluble et culpabilisant.

Toute autre est l’attitude de Juda. Il rappelle la vérité sur la parole de Joseph ; puis il énonce les conséquences, qui se résument dans l’alternative suivante : soit Jacob laisse partir Benjamin et, selon la promesse de Joseph, tous recevront de la nourriture et vivront ; soit il se refuse à laisser aller Benjamin, et non seulement Ruben ne reviendra pas, mais, privés de pain, ils mourront tous. Or, ne pas tout dire, c’est respecter la liberté et l’intelligence de son père. Juda a donc appris à ne plus maîtriser la situation et ne pas peser sur la décision d’autrui – attestant ainsi qu’il a changé en profondeur.

De plus, Juda n’agit ainsi qu’enseigné par Tamar (cf. plus loin) : vouloir maîtriser la vie et se refuser à faire confiance, c’est inéluctablement conduire autrui (et son entourage) à la mort ; tout au contraire, Jacob préfère tenir (et retenir) Benjamin et mettre en danger la vie des dix autres, ainsi que la sienne propre, au lieu de courir le risque de la confiance vis-à-vis de Joseph. De même que la leçon de Tamar a permis à Juda d’accéder à une véritable liberté intérieure vis-à-vis de son origine, de même, elle lui donne de s’adresser en homme véridique à son père Jacob et le libère de sa mauvaise paternité.

Enfin, Juda propose sa vie en échange. Or, l’homme « ne se trouve que dans le don sincère de lui-même [7] ». Cette loi de générosité se vérifie singulièrement du père qui, loin d’asservir ses enfants à son bien propre, donne sa vie – sous le mode de la protection – afin qu’ils aient la vie [8]. Une nouvelle fois, nous voyons se dégager le cheminement purificateur et salvateur du mauvais père (lui-même fils d’un père défaillant) vers le père authentique.

  1. Un deuxième épisode achève de souligner la nouvelle figure de Juda : ne peut devenir père que celui qui a donné sa juste place à son propre père. Un an plus tard, les frères se rendent en Égypte. Au terme de leur visite, Joseph use d’un stratagème : il cache une coupe dans le sac de Benjamin, l’accuse, le garde en esclave et renvoie les autres chez leur père Jacob. Comment vont-ils réagir face à ce nouveau coup du sort ? Les frères demeurent solidaires de Benjamin et Juda prononce un long plaidoyer (Gn 44,18-34) [9].

Le comportement de Joseph qui, de prime abord, est dur et même injuste, peut se déchiffrer de la manière suivante. Aveuglés, malgré les signes patents, les frères n’ont toujours pas reconnu leur frère dans l’Égyptien. Joseph en est comme réduit à user de ce stratagème pour les inviter à voir en face cette vérité que toujours ils ajournent. En effet, les frères n’ont pas annulé leur intense culpabilité, ils l’ont seulement enfouie de sorte qu’elle ne cesse d’affleurer. Par ailleurs, la culpabilité appelle la réparation, ici démesurée. Donc, ils interprètent chaque coup du sort comme une punition de Dieu. Or, la leçon majuscule de la saga Joseph est théologique, proposant une conception révolutionnaire de Dieu pour l’époque : « Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien, afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : sauver la vie à un peuple nombreux » (Gn 50,20 ; cf. 45,5). Projetant sur Dieu leur culpabilité, c’est-à-dire leur violence intérieure, ils le défigurent. Ils sont donc incapables d’imaginer que, par un divin dessein de la Providence, Joseph non seulement ait survécu, mais qu’il ait accédé à une place qui lui permet de faire du bien, à tous et notamment à sa famille.

Considérons maintenant l’attitude des frères. Il peut sembler évident qu’ils se soudent pour protéger leurs frères. En réalité, un tel choix n’avait rien d’automatique. En effet, on a vu combien le dernier fils de Rachel (Benjamin) cumule en lui tous les traits qu’ils avaient haï dans l’aîné (Joseph) et qui les avaient poussés à le vendre. N’aurait-il donc pas été logique qu’ils profitent de l’occasion rêvée que leur offre Joseph pour se débarrasser de ce nouveau rival ? Si le contraire se produit et donc si le passé ne se répète pas, ils prouvent qu’ils ont véritablement changé : la culpabilité, en sa part de vérité, les a conduits à endosser leur responsabilité.

Venons-en enfin aux paroles de Juda et à l’attitude intérieure qu’elles supposent. En premier lieu, il décrit le comportement de son père sans en rien l’accuser : « Mon père a dit : ‘Vous, vous savez que c’est deux [fils] que ma femme a enfantés pour moi.’ » (Gn 44,27). Or, c’est cette appropriation préférentielle et excluante qui a autrefois suscité la haine de ses frères comme de la sienne. Si Juda parle en rapportant ces mots et seulement eux, sans commentaire, il a désarmé son cœur de sa funeste violence. Plus encore, ces paroles disent aussi la faute de son père. Or, reconnaître la faute de son père, c’est le désidéaliser. Par conséquent, Juda est sorti et de l’idéalisation du père (dépendance) et de la haine (contre-dépendance). Est-il pour autant entré dans l’interdépendance, c’est-à-dire en relation dialoguante (tout en demeurant asymétrique) avec lui ? À la fin de son discours, Juda s’interroge : « Comment monterai-je vers mon père alors que le garçon n’est pas avec moi ? Non, je ne veux pas voir le malheur qui frappera mon père » (Gn 44,34). Juda offre ainsi sa vie en échange de celle de son frère. Et nous avons vu que le don de sa vie est la plus haute manifestation de l’ouverture à l’autre. De plus, en agissant ainsi, Juda accomplit la promesse faite à son père. Or, accomplir une promesse, c’est rentrer dans une relation de confiance, constitutive de toute relation véridique et interdépendante à l’égard d’autrui ; en regard, la fusion (la dépendance) se nourrit d’une prétendue transparence, la réaction (la contre-dépendance) d’une méfiance et l’autonomie (l’indépendance) d’une possible indifférence. Nous observons ainsi « à quel point Juda a changé [10] » : désormais capable de nouer une relation ajustée et accomplie (interdépendante) à son père, il accueille donc l’altérité  et est sorti du narcissisme [11].

Plus encore, Juda est entré dans une pleine relation de piété filiale. En effet, le respect du quatrième commandement porte trois fruits (Dt 5,16) : une longue vie (« afin que tes jours se prolongent »), la possible réconciliation (« afin que ce soit bien pour toi ») et la terre (« sur le sol que le Seigneur ton Dieu va te donner »). Or, désormais, les frères seront à l’abri de la famine, sont enfin réconciliés avec Joseph et possèdent la terre que l’Égypte donne aux émigrés.

Enfin, Jacob confirme la véritable filiation de Juda. Juste avant sa mort (Gn 49,8-9), il lui remet l’autorité. De plus, il reprend le nom de son fils et lui donne un sens : « revenir du carnage » ; or, Léa lui avait déjà accordé le nom de Yehûdâ pour louer Dieu de lui avoir donné un quatrième fils alors que sa rivale était stérile (Gn 30,35) ; par ce sens nouveau, Jacob octroie un nom original et, par là, une mission inédite.

  1. Antérieurement à ces deux épisodes, l’origine décisive du changement premier de Juda remonte à la relation déjà évoquée avec Tamar. Avec une rare force de vie, avec une belle intelligence créatrice aussi, la jeune femme refuse non seulement le rejet de Juda, mais, plus globalement, le processus de répétition létale. Elle ne veut pas souffrir de la part de son beau-père et être complice de la violence, comme l’ont été les deux premiers fils. Or, nous l’avons vu, la juste interprétation du quatrième commandement demande que le père prenne sa part de responsabilité, au lieu de la faire peser sur sa progéniture. Elle sort donc de la spirale de mort, en rétablissant la vérité autant que le lien. À cette fin, elle élabore la ruse de la prostitution, ruse qui va lier Juda.

Que répond Juda ? Contre toute attente, il reconnaît sans hésiter son péché. Il exprime même son aveu dans une superbe formule : « Tamar est plus juste que moi ». (Gn 38,26) Il accepte donc de laisser tomber son masque de mensonge et de père indigne. En effet, Juda a hérité de son père ses tactiques de mensonge, et l’injustice ainsi que la convoitise qui les animent. Mais, en constatant qu’il a échoué avec ses fils, il reconnaît son injustice, et la vérité, à savoir sa volonté de mainmise absolue. Il conjure donc la répétition mortifère. Quittant son père (au sens non pas physique, mais psychologique), selon la parole de Gn 2,24, Juda se donne les moyens d’entrer dans la véritable paternité [12].

c) La purification par élargissement. Le chemin d’Élie

Nous avons longuement vu le chemin de purification de la violence intergénérationnelle (il aurait aussi été possible de décrire le long cheminement de la fratrie à la fraternité [13]). Considérons un récit de rédemption concernant la violence entre les sexes ou plutôt entre les genres. L’itinéraire de construction de la sexualité ne se produit avec l’autre hors de nous que s’il s’actualise d’abord en nous, autrement dit, si le sujet symbolise au dedans de lui masculin et féminin. Nous illustrerons ce chemin intérieur – en l’occurrence le passage d’un masculin sans féminin, un masculin indompté, sauvage, violent, à un masculin s’ouvrant aux valeurs du féminin – par un prophète qui vécut une quarantaine d’années après Roboam, sous le règne d’Achab (874-853), roi de Samarie, capitale du Nord : Élie (cf. 1 R 17-19). Il est le prophète paradigmatique, si je puis dire, celui dont le nom signifie « YHWH est Dieu », celui qui sera présent avec Moïse lors de la Transfiguration (Mt 17,3).

  1. Le texte l’introduit ainsi : « Élie le Tishbite, de Tishbé en Galaad, dit à Achab : “Par Yahvé vivant, le Dieu d’Israël que je sers, il n’y aura ces années-ci ni rosée ni pluie sauf à mon commandement” » (1 R 17,1). Dès ce premier verset, tout est dit : si Élie est un vrai prophète (il agit sous l’ordre du « Seigneur vivant » et sa prophétie s’accomplit), il est aussi plein de lui-même (il rajoute « que je sers », et surtout il déplace l’autorité en affirmant « à mon commandement », au lieu de « au commandement de Dieu » [14]). Cet orgueil – qui ne nie pas la vérité de l’appel – va se traduire dans la violence : le déni du Tout-Autre conduit au déni de l’autre.

Élie est connu pour avoir égorgé de sa propre main les quatre cent cinquante prêtres de Baal dans la vallée symbolique du Shéol (l’enfer), après avoir fait venir la pluie sur son autel, à rebours de ceux qui servent les divinités païennes et sont impuissants à montrer la puissance de celles-ci (cf. 1 R 18,1-19). Le contexte du miracle est aussi révélateur. Depuis trois ans, nulle eau céleste n’est venue arroser la terre et c’est Dieu et Dieu seul qui prend l’initiative de faire pleuvoir et de montrer son unicité au peuple. Or, au désert, Moïse avait intercédé pour que Dieu adoucisse la sanction (cf. Ex 32,11), ce qu’Élie ne fait pas. Cette différence, d’autant plus signifiante que, nous allons le voir, Élie ressemble à Moïse sur bien des points, atteste la dureté du prophète. S’il a prié pour le fils de la veuve, son honneur était alors en jeu (1 R 17,17-24). D’ailleurs, Élie est aussi l’auteur d’autres épisodes féroces, sinon de carnages guère plus édifiants (2 R 1). Bref, le « prophète semblable au feu » (Si 48,1) en a la violence ravageuse et purificatrice.

Comment s’étonner que le Dieu que prophétise Élie soit à son image : dominant et violent ? Sans égal, il doit être sans rival. Bref, tout ici est empreint d’un masculin non seulement sans autre (féminin), mais sans Autre (divin) : Élie a pouvoir d’ouvrir ou fermer les cieux, plus encore, de donner la vie ou de l’ôter.

  1. Au sommet de sa gloire, Élie va pourtant s’effondrer (1 R 19,1-4). Brutalement. Cette brisure intérieure est à l’image de la brisure narrative. La reine Jézabel la Phénicienne, furieuse de l’extermination des prophètes idolâtres, veut attenter à sa vie pour se venger. Pour sauver sa vie, Élie s’enfuit au désert. Il fait l’expérience de la peur panique (l’homme de feu se liquéfie littéralement)., de la solitude (il ne trouve de soutien chez personne ; plus encore, Dieu, que, d’ailleurs, il ne supplie pas, semble ne pas intervenir), du profond dégoût de la vie (« Maintenant, Seigneur, prends ma vie »), voire du désespoir (il se couche sous un genêt et s’endort, ce qui, dans la Bible, est un signe de mort). Celui que tout Israël craignait, se retrouve au rang de n’importe quel homme. Jérémie, dans trois siècles, connaîtra une crise similaire, allant jusqu’à regretter d’être né. Ce retournement de la force en faiblesse ne pourrait qu’être un fait et non un aveu, un donné et pas un don. Mais il s’accompagne d’une prise de conscience qui est l’entrée dans une véritable humilité : « Je ne suis pas meilleur que mes pères » (1 R 19,4). À cette humilité se joint une confiance en Dieu, tout aussi réceptive [15], tout aussi décisive : Élie souhaite mourir, mais de la main du Seigneur, pas d’Achab. À l’instar de David (2 S 24,14), il s’en remet au jugement final de Dieu qui, face à cette disponibilité inerme, peut dorénavant agir.

Ainsi, ce que l’on appellerait aujourd’hui une « crise du milieu de vie » dont l’explication n’est pas seulement psychologique mais aussi spirituelle [16]. Élie en émerge profondément renouvelé. Il entre dans une véritable vulnérabilité : comme un enfant, comme le peuple au désert, le prophète mange la nourriture que l’ange de Dieu lui donne (1 R 19,5-8). Plus tard, il consentira à entrer dans une autre dépendance, celle de la paternité, en appelant Élisée, son fils spirituel (1 R 19,20). Cette épreuve conduit donc Élie à passer de l’extériorité violente et spectaculaire à l’intériorité suave et cachée au creux du rocher. Là encore, le changement textuel accompagne ce changement vécu : aux récits populaires plus spectaculaires succède une narration plus intimiste où se dit l’expérience intérieure d’Élie. Pour autant, cette métamorphose est une intégration des valeurs féminines, non un abandon de la personnalité masculine : Élie demeure celui qui est « rempli d’un zèle jaloux pour le Seigneur des Armées » (1 R 19,10.14).

Cette métamorphose anthropologique suit une métamorphose théologique. La pâque [17] d’Élie a été rendue possible par l’expérience qu’il fait de la douceur divine. En effet, Dieu lui apparaît ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans « une voix de fin silence » (1 R 19,12) [18]. Non seulement, dans cette épiphanie, Élie éprouve la tendresse de Dieu pour lui, mais il découvre que, contrairement aux apparences et aux attentes du peuple – complices et projection de ses violences –, Dieu est mansuétude eminenter. Toutefois, ce silence n’est pas plus au-delà de toute parole que le Dieu qui lui effleure l’épaule n’offusque le Seigneur des Armées qui l’envoie de nouveau en mission (1 R 19,15-18).

  1. Ainsi que nous l’avons évoqué, l’Ancien Testament établit un parallélisme étroit entre Élie et Moïse : le symbolisme de la durée des quarante (années et jours), la grotte de l’Horeb qui est l’autre nom du Sinaï, le passage de Dieu (Ex 33,22 ; 1 R 19,12) ; la comparaison se poursuit jusque dans la mort, puisque le tombeau de Moïse est introuvable comme celui d’Élie enlevé au ciel. Or, Moïse a vécu un exode intérieur de la violence dominatrice qui lui fait assassiner un Égyptien (cf. Ex 2,12), à la douceur qui lui fait mériter cette louange unique : « Moïse était un homme très humble, l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3). De même, en éprouvant la « rupture instauratrice » source de fécondité, l’animus d’Élie s’ouvre à la richesse de l’anima [19].

Ce que la psychanalyse appelle bisexualité psychique [20], c’est-à-dire la capacité d’être en relation avec l’autre sexe [21], suppose que la personne bénéficie de supports identificatoires de l’un et de l’autre sexe. Le texte biblique intègre le processus humain d’ouverture intime, non sans un déplacement : la médiation de l’identification n’est pas anthropologique – la reine Jézabel en étant plutôt l’antitype ! –, mais théologique.

d) Conclusion

Sans illusion sur les violences internes aux relations homme-femme et aux relations entre générations, la Bible se refuse à leur fatalité des répétitions toxiques et affirme avec la psychologie : « Monsieur mon passé, laissez-moi passer » [22]. Elle ne propose cependant pas une approche purement psychologique, mais fait de la métamorphose toujours possible de l’homme l’œuvre d’une liberté affaiblie depuis la chute, mais purifiée et sauvée par la grâce de Dieu. Ce constat narratif présente, comme toujours, un correspondant anthropologique (nous retrouvons la loi de projection de l’ontologique dans le chronologique évoquée dans l’introduction) : dans l’être de l’homme se croisent la profondeur psychologique et la hauteur de l’éthico-théologal. « Le péché a beau être plus ‘ancien’ que les péchés – écrit Paul Ricœur –, l’innocence est ‘plus ancienne’ que lui ; cette ‘antériorité’ de l’innocence au péché le plus ‘vieux’ est comme le chiffre temporel de la profondeur anthropologique [23] ».

4) Conclusion générale

Ce bref parcours presque exclusivement vétérotestamentaire montre que, pour le texte biblique : l’être humain naît bien d’un seul sexe et que la différence des sexes, masculin et féminin, est bénie par Dieu, c’est-à-dire est un tel bien qu’elle configure l’homme (l’humain) à l’image de Dieu ; l’identité sexuée n’est pas seulement un donné, mais requiert une élaboration en interaction ; cette identité est aussi blessée par une violence contagieuse qui pervertit la bénédiction originelle ; enfin, le dernier mot (comme le premier) n’est pas à cette brisure (jamais totale), mais à une rédemption qui est aussi une conversion, permettant de sortir des comportements dominateurs ou fusionnels et de la fatalité de la répétition. Ce qui est posé par Dieu est composé par l’homme, puis décomposé par ce dernier, avant d’être recomposé par Dieu, non sans la coopération de l’homme.

Ainsi le mal dont le mythe de l’androgyne tente de rendre compte, ne réside pas dans une prétendue rupture originaire entre les sexes, mais dans une coupure postérieure à la distinction première de l’homme et de la femme ; en outre, il ne consiste pas dans la brisure de l’unité, mais dans celle de la dualité. Pour le dire autrement, la violence affectant l’homme biblique s’identifie non pas à la pluralité (l’altérité), mais à la trop grande unité dont rêve le mythe fusionnel de l’hermaphrodite primitif.

En accord avec les gender’s studies (à distinguer de la gender’s theory), la Bible reconnaît donc que la différence sexuée n’est pas seulement un donné, mais requiert une élaboration qui est d’abord relationnelle et bientôt sociale, que la différence masculin-féminin couvre toute la sphère de l’existence, y compris religieuse. Il me semble qu’elle enrichit les études du genre en stratifiant cette construction et en y reconnaissant, en y discernant, trois strates : ce qui élabore le donné originaire en continuité avec celui-ci ; ce qui le pervertit en le détournant de son orientation communionnelle ; ce qui le convertit en le guérissant de l’itération désespérante de la violence. Enfin, le texte sacré prend ses distances avec un constructivisme trop englobant et le dualisme implicite qui le nourrit : ce qui fut donné au principe ne se réduit pas au seul corps, à la seule différence biologique des sexes ; en retour, la détermination genrée s’inscrit dans la continuité de ce qui est lisible dans ce donné et, par appropriation-intériorisation, le transforme en don [24].

« Je veux le salut et la liberté », disait superbement Rimbaud dans Une saison en enfer [25]. Il résumait ainsi l’attente de tout homme et la menace constante d’oublier l’un des deux termes contre l’autre. Ni monade (essentialiste), ni nomade (purement existentialiste ou narrative), l’identité sexuée, telle que la voit la Bible, conjugue réception et appropriation, semence et fructification, Gabe und Aufgabe. Le corps n’est pas un destin, mais un dessin – voire un dessein.

Pour autant, tout est-il dit de la bénédiction divine primitive ? Deux faits parmi d’autres invitent à ouvrir d’autres horizons. La triple affirmation du premier récit « Élohim créa l’’adam à son image ; à l’image d’Élohim il le créa ; mâle et femelle, il les créa » (Gn 1,26-27), n’exprime pas seulement la connexion immédiate de la différence masculin-féminin au Créateur – au même titre que la commune humanité de l’’adam –, mais aussi, dans sa double répétition, un type singulier d’unité ou plutôt d’interpénétration de l’unité et de la dualité. La formule « une seule chair » bien connue du second récit le confirme, qui elle-même est jointe à l’affirmation de l’unité irréfragable de l’humanité – en creux par le manque (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul » : Gn 2,18), en plein, par l’origine (la femme issue de l’homme), la reconnaissance par la parole (« Voici l’os de mes os et la chair de ma chair » : Gn 2,23) et l’inscription dans l’épaisseur linguistique (la communauté de ‘îsh et ‘îshah). Il resterait à comprendre ce lien originaire, voulu par Dieu, entre unité et dualité. De même qu’il y a à la fois deux récits de création, mais aussi, par certains côtés, un seul récit en deux volets [26], de même, Gn 1-2 souligne au moins autant l’originaire dualité des sexes que leur originaire unité – autrement dit, une configuration uni-duelle inédite et mystérieuse [27]. Pour élaborer cette uni-dualité originelle non-androgynique du masculin et du féminin, il serait nécessaire de faire appel à ce que l’Ancien Testament (notamment la littérature prophétique et le Cantique des cantiques) et, dans son prolongement accomplissant-innovant, le Nouveau Testament (notamment les écrits johanniques et Ép 5,21-33), disent de la relation sponsale entre Dieu et l’homme [28].

Annexe : « Dans le Christ, il n’y a plus l’homme et la femme »

Nous avons montré combien l’homme biblique est intrinsèquement sexué en tout son être et évoqué aussi l’autre différence bibliquement structurante du Juif et du païen. Dans son enseignement, le Christ ne répudie-t-il pas ces différences ? C’est ce qu’une affirmation célèbre de Paul semble dire [29] : « Il n’y a plus ni Juif, ni grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, tous en effet un vous êtes dans le Christ Jésus » (Ga 3,28) [30].

D’abord, dans d’autres passages centraux de cette épître, Paul montre qu’il maintient la distinction structurante Juif-Grec, voire la priorité du premier sur le second : priorité assurément chronologique – « Le Juif d’abord et le Grec » (Rm 1,16 ; 2,9.10) –, mais plus encore sotériologique (Rm 9,4-5). Les nombreux développements parénétiques (éthiques) des épîtres montrent aussi que la distinction homme-femme demeure (cf., par exemple, Ép 5,21-33). Mais cette assertion, au maximum, met en péril la cohérence du propos paulinien et, au minimum, peut être dressée contre son opposée. Il faut donc tenter d’expliquer et, pour cela, contextualiser le propos [31].

Dans la communauté des Galates, des chrétiens issus du judaïsme font douter les chrétiens qui, eux, viennent du paganisme : ces derniers devraient se faire circoncire, sinon ils n’appartiendront pas, spirituellement, à la descendance d’Abraham. Or, participant de la condition humaine, les Galates n’ignorent pas ce besoin d’identité ontologique, si clairement cerné par René Girard [32]. Excités par ces fauteurs de division que sont les judéo-chrétiens, les pagano-chrétiens en sont donc secrètement jaloux et en viennent à renier leur vocation.

Paul discerne la manœuvre des agitateurs, et en dénonce la subtile logique : « Ils veulent vous exclure [de la descendance d’Abraham] pour que vous les jalousiez [dzèlouté] » (Ga 4,17) et en soyez « ensorcelés [ébaskanen] » (3,1). Plus encore, il nomme l’attitude qui menace les baptisés d’origine païenne par une expression : « être quelque chose/quelqu’un [ti/tina einai] » (par exemple en 6,15). Ils veulent « être quelqu’un » aux yeux des Juifs convertis. Or, ce qui importe, c’est ce que nous sommes aux yeux de Dieu : « Qui ils étaient alors, peu importe, car Dieu ne fait pas acception de personne » (2,6 ; cf. Ac 10,34). Donc, en adoptant cette attitude, ils se « trompent eux-mêmes » (6,3). Dit autrement, la seule jalousie possible est celle qui brûle de zèle pour Dieu. Voilà pourquoi, enfin, l’épître aux Galates propose une apologie de la liberté (5,13) dont ceux-ci ont fait l’expérience à travers l’Esprit qu’ils ont reçu (cf. Ga 3,1-5 ; 4,6) [33] : celle qui libère de la rivalité mimétique, c’est-à-dire de la quasi-obligation d’imiter l’autre pour en recevoir la reconnaissance. Ce comportement aliéné et aliénant est illustré par Képhas (Pierre) – que Paul fustige en passant –, lorsque, échangeant le regard des hommes contre le regard de Dieu, veut « être Juif » avec les envoyés de Jacques à Antioche : il ne marche pas droit « selon la vérité de l’Evangile » (2,14 ; cf. Ac 15,7-11).

Désormais, la signification de la formule de Ga 3,28– à la frappe radicale, dialectique, typiquement paulinienne – est limpide : la seule attitude libre et donc vraie consiste à chercher son identité et donc son unité « dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). Paul y revient au terme de la lettre – écrite de sa propre main –, en faisant appel à un autre mot : « ceux-là mêmes qui se font circoncire n’observent pas la loi ; ils veulent néanmoins que vous soyez circoncis, pour avoir, en votre chair, un titre de gloire » (6,11). Or, « gloire » se dit kabod en hébreu, terme qui signifie aussi « poids ». Celui qu’agite la rivalité mimétique, est dénué de tout poids, autrement dit est vide, vain.

Ce qui vaut de la différence entre le Juif et le Grec, vaut aussi pour celle existant entre le maître et l’esclave – Paul invite celui-ci à obéir à ses « maîtres terrestres, et pas seulement sous leurs yeux, comme le feraient des êtres désireux de plaire aux hommes, mais avec sincérité de cœur, dans la crainte de Dieu » (Col 3,22) – et pour celle de l’homme et de la femme : loin d’annuler la différence homme-femme, la nouveauté christique les intègre. Plus précisément, dans le Christ « par qui tout a été fait », cette différence créée demeure en sa bonté ; dans le Christ, par qui tout est rédimé, elle est sauvée de l’aliénation mimétique [34].

Pascal Ide

[1] C’est notamment ce que montrent les travaux de la psychanalyste suisse-allemande Alice Miller. Parmi des ouvrages répétitifs et parfois inutilement polémiques, retenons les deux premiers qui furent traduits en français : Le drame de l’enfant doué, trad. Bertrand Denzler, Paris, p.u.f., 1983 ; C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. Jeanne Etoré, Paris, Aubier, 1984.

[2] Cf. notamment Paul Beauchamp, D’une montagne à l’autre. La loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 57-67 et 96-109.

[3] André Wénin, « Des pères et des fils… », p. 17.

[4] Cf. Daniel Sibony, Les trois monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans, entre leurs sources et leurs destins, Paris, Seuil, 1992, p. 329-334.

[5] André Wénin, « Des pères et des fils… », p. 18.

[6] Même s’ils ne sont plus concentrés dans le seul chap. 38 de la Genèse, les passages qui mettent Juda en scène sont suffisamment nombreux pour constituer un récit riche, continu et cohérent.

[7] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 24, § 3.

[8] Pour Gustav Siewerth, la mère est une force enveloppante, alors que le père est force créatrice : « À l’homme, il est donné de protéger l’intime, dans la force contemplative de son esprit, et de le façonner en œuvre d’art, pendant que tout cela meut le cœur de la mère de manière primaire en vue d’une sollicitude agissante et d’un dévoulement » (Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes, 1957, 21962, p. 37 : Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, trad. Thierry Avalle, coll. « Essais de l’école cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001).

[9] Pour le détail, cf. André Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité (Gn 37-50), chap. 13.

[10] Ibid., p. 269.

[11] Sur la distinction des quatre relations à l’autre : dépendance, contre-dépendance, indépendance, interdépendance, cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, chap. 3.

[12] Ainsi, l’histoire de Tamar et de Juda (Gn 38), souvent réputée indépendante de l’histoire de Joseph, s’intègre parfaitement dans la trame narrative de Gn 37-50. Elle constitue une remarquable anticipation de toute l’histoire ou, mieux encore, sa préparation. En effet, Juda prend d’abord conscience de son péché, notamment son égoïsme, de sa violence et sa précipitation dans le jugement ; ensuite, il découvre qu’une certaine ruse, bien dosée, permet au coupable non seulement de découvrir son péché sans se trouver écrasé, mais aussi de s’amender et de réparer ; enfin, il comprend que le salut ne peut venir que de l’autre, ici de l’offensé qui pardonne. Or, ces trois traits se retrouvent scrupuleusement dans la relation de Joseph et de ses frères. Juda, qui y joue un rôle si grand et si différent du reste de la fratrie, a donc été – providentiellement – préparé. L’entrelacement apparemment casuel des deux récits, signale au plan narratif, textuel, que le croisement humainement fortuit des existences est divinement unifié et donc providentiellement conduit (cf. André Wénin, L’histoire de Joseph (Genèse 37-50), p. 45-51).

[13] Cf. Frères et sœurs. De la fratrie à la fraternité. Christus, 240 (octobre 2013).

[14] Voire, le « ni rosée, ni pluie » constitue peut-être une exagération d’Élie – comme cela est classique dans l’histoire deutéronomiste.

[15] Cf., par exemple, Jean-Louis Chrétien, « L’humilité libératrice », Le regard de l’amour, Paris, DDB, 2000, p. 11-31.

[16] C’est ce qu’a montré le mystique rhénoflamand Johannes Tauler, Sermon 19, Predigten, Georg Hofmann (éd.), Freibourg-im-Brisgau, Herder, 1961, p. 136 s. Cf. le résumé et l’interprétation qu’en donne Anselm Grün, La crise de milieu de vie. Une approche spirituelle, trad. Jean-Louis Mosser, Paris, Médiaspaul, 1998.

[17] Dieu répond à Élie : « Sors, et tiens-toi dans la montagne devant le Seigneur » (1 R 19,11). Or, en hébreu, l’impératif « sors » a la même racine que le verbe signifiant la sortie d’Égypte, que célèbre la Pâque juive.

[18] Les traductions courantes refusent de s’affronter au paradoxe du texte ici littéralement rendu : « le bruit d’une brise légère » (BJ) ; « le bruissement d’un souffle ténu » (TOB) ; « le bruit d’un léger souffle » (Bible en français courant).

[19] Celui qui reçoit une double part de l’esprit de prophétie d’Élie est aussi travaillé par cette évolution intérieure. Pendant la seconde moitié du ixe siècle, Élisée prolonge la mission d’Élie, jusque dans son cheminement du fracas au silence. Au point de départ, à l’extrême violence d’Israël qu’atteste l’histoire de Jéhu, Élisée répond par des signes et des prodiges : il guérit Naamân de sa lèpre ou assainit l’eau fétide de l’oasis de Jéricho. Mais les miracles qu’il accomplit comportent un sens de plus en plus spirituel. Ils se remplissent d’une signification qui transcende le spectaculaire et introduisent à une autre vision de Dieu : Élisée guérit la Shounamite de sa stérilité, mais son fils meurt d’insolation ; le prophète rassemble les ossements d’un cadavre. À chaque fois, il est dit que Dieu est le Dieu des vivants, et donc qu’il dispose de la vie dont il est le maître.

[20] Cf. art. « Bisexualité », Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Daniel Lagache (éd.), Paris, p.u.f., 1973, p. 49-51. Observons que la bisexualité psychique se fonde donc sur l’identité sexuelle au lieu de s’y substituer – ainsi que l’affirment Judith Butler et les partisans de la théorie idéologue du gender – à ne pas confondre avec les théoriciens des gender’s studies.

[21] Ajoutons toutefois que, pour la psychanalyse, l’androgynie est une représentation ambivalente à la fois toute-puissante (possession des deux sexes) et douloureuse (négation de la sexuation par carence de castration) de la sexualité. Un signe en est que autre est l’imaginaire de la bisexualité, autre son vécu, par exemple en Grèce ancienne où on les considérait comme des monstres (cf. Jean-Baptiste Pontalis, « L’insaisissable entre-deux », Jean-Baptiste Pontalis [éd.], Bisexualité et différence des sexes, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1973 p. 15-29).

[22] Selon le mot du psychiatre Catherine Bensaid, Aime-toi, la vie t’aimera. Comprendre sa douleur pour entendre son désir, coll. « Pocket », Paris, Robert Laffont, 1992, p. 10 et passim.

[23] Paul Ricœur, Phénoménologie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité. II. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 235-236.

[24] Pour plus de détail, cf. Pascal Ide, « La sexualité, entre nature et aventure », p. 108-112, p. 121-137.

[25] « Mauvais sang », Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 99.

[26] Sur la traditionnelle distinction des récits de la création – en particulier entre récit sacerdotal (Gn 1-2,4a) et récit yahviste (Gn 2,4b-3), mais aussi en général –, encore trop transformée en séparation, je ferai trois brèves remarques. 1. L’hypothèse documentaire est aujourd’hui retournée à son statut épistémologique de conjecture (cf. Jean-Louis Ska, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, trad. Frédéric Vermorel, coll. « Le livre et le rouleau », n° 5, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 182-188). 2. Les lectures synchroniques montrent l’unité des deux récits. 3. Outre la proposition de Jean-Paul II au début de son premier cycle de catéchèses sur le corps (Audience générale, mercredi 12, 19 et 26 septembre 1979), on pourrait évoquer le principe d’homonymie qui est un des fondements de l’interprétation allégorique élaborée par Origène. Dans un ouvrage de christologie, il cherche notamment à répondre à la question posée par Denys : l’âme humaine est-elle le sang ? Se fondant sur la distinction paulinienne de l’homme intérieur et de l’homme extérieur (citant Rm 7,22 ; 2 Co 4,16 ; Col 3,9-10) : « Il y a donc deux hommes en chacun de nous » (Origène, Entretien avec Héraclide, 16, 10, introd., trad. et notes par Jean Scherer, coll. « Sources chrétiennes » n° 67, Paris, Le Cerf, 1960, p. 89). Or, Gn 1,26 affirme que l’homme fut créé à l’image de Dieu et Gn 2,7 traite de sa création corporelle. Par conséquent, il existe une analogie – ce que le théologien alexandrin appelle « homonymie » – entre les deux types d’homme et les deux récits – Gn 1 concerne l’homme spirituel et Gn 2 l’homme extérieur – qui forment donc en fait un seul et unique récit de la création.

[27] Sur cette unidualité, cf. Albert Frank-Duquesne, Création et procréation, Paris, Minuit, 1951, p. 42-46.

[28] Faut-il aller encore plus loin et oser fonder la différence des sexes dans le Dieu uni-trine ? Certains théologiens et non des moindres s’y sont risqués, comme Hans Urs von Balthasar (sur la bibliographie secondaire, cf. Pascal Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Bruxelles, Lessius, 2012, p. 320-321), lui-même inspiré, en partie par Adrienne von Speyr (Theologie der Geschlechter. Vol. 12. Die Nachlasswerke, Einsiedeln, Johannes, 1969), ou Angelo Scola (Le mystère nuptial. 1. Homme-femme. 2. Mariage-famille, trad. Sylvie Garoche, coll. « Communio », Paris, Parole et Silence, 2012, p. 221-228 et 266-271).

[29] Il n’est pas sans ironie de constater que cette phrase est écrite par l’Apôtre que l’on suspecte aujourd’hui souvent de misogynie.

[30] Cf. Edward L. Miller, « Is Galatians 3,28 the Great Egalitarian Text? », The Expository Times, 114 (9 octobre 2002) n° 1, p. 9-11.

[31] Sur l’analyse qui va suivre, cf. la suggestive étude de Dominique Janthial, « Saint Paul, apôtre du gender ? », Gender, qui es-tu ?, coll. « IUPG », Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2012, p. 259-268.

[32] Il s’agit bien entendu de la théorie du désir mimétique selon laquelle tout désir est triangulaire : je ne désire pas un objet, mais ce que l’autre sujet désire. Comme le désir me constitue dans mon identité (cf. Denis Vasse, Le temps du désir, Paris, Seuil, 1979), la mimésis – qui, un temps, peut me construire, par le biais de l’imitation – finit par lui substituer celle de l’autre et donc m’anéantir comme ipséité désirante.

[33] Hans Dieter Betz, « Geist, Freiheit und Gesetz. Die Botschaft des Paulus an die Gemeinden in Galatien », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 71 (1974) n° 1, p. 78-93.

[34] Voilà qui donne une réponse à la grande objection sartrienne selon laquelle le regard de Dieu est aliénant. Cf. l’exposé et la réponse dans Annick Vanderlinden, Vivre sous le regard de Dieu. Une redécouverte théologique du regard, coll. « Études de théologie et d’éthique » n° 2, Berlin, Lit Verlag, 2012.

22.1.2020
 

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